Un étrange périple


Par Jean Zaganiaris Cercle de Littérature Contemporaine
Samedi 19 Janvier 2019

Cinéaste, journaliste, directeur d’école, organisateur de festivals et écrivain, Fouad Souiba est ce que l’on appelle aujourd’hui un homme pluriel. Lors d’une rencontre littéraire à l’espace artistique Louzin, situé dans le quartier Océan à Rabat, nous avons eu le plaisir d’échanger avec lui autour de son roman « Kadhafi, mon amour ! », racontant le voyage effectué par une famille marocaine en Libye durant le Printemps arabe.
Fouad Souiba est un homme de l’image, du visuel. Comme le lui a signifié son ami Rachid Khaless, son écriture est comme une caméra qui se déplace, qui suit les mouvements des personnages, l’agitation de sa vie, sa fragilité aussi. Le roman « Khadafi, mon amour ! » raconte l’histoire de Radi et Malak. Ces derniers se sont rencontrés à la Faculté de médecine de Casa. Ils obtiennent leur diplôme au début des années 2010, se marient, essaient de s’autonomiser de leurs familles mais se heurtent à la précarité d’un monde professionnel marocain, où la fuite des cerveaux est une réalité. Le couple essaie néanmoins d’espérer : « Il est hors de question de céder aux vicissitudes de la vie. Face à la monstruosité du quotidien qui s’acharne sans merci, nous en concluons que notre destin est entre nos mains. La mise en valeur de nos diplômes arrachés de haute lutte de «Foum Sbaâ», de la gueule du lion, devient une priorité absolue ». Toutefois, c’est compter sans les structures sociales, les verdicts sociaux et les logiques de pouvoir. Le couple n’arrive pas à trouver un emploi décent. Malak vient d’avoir un bébé et s’inquiète quant à l’avenir de la famille. Le roman de Fouad Souiba montre les apories d’une époque où les gens ne peuvent rien construire de stable, où les études et les diplômes sont de plus en plus dévalorisés par les logiques marchandes de l’enseignement, la symbolique des titres et les réseaux très fermés où seule une minorité qui a tout parvient à s’insérer.
L’ère des incertitudes est aussi l’ère des désacralisations et l’ère des mouvements sociaux. Les citoyens, car il faut peut-être continuer à les appeler comme cela, manifestent dans la rue. Le roman évoque les revendications des diplômés chômeurs, auxquels le couple essaie de se joindre mais en comprenant très vite que cela ne mènera pas à grand-chose. Alors que faire ? Lorsqu’ils découvrent une annonce du consulat libyen cherchant des Marocains souhaitant travailler à Tripoli, ils décident de se rendre là-bas et de tenter leur chance, espérant trouver un avenir meilleur. Toutefois, là encore, ce sera le désenchantement. L’emploi proposé consiste non pas à soigner des gens, comme le pensaient Radi et Malak, mais être des employés de maison de la famille Khadafi. Fouad Souiba en profite pour décrire de l’intérieur un système de pouvoir et d’interaction, parfois proche de l’entreprise réalisée par Mahi Binebine dans « Le fou du roi ».
Radi et Malak se demandent comment échapper à une condition qui semble inéluctable. Leur situation en Libye est pire qu’au Maroc, à présent, ils sont devenus des esclaves domestiques d’un despote qui a fait d’eux ses choses, ses objets dont il peut disposer à sa guise. C’est à ce moment qu’éclate le printemps arabe. Radi et Malak se retrouvent dans les rues, avec les manifestants férus d’émancipation mais aussi dans un contexte de violence. Sergio Léone l’a très bien montré dans son film, la révolution est une série d’actes de violence qui font des morts et provoquent d’irréversibles changements. Le roman interpelle les dirigeants actuels qui sacralisent beaucoup plus les indicateurs chiffrés et les logiques technocratiques d’une gouvernance mondialisée que la vie humaine des populations gouvernées, avec lesquelles il faut inévitablement composer si l’on veut légitimer (pourquoi pas éthiquement !) la place que l’on occupe au sommet du pouvoir.
Les manifestations du printemps arabe donneront paradoxalement l’occasion à Radi et MalakLhakim d’exercer leur métier de médecin en organisant des centres de soin improvisés. Derrière la symbolique, les positions, les titres, il y a le réel, les pratiques sociales, les potentialités d’accomplissement et d’épanouissement qu’offrent l’intempestif et l’informel : « Le malheur des uns faisant le bonheur des autres. L’expérience des Lhakim dans la prise en charge des victimes, dans des conditions extrêmes, pour autant qu’elle aura contribué à sauver des vies, elle aura permis de restituer un statut amputé par l’ex-employeur. Une réhabilitation, somme toute salutaire, pour des médecins handicapés dans l’exercice de leur métier, ne pouvant déguster aux charmes d’une profession désirée tant ». La force du roman de Fouad Souiba ne réside pas tant dans le travail d’écriture stylistique en tant que tel que dans les agencements émotionnels qu’il construit. A découvrir.


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