​La corruption vue et vécue d’en bas

La lutte contre la corruption est-elle encore possible dans un pays où elle fait partie de la culture nationale ?


Par Mohamed Azergui *
Mardi 16 Décembre 2014

​La corruption vue et vécue d’en bas
La corruption était inconnue dans le village de mon enfance des vieux monts de l’anti-Atlas. Nous n’avions pas besoin de corrompre personne, ni les moyens de le faire, ni de vils maîtres à détourner.   
Les habitants vivaient en paix, avec peu, en autarcie, dans la nature sans rien attendre de l’extérieur. Personne n’avait de l’argent liquide sauf un boucher (nous troquions de l’huile contre du sucre et du thé). Les gens s’arrangeaient pour avoir un peu de sous avant le passage de l’officier colonial des impôts. Il passait, en escorte, à dates fixes. Il recevait son dû contre un petit reçu sans corruption possible.
La vie du village (mosquée, puits, oued, irrigation, disputes, fêtes) étaient gérée gratis par les vieux. L’esprit et le corps (prières, rêves, obsèques, école, lettres, grigri, soins) étaient régis par notre fquih. Ses services étaient gratuits.   Il était nourri à tour de rôle, payé en orge, olives, amandes en fin d’année. En cas de conflits, nous voyions d’abord un vieil amaghar officiel, borgne, aisé, fatigué de nos disputes. Pour les litiges épineux, nous nous confions au chef de la médersa (Tanalt feu Sidi Haj Lhabib). Ses visites, services et conseils étaient bénévoles et assortis de ses bénédictions.
Obéissance totale. Dans les cas de bagarres avec effusion de sang, on se référait aux autorités coloniales de l’époque. Là, la justice était expéditive, sans appel, en présence des vieux sages de la tribu (jours de corvées utiles). Dans les médinas des années 40/50, les contacts avec les autorités coloniales étaient rares, réduits. Les fquihs, les notables du coin réglaient les litiges à l’amiable sur place, à domicile, ou à la mosquée. En cas de conflits graves, il était impensable pour le commun des citadins de vouloir corrompre les autorités de l’époque. Oser corrompre un officier colonial d’antan, c’était passer de durs moments. Mais la culture arabe citadine abondait de contes de corruption (califes, sultans, vizirs, cadis, caïds..).  Des familles connues au pouvoir dès 1956 ont semé les graines de la tradition de la corruption. Elle s’est enracinée, multipliée et a développé ses métastases au pays à partir des années 60-70. Si bien que de nos jours la corruption fait partie de notre culture, de notre mentalité de Marocains. La culture de la corruption, nous l’avons parmi nous et en nous et nous la transmettons à nos enfants. Notre langage et notre patrimoine cognitif se sont enrichis de termes et d’histoires sur la corruption. Nous gens d’en bas pensons que : devenir grand manitou au pouvoir signifie s’enrichir vite en famille. Nous assistons à ces enrichissements rapides et nous savons tous que la corruption y est pour quelque chose. Une multitude de lois existent mais les filous modernes sont instruits et les contournent en experts. Ils se sont protégés, bien cuirassés. Ils défient les détracteurs de déceler leur fraude et détournement. S’ils sont pris, ils s’en tirent avec peu de blessures (amendes, prison) et gardent le gros de leur butin. Dès lors, nous gens d’en bas sommes sûrs que ne pas vouloir corrompre signifie être candide, rêveur.   
Nous participons à la corruption de tous par tous depuis des décennies sous l’œil passif du pouvoir pressé. Par les besoins, nous sacrifions les dieux, les Prophètes et les Livres à l’autel de la corruption. Nous incriminons le grand Satan et son armée de diables mais pas notre lâcheté ou notre conscience. Nous avouons sans remords avoir corrompu tel ou tel commis et rares sont ceux qui nous déprécient. Nous voyons, en silence, nos proches ou amis intimes aux grands postes s’enrichir par la corruption. Au contraire, nous les flattons et cherchons leurs faveurs ou nous apportons de l’eau au moulin.
Nous cherchons à profiter de cette manne pour avoir un poste, une autorisation et autres avantages. Nous trouvons normal à force d’exemples que les grands commis et clercs deviennent vite très riches. Nous sommes contents d’avoir corrompu la bonne main utile et nous appelons cela cadeaux mérités.   Nous savons tous depuis belle lurette que les corruptions existent sous plusieurs formes, ordonnées. A chacun ses moyens pour corrompre à sa bonne guise et en fonction de ses bonnes visées !.  Ainsi nous avons souvent vu et vécu la petite corruption pour des services qui sont de notre droit. 
Dès l’entrée des agents de sécurité, des chaouchs au pouvoir vague bloquent l’accès et mentent (le chef est absent, en réunion, malade). Vous donnez un petit bakchich, alors ils vous conseillent et conduisent en personne au bon bureau ; votre affaire est en général réglée et vous sentez qu’ils sont de connivence avec les petits fonctionnaires de dedans.  
Ces scribes à leur tour créent des obstacles (pas de formulaire, pièces manquantes, dossier non encore signé, commission non réunie, attendre !) Vous donnez un petit billet, les obstacles disparaissent ! Le scribe se déplace et vous rend service. Vous avez besoin d’un document de base, un aimable personnage doit être amadoué : le moqadem. Il vous connaît en tout, c’est l’œil du cyclope : rien ne lui échappe. Acteur central du pouvoir, il est partout. Il voit, contrôle, transmet tout, la délation est son métier.  Il nous tient et nous avons besoin de lui (célibat, chômage, résidence, indigence).
Il se satisfait de peu (ou rien) pour ses cautions obligatoires. Vous ou un proche êtes malades, vous êtes bloqués par une armée d’intermédiaires dans les hôpitaux. De nouveau, le sésame de petits billets et vous accédez au service et médecin, consultations ou rendez-vous. Vous pouvez même si votre bakchich est substantiel faire des radios, des analyses et avoir des soins. Vous êtes un pauvre automobiliste ou motocycliste qui circule en ville ou en campagne, vous devez prévoir un budget de petits billets pour vous sortir des griffes imprévues de la circulation. Vos droits sont bafoués quelque part et vous demandez justice. De nouveau, les sous sont nécessaires (lois complexes, hiérarchies, couloirs, tribunaux, bureaux, pléthore de commis, paperasses, calvaire !) Dans le pays heureux, si vous êtes comme nous sans le sou : circulez à pied, ne soyez pas malade, ne vous plaignez pas (sauf à Dieu, ses Prophètes, Saints..). Restez tranquille loin de l’autorité et comme vous le conseille le fabuliste La Fontaine :«Travaillez et prenez de la peine». Vous avez travaillé beaucoup, épargné des années durant (ouvriers, épiciers, artisans, RME, retraités). Vous voulez laisser vos enfants dans la sécurité, leur épargner la misère (vu le chômage chronique).  
Vous décidez de leur faire construire une maison, ouvrir un commerce, un restaurant ou une petite PME. Là, si vous n’êtes pas loup des forêts et des monts, vous serez dévoré comme la chèvre de Mr Seguin. Vous entrez dans un dédale de procédures administratives et d’engrenages aux rouages compliqués. Il vous faudra les lubrifier avec des billets de banque à chaque niveau et ça ne marche pas toujours. Ainsi un vieil RME ex-pâtissier, un voisin, est revenu de l’Europe après bien des décennies de labeurs.  Il veut ré-enraciner sa famille au pays pour la vie, loin du racisme vécu, lui assurer un avenir meilleur. Il entre avec un courage stoïque dans un labyrinthe de dédales alambiquées, absurdes sans but (courtiers et scribes soudoyés, flatteries, cadeaux, billets à chaque pas de la machine administrative). Après bien des «pattes graissées», faux espoirs, il lui faut des monts d’Atlas de patience et d’attente. Il a tout abandonné.
Il a fermé sa maison construite, et l’a mise en vente. Il retourne en famille en Europe, ulcéré d’avoir corrompu des scribes pour ses droits. Il s’avoue inadapté à notre jungle et se sauve… Les vrais petits loups locaux procèdent tout autrement de façon étudiée, planifiée, et bien efficace. Ils ont tout un réseau de petits amis dans les bureaux importants (commune, municipalité, banque, fisc). Ces copains sont soudoyés au minimum mais en continu (billets, petits cadeaux, boissons, bons repas). Ils activent leurs dossiers, leur abattent les obstacles, réduisent leurs taxes à défaut de les annuler. Ils leur facilitent l’obtention d’autorisations, des permis de bâtir, habiter, commerces, cafés, resto. Ils sont aussi leur source sûre d’informations bénéfiques.
Le quartier général de ces loups citadins : c’est un café banal du coin, on discute de foot, on se raconte des blagues (souvent anti-chleuhs). Les documents signés leur arrivent tout faits. On converse des aubaines en vue. Le vendredi (corrompus, corrupteurs et enfants mâles) tout de blanc vêtu, ils vont à la mosquée de façon ostensible. Ce réseau marche à fond pour les petites manigances. C’est le degré inférieur de la corruption. 
Pour les classes moyennes, la crainte de dévaler l’échelle sociale et le désir de monter sont intenses. Elles font tout pour garder leur statut, se surpassent pour monter d’un grade ou plusieurs d’un coup. Les commis de l’Etat usent ici de tout : népotisme, favoritisme, services échangés et corruption. Avoir tel poste convoité dans la hiérarchie ! L’ambition devient obsession, angoisse et absence d’éthique. En rêvant du statut convoité, on pense aux honneurs, aux honoraires, entre autres. Alors on n’hésite pas : allégeances, courbettes, flatteries, présents, tout autre moyen ciblé menant aux fins escomptées. Des cadres pour arriver vite et haut louent leurs compétences et services au parti politique en vue. Ils n’hésitent pas à changer de clans par intérêt. C’est la corruption politique, degré raffiné de félonie. Les femmes des cadres excitent leurs hommes et les poussent pour arriver à leurs fins à user de traîtrise. Elles interviennent, usent de leur influence (famille, amitié, grands repas, cadeaux de qualité, autres). La jalousie est ici obsession. La citation «L’enfer c’est les autres, Sartre» est trop faible pour ces dames. De leur côté, les entrepreneurs, commerçants, patrons de classe moyenne luttent pour s’agrandir (passer d’un immeuble à plusieurs, d’une PME à plusieurs, d’un atelier à une usine, toujours plus). Ils connaissent bien les tactiques de corruption pour accélérer les procédures. Ils ont vite les permis (enveloppe garnie de billets, cadeaux de luxe, alcools chers, studio, appartements, parcelles). Ils ont leur réseau sûr là où il se doit.   Ils sont informés de sources sûres et les récompenses élevées.
Leur devise : donner peu pour gagner plus (frauder, tromper, dissimuler, soudoyer, corrompre). Leur slogan : agrandir leurs avoirs et leurs biens de plus en plus pour ne pas mourir dans un marché de concurrence impitoyable surtout venant des grands.  Dans la cour des grands (familles oligarques du pays) les petits et leurs acolytes sont vite dévorés. Ici, il y a des fauves, des rapaces de père en fils, une culture, les crocodiles de notre manitou ont peur. Au lion la part du lion, disait le mythique Esope.   Dans ce royaume d’en haut, le favoritisme est naturel, le népotisme sacré et la corruption normale.
Des familles citadines aux noms connus de tous sont seules aux champs, aux moulins et aux fours dès 1956 à nos jours. La prédation est leur loisir préféré. Elles se sont partagé d’abord le butin colonial et les biens des juifs marocains partis en catastrophe. Elles ont leurs grands pions là où il faut (trafic d’influence, délit d’initiés), elles agissent vite en cobras. Elles ont profité de la marocanisation en versant sans doute de gros pots-de-vin pour le meilleur. Elles ont profité de la privatisation en soudoyant à fond pour avoir presque tous les joyaux du pays. Par la corruption, elles prennent des terrains en ville des vieilles familles (juives, françaises) éteintes Leurs descendants (surdiplômés) aux rênes du pays  corrompent en experts et s’enrichissent. Elles créent des entreprises et des sociétés qui avalent les autres en monstres et mastodontes. Ces familles se donnent de grandes ailes et vont dans d’autres pays et profitent des situations propices. Elles prennent des précautions, cachent leurs butins dans les banques en Europe, Amérique et Asie.
Nous sommes des millions à nous contenter de miettes (salaires), de nouveaux esclaves trimant des produits pour elles. Nous consommons des produits dénaturés de leurs usines mais elles consomment des produits bios souvent importés. Nous mangeons des aliments de leurs domaines agricoles où peinent les enfants des ex-propriétaires. Nous occupons des cages dans de grandes bâtisses, et nous en payons les profits à vie à ces familles. Nos habits, ustensiles, bus, gasoil, usines, sociétés, trusts, banques, assurances, tout leur appartient. Dans les villes, nous étions habitués à nos petites boutiques (épiciers, savetiers, tisserands, autres). Les oligarques ont anéanti les épiciers par des supermarchés où peinent hébétés les nouveaux esclaves. Les économistes qui mesurent tout sauf le sentiment d’injustice savent, chiffres à l’appui, que la plus grande partie de la richesse du pays et ses productions sont aux mains d’une minorité de familles cupides. Elles possèdent tout : pêche hauturière, agriculture, aviculture … Elles ont tous les pouvoirs depuis un demi-siècle (politiques, finances, banques, assurances, crédits) Mais d’autres fauves, cette fois amazighs apparaissent et les guettent dans la jungle corrompue. 


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1.Posté par BEHRI ABDELAAZIZ le 17/12/2014 21:07
Chez nous, à Midelt, dans les années soixante, trois péchés étaient impardonnables aux yeux de la population qui en stigmatisait les auteurs dans la rue, à savoir, l'ivrognerie, le sexe et la corruption. Les fonctionnaires se contentaient de ce qu'ils gagnaient et veillaient à ne pas s'endetter. Nous, les enfants, nous ne forcions jamais nos parents à nous acheter ce dont ils n'avaient pas les moyens.Pas de lait, pas de chocolat, pas de bananes. On s'empiffraient de thé et de pain et la viande, on ne faisait que la goûter au déjeuner. Les vêtements, on les achetait chez les fripiers, sauf le jour de l'Aîd Sghir où l'on s'habillait de neuf et c'était pour toutes les occasions dont la rentrée scolaire. On ne voyageait guère et les plus chanceux d'entre nous partaient aux colonies de vacances. Ceci étant, rien ne pouvait obliger les parents à recourir aux subterfuges pour augmenter leur salaire. En bons musulmans, ils ne lorgnaient jamais ce qui appartenait aux autres. Ils gagnaient leur pain à la sueur de leur front et élevaient leur progéniture dans le respect de la religion. Pas de haram!
Devenus parents, nous avons tout oublié sauf les privations que nous avions vécues et que nous cherchons par tous les moyens à épargner à nos enfants. Ceux-ci sont devenus des rois qui se transforment souvent en ennemis. Du reste, le nombre des pères emprisonnés à cause de chèques impayés est en hausse. C'est ça la vraie cause de la déliquescence des mœurs. Et la voie la plus aisée est la corruption que le peuple a institué chez nous. Ceux-là même qui la condamnent y recourent au besoin. Mon œil!

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