Un nouveau modèle pour des réalités changeantes

Créer des structures pour préserver le passé et bâtir l’avenir de la communauté juive du Maroc


Par Dr Yossef Ben-Meir *
Mardi 1 Septembre 2015

Au début de 2015, Jacky Kadoch, président du Conseil de la communauté juive de Marrakech-Essaouira, a présenté ses idées pour un projet national pour la communauté juive du Maroc forte de 4 000 membres. Cela s’est déroulé à Marrakech dans le cadre d’une discussion élargie avec le Dr Yossef Ben-Meir (président de la Fondation du Haut Atlas, une ONG américano-marocaine, et ami de M. Kadoch depuis deux décennies).

Le judaïsme marocain
La grande majorité de la communauté juive marocaine, qui était présente sans interruption dans les villes et les zones rurales depuis deux millénaires, avec des périodes sombres et des périodes tranquilles, réside aujourd’hui au-delà des frontières du Royaume.  
Cette diaspora, regroupement unique et important au sein de la communauté juive mondiale (dont entre cinq cent mille et un million de membres revendiquent une origine marocaine), bénéficie d'une relation cordiale et officiellement réciproque avec son ancienne mère patrie. Il est, en effet, souvent affirmé publiquement que le Maroc serait prêt à accueillir le retour en masse de sa communauté juive.
Parallèlement à la petite population juive résidente, un important héritage matériel et immatériel appartient au patrimoine national multiculturel que le Maroc est déterminé à entretenir et restaurer, idéalement dans le cadre du développement humain. En outre, la contribution culturelle juive, saluée dans la Constitution marocaine de 2011, fait l'objet d'un débat qui a commencé à prendre place chez une partie de la jeune génération de Marocains, curieux de connaître un aspect du patrimoine de leur pays dont ils n’ont pas été les témoins directs.  
De l’admiration, de l’émerveillement même, est exprimée pour la survie continue de cette communauté et pour sa légitimation, aux côtés du christianisme dans ce pays presque exclusivement musulman. Dans le même temps, les raisons économiques et culturelles de son démantèlement ont été émises depuis plus d'une décennie et un récent article du New York Times soulève de manière poignante la question de savoir qui assurera le rôle de conservateur de cette importante histoire commune.
Les années à venir constituent une période critique pour la communauté, en ce qui concerne sa démographie, ses finances et la prise en charge de son patrimoine, ainsi que dans le contexte plus large de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et des affaires mondiales.

Vers une nouvelle architecture
 Pour relever ce défi, M. Kadoch (dont le défunt père, le très estimé Henri Kadoch, était l'un des chefs de la communauté juive marocaine de Marrakech et sur la scène nationale) propose une approche à deux volets qui impliquerait essentiellement la centralisation complète de cette communauté et contre toute attente, peut-être le développement d’une nouvelle.  
Sur le plan logistique, la situation est telle qu’un système décentralisé, au service de la population juive lorsqu’elle était à la fois nombreuse et répartie à travers tout le Maroc, n’est désormais plus viable.
A Casablanca, centre effectif de l'administration et de la vie juive depuis les années trente, un comité central et une seule présidence sont envisagés, avec des représentants régionaux dans d'autres villes marocaines avec de petites congrégations, mais actives (elles sont actuellement au nombre de six : Agadir, Fès, Marrakech, Meknès, Rabat et Tanger). Un autre comité serait constitué pour veiller à l’entretien des 267 cimetières officiels et de plus de 600 sites sacrés ruraux (ces derniers se trouvent notamment dans les régions traditionnellement amazighes). Deux musées du patrimoine juif seraient créés dans le Nord et le Sud du pays. Il en existe déjà un à Casablanca, unique en son genre dans le monde arabe ; l'emplacement du deuxième pourrait bien être Marrakech, traditionnellement considérée comme la capitale du Sud et dont le Mellah, datant du XVIème siècle, constitue le plus grand quartier résidentiel non-musulman du monde arabe. Enfin, un centre d’archives serait ouvert à Casablanca pour abriter des documents et du matériel, d'une valeur culturelle inestimable, actuellement dispersés à travers le Maroc.
La logique financière de cette proposition repose sur la baisse de la population juive, qui a été traditionnellement le bailleur de fonds des efforts de cette communauté. M. Kadoch (qui paie personnellement les salaires des gardiens de certains cimetières ruraux) estime que, dans quatre ans au maximum les caisses seront vides ; en outre, la communauté juive de Marrakech cessera de fonctionner dans dix à quinze ans et celle de Casablanca elle-même dans une trentaine d’années.
Pour fournir des fonds, M. Kadoch propose une enquête sur les biens de la communautaire juive résidente, Casablanca étant habilitée à vendre ce qui n’est pas nécessaire afin de préserver et de restaurer les sites dignes d’intérêt ainsi que de prévoir les besoins de la communauté existante (par exemple les soins pour les personnes âgées et l'éducation des jeunes).
Au moment où la communauté juive marocaine organisée cesse d'exister, la confiance locale couplée à un partenariat central devrait assurer la protection continue du patrimoine culturel. M. Kadoch souligne la nécessité d'élaborer des plans préliminaires dans les deux années à venir pour trouver des partenaires, marocains et internationaux, notamment des fondations agissant au nom des communautés juives marocaines à travers le monde.
 
«Nous perdons notre histoire…
nous perdons notre âme»

Parallèlement à ce besoin pressant, il y a un sentiment de responsabilité, en phase avec les directives du S.M le Roi Mohammed VI, visant à proclamer la valeur culturelle unique de l'expérience juive au Maroc auprès de sa propre communauté religieuse et du monde en général, ainsi qu'un sentiment de tristesse devant des trésors irrémédiablement perdus.
Généralement, si ces terres communales cessent de contenir ce qui est typiquement juif, elles reviennent alors automatiquement à l'Etat marocain et leur valeur patrimoniale particulière disparaîtra.
Cela a déjà été le sort de jusqu'à 40% d'archives d'époque, soit à la suite de dégâts irréparables in situ, soit en raison de leur sortie du pays par des marchands peu scrupuleux.
Dans le cas des lieux de sépulture ruraux éloignés, malgré le respect continu des populations locales, il faut restaurer les pierres tombales et recruter des gardiens, en partie pour empêcher les gens de la région de s’emparer des terrains et d’y vivre, ce qui signifierait pratiquement la disparition de tombes. A cet égard, le gouvernement marocain est déjà actif, ayant achevé la majeure partie d’un projet de construction de murs de protection autour des cimetières juifs officiels.
Lorsque des terres arables productives sont disponibles à côté de sites sacrés juifs, elles peuvent être utilisées pour planter des arbres et cultiver des plantes médicinales au profit des communautés locales, comme dans le cas du projet Maison de la vie dirigé par la Fondation du Haut Atlas. De cette façon, la relation commune se poursuit et le cimetière lui-même bénéficie d'une autre mesure de protection.

Nécessité de penser à l’avenir
Malgré l'urgence, M. Kadoch note un manque de dynamisme dans le processus en raison d’un semblant de continuité ; la communauté juive est active, représentée dans les médias, en particulier à l’occasion de fêtes auxquelles assistent de nombreux visiteurs ayant souvent de la famille au Maroc, et même des familles expatriées à long terme avec leurs enfants.
En substance, ce qui est en cours de création dans le Royaume est une communauté juive à deux niveaux composée d'un segment qui vieillit, à la mentalité traditionnelle et plus susceptible de participer à des événements communautaires, et un autre, plus jeune, moins motivé que le premier mais certainement conscient de son patrimoine. Certes, il se peut que parallèlement à la création des structures architecturales, un nouveau débat, impliquant la participation d'un plus grand nombre de résidents juifs du Maroc doit être lancé pour que ce nouveau bourgeon puisse pleinement s’épanouir.
Il y a enfin un impondérable : il se pourrait que, en raison de la combinaison d'un certain nombre de facteurs nationaux et internationaux (en particulier un malaise au sein de la communauté juive européenne ainsi que l'octroi de passeports aux descendants des juifs expulsés de la péninsule ibérique il y a cinq cents ans), la population juive du Maroc, encouragée par l’Etat, augmente réellement au cours des prochaines décennies.
En cherchant à centraliser les structures existantes et à en construire des nouvelles, M. Kadoch se prépare en effet à un certain nombre d'éventualités, au profit de la communauté juive et de tous ceux qui s’intéressent aux possibilités de dialogue et de coexistence.

 * Sociologue, ancien volontaire
du Corps de la Paix au Maroc
et président de la Fondation
du Haut Atlas


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