Un nouveau monde économique


Par Thierry Germain *
Mardi 1 Décembre 2015

La question n’a cessé d’agiter les esprits, depuis que la dramaturgie savamment réglée de la crise  grecque a trouvé son (provisoire) épilogue : accord fondateur ou simple épisode dans la morne litanie des rendez-vous manqués qui, depuis plusieurs décennies, défigurent l’Europe en croyant la façonner ?
Si, comme le fait remarquer Manuel Valls, le président français s’est hissé «à la hauteur de l’Histoire», il s’agirait de savoir laquelle. On chercherait en vain ce qui, dans l’amère potion difficilement avalée par Tsipras, et à travers lui son peuple, mérite ainsi ces enluminures de haute facture.
Rien en effet dans ces mornes recettes qui sorte du pâle ordinaire comptable dont on mesure jour après jour, chiffre après chiffre, nouvelle après nouvelle, à quel point il est mortifère pour le  continent européen, et pour ses habitants.
Pour mieux vous en convaincre, plongez-vous dans le dernier essai d’Eloi Laurent et Jacques le Cacheux, dont l’ambition est rien moins que de dessiner un nouveau monde économique.
Pour ce faire, nos deux auteurs s’emploient à démontrer combien «mesurer, c’est gouverner».
Savoir ce qu’on souhaite mesurer, et avec quel indicateur on va le faire, c’est cerner ce qui dans une société importe au premier chef et doit déterminer nos options collectives. Les indicateurs permettent de «sortir de l’invisibilité» certains paramètres, et d’en faire ainsi des «marqueurs de civilisation». Ces «déterminants profonds du bien-être humain», il est aujourd’hui profondément nécessaire de les «évaluer pour évoluer».
Quels sont-ils ? D’abord ceux qui, loin du PIB et des indicateurs de croissance communément utilisés depuis plusieurs décennies, vont permettre de désormais mesurer le bien-être des nations et de leurs habitants. Puis, dans la mesure où cette notion décide désormais de notre destin collectif, ceux qui permettront de connaître et bâtir la soutenabilité de nos sociétés.
 
Comment mesurer le bien-être ?
Par les revenus, en rappelant quelques réalités connues d’abord : une part des salaires dans la valeur ajoutée qui en France est passée en peu d’années de 75 à 65 %, et des dividendes qui eux grimpent de 30 % dans les années 1980 à 80 % dans les années 2010.
En insistant sur des phénomènes récents mais centraux surtout : aux Etats-Unis, l’économiste Emmanuel Saez a pu mesurer une captation sans précédent de la richesse produite. C’est ainsi 90 % des gains, depuis la reprise de la croissance du PIB en 2010, qui ont été captés par le 1% supérieur de la distribution des revenus. Cette reprise économique, tant vantée, est en fait la plus inégalitaire depuis un siècle (et la création des statistiques modernes).
En France, le système fiscal et social a divisé par trois l’impact de la crise sur les ménages, mais le principal sujet est ici l’écart de trois points entre l’indicateur de référence du débat public (PIB) et le revenu réel (vécu) des ménages, soit la «différence entre une croissance faible et une récession profonde». Bien des aspects politiques s’expliquent par cet écart entre des indices désuets et évoluant si peu, et une réalité vécue bien plus dégradée qu’ils ne le laissent entendre.
Revenu médian disponible, déterminants du revenu, passage du revenu statique au revenu dynamique (qui permet de mieux mesurer les fortes reproductions de privilèges de génération en génération), question de l’effet du revenu sur le bien-être des personnes, l’ouvrage analyse chaque aspect de cette question cruciale.
Par l’emploi, avec au cœur des interrogations la question la croissance sans emploi, ou générant des emplois précaires et de faible qualité. Or, il est impératif de rappeler certaines dimensions fondamentales du travail (épanouissement personnel et promotion sociale), aujourd’hui mal ou plus du tout prises en compte.
Cette mesure, les notions de taux d’emploi (avec l’émergence de périodes de basse intensité sociale, après la crise, durant lesquelles les emplois sont durablement moins nombreux), de «travail décent» (combien de travailleurs pauvres en plus ces dernières années) ou de «bien être dans l’emploi» permettent de la remettre au centre des préoccupations.
Par la santé, avec l’IDH (Indicateur de développement humain) et l’exemple des Etats-Unis, deuxième du classement mondial par le revenu moyen par habitant (2011) mais 33ème seulement sur l’indicateur de santé, avec en cause l’inefficacité des dépenses privées de santé (50% aux Etats-Unis).
Les notions de «qualité de vie», «nombre d’années de vie en bonne santé», le DALY de l’OMS (indicateur de qualité de vie perdue) ou le QALY anglais (année de vie ajustée par la qualité) permettent de mieux cerner les réalités derrière les chiffres trop globaux, ou centrés sur des notions par trop liées aux seuls revenus. Le poids croissant (et méconnu) des conditions sociales et  environnementales dans les mauvais indicateurs de santé et les inégalités sociales de santé (particulièrement fortes) complètent ce sombre tableau.
Par l’éducation et le rappel du classement PISA et de ce qu’il implique dans la reproduction des inégalités sociales en France.
Par le bonheur et ces inégalités économiques et sociales qui sont aussi des inégalités de bonheur, même si augmenter indéfiniment le PIB dans une société ne conduira pas à une augmentation du bienêtre humain mesuré. Le revenu est une composante du bonheur mais n’en est pas le déterminant principal: il arrive souvent derrière l’accès aux relations sociales et aux libertés individuelles.
Par le temps, «qui est le code parfois caché de l’organisation du monde», «une ressource rare pour tous, mais avec de grandes différences dans ce qu’il faut bien appeler le prix du temps», à l’instar des inégalités hommes/femmes, ou de celles qui ressortent de l’occupation de l’espace (mobilités).
Par la confiance, « clé de la coopération sociale » mais dont l’indicateur moyen pour les pays de l’OCDE a pourtant perdu six points entre 2007 et 2012, nommant via «des institutions politiques dévitalisées par le manque de confiance placées en elles» et un pessimisme plus fort lorsqu’il envisage le devenir du collectif que le sien propre.
On retrouve ici l’argument idéologique (pourtant peu avéré par les chiffres) de la «dépression française» (autrement dénommée «société de défiance») qui «permet de commodément rabattre le bien-être social sur la responsabilité individuelle: les Français sont censés engendrer par leur mauvaise tournure d’esprit des maux économiques et sociaux dont ils ont ensuite mauvaise grâce à se plaindre».
Par les institutions enfin. Plusieurs études attestent de l’importance cardinale des institutions comme condition primordiale de l’accroissement du revenu des nations. Or, si les enquêtes menées par Freedom House mesurent une très forte progression des libertés civiles dans un temps relativement court (les quatre dernières décennies), avec «un développement démocratique du monde qui n’est pas moins spectaculaire que son développement économique», un certain «façadisme démocratique» persiste, c’est-à-dire une démocratie qui dans les faits se révèle bien moins ancrée qu’il n’y paraît au premier abord. La mesure du degré de justice sociale (par la Fondation Bertelsmann) relativise également ces progrès accomplis dans le vivre-ensemble de nos sociétés.
 
La soutenabilité
On le voit, les indicateurs de mesure du bien-être de nos sociétés pourraient, autour de quelques notions clés, se diversifier pour mieux s’adapter à la complexité du devenir des hommes, dont on croit deviner que, pour beaucoup de dirigeants, il se limite à la compétitivité, et à la capacité de chacun, être ou territoire, de se vivre en «vainqueur».
S’approcher de la notion de bien-être pour mieux rendre compte (et donc prendre en compte) cette complexité, c’est aussi envisager notre destin, personnel ou collectif, en lien avec l’épuisement désormais avéré de nos ressources naturelles. Les émissions mondiales de carbone continuent d’augmenter à un rythme soutenu (près de 60 % depuis 1990, augmentation liée notamment aux pays émergents) et les efforts de l’Union européenne sont largement compensés par une hausse vertigineuse partout ailleurs. On vit là une véritable délocalisation (qui pose clairement la question d’un marché carbone au plan mondial) de la question écologique.
Un tiers des espèces connues est menacé et, grâce à la notion d’empreinte écologique (née en 1995), on mesure parfaitement aujourd’hui la surexploitation des ressources de la planète (entamée le 18 août en 2014, contre le 21 octobre en 1993). La «résilience» (capacité d’endurance) de notre terre est mise à rude épreuve, mais les «limites planétaires» sont d’abord éthiques et politiques.
L’économie européenne, première du monde en termes de PIB, est ainsi en situation de lourd déficit écologique par rapport au reste du monde, puisqu’elle externalise une partie importante de ses coûts de développement économique et humains en dehors de ses frontières (24 à 56 % des empreintes écologiques de l’Union européenne ont des effets hors d’Europe). S’il importe de mesurer les pays selon leur capacité à minimiser l’usage des ressources naturelles et précieuses dans le processus de production, «le métabolisme des pays les plus développés étant de ce point de vue plus efficace que celui des pays les moins avancés», il convient de le faire globalement, au niveau mondial.
Alors que l’on imagine (pour partie avec raison) que nos économies se seraient «dématérialisées» au fil du XXème siècle, le volume de ressources naturelles consommées par ces mêmes économies ne cesse en réalité de gonfler : on consomme certes de mieux en mieux mais aussi de plus en plus (l’indice d’appropriation humaine des ressources primaires voit un passage de 7 tonnes de carbone par habitant à près de 15 tonnes en un siècle).
Les flux cachés (l’externalisation des dommages écologiques vers des pays qui acceptent d’en payer le coût contre rémunération) fait ainsi supporter le coût écologique aux populations les plus pauvres. L’empreinte matérielle (qui mesure le commerce international de matières premières) est un indicateur lui aussi très parlant : pour 10 % d’accroissement du PIB, l’empreinte matérielle augmente de 6 % ; il n’y a donc pas de «découplage» entre croissance et impacts directs sur la planète.
Il faut donc disposer d’instruments de mesure et d’organisation de la soutenabilité: il n’en existe aucun qui soit aujourd’hui satisfaisant du point de vue scientifique et éthique. Après une évocation argumentée des indicateurs actuels ou en gestation, et un utile détour par les territoires (acteurs de premier plan de cette nouvelle équation mondiale), les auteurs ne peuvent que constater cette  déficience criante : qu’inventer pour bien mesurer le «hors bilan», c’est-à-dire ce qui n’apparaît pas dans les normes comptables usuelles et revêt aujourd’hui la première importance ?
Lorsque l’on referme l’ouvrage d’Eloi Laurent et Jacques le Cacheux, l’on se prend à espérer ces «âmes criblées de chemins vierges» dont parle Jean-René Huguenin dans son journal. Chemins qu’il est plus que temps d’arpenter, peuples et dirigeants mêlés, si l’on veut enfin retrouver ce pouvoir qui nous fait tant défaut aujourd’hui : choisir.

 * Fondation Jean Jaurès
Un nouveau monde économique, Eloi Laurent et Jacques le Cacheux, Editions Odile Jacob, avril 2015,
256 pages.


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