Tarik El Malki : Le rôle et la nature des missions de l’Etat doivent changer


Propos recueillis par Meyssoune Belmaza
Mercredi 6 Mai 2015

Tarik El Malki  : Le rôle et la nature des missions de l’Etat doivent changer
En marge de la récente tenue de la 4ème édition du Forum national de l’entrepreneuriat universitaire et à l’occasion de la Fête du travail, Tarik El Malki, économiste, chercheur-universitaire, également analyste-consultant au Centre marocain de conjoncture (CMC) et chroniqueur sur Atlantic Radio, nous livre dans cette interview de judicieux éclaircissements sur  la question de l’employabilité des jeunes diplômés et ses contraintes d’ordre financier et culturel ainsi que le manque à gagner pour le Royaume en matière 
notamment de recherche-développement et d’innovation…
Les propos.


Libé : Comment voyez-vous l’implication de l’université dans la promotion de l’esprit d’entrepreneuriat chez l’étudiant?

Tarik El Malki : A mon sens, il faut de prime abord partir d’un constat simple mais non moins alarmant : près de 40% des jeunes diplômés (25-34 ans) en milieu urbain sont au chômage ! Le Maroc a ainsi dépassé la barre symbolique du million de personnes sans emploi avec une forte augmentation du chômage de longue durée. Et lorsque l’on sait que plus la durée de chômage est importante et moins la personne a de chance de retrouver un emploi, on peut aisément mesurer l’urgence de la situation. Aussi, les leviers traditionnels de l’employabilité des jeunes diplômés qu’était la Fonction publique ou encore le secteur privé ont tendance à s’estomper au regard de la forte crise que notre pays traverse depuis plusieurs années dans certains secteurs clés de notre économie (textile, BTP…). De ce fait, l’entrepreneuriat, à travers la création d’entreprise, peut jouer un rôle moteur dans notre développement économique et de création d’emplois. Néanmoins, nous avons constaté, au travers d’un certain nombre d’enquêtes réalisées sur le sujet que, malgré les efforts déployés au niveau des politiques publiques avec la mise en place des stratégies sectorielles dans l’industrie, le tourisme ou encore l’agriculture, l’accompagnement des entreprises à travers les différents programmes existants tels que Moukawalati, Imtiaz, Moussanada, etc., le nombre de création d’entreprise reste relativement faible au Maroc. Et là encore, il ne suffit pas de considérer le nombre d’entreprises créées, mais il s’agirait plutôt d’étudier le taux de survie de ces entreprises créées sur 5 ans. Ce qui reste tout compte fait faible. 

A ce propos, quelles en sont, à votre avis, les causes ?

Il y a tout d’abord des barrières/contraintes objectives liées à l’accès à certaines ressources qui continuent de poser des problèmes pour les créateurs d’entreprise surtout les plus jeunes. Il s’agit principalement de l’accès au financement notamment ou encore le foncier, ainsi que certains éléments du climat de l’investissement tels que le phénomène de la corruption, ou bien encore la fiscalité qui reste pesante. C’est également ce qui ressort de la dernière enquête que nous avons menée au sein du groupe ISCAE, sur l’intention entrepreneuriale des jeunes. Bien évidemment, les pouvoirs publics ont entrepris depuis quelques années d’assainir l’environnement des affaires, surtout la réglementation afin d’alléger les contraintes administratives notamment. 
A ce titre, le Maroc a gagné un certain nombre de places dans le classement Doing Business qui vise à évaluer les pays sur la base de la facilité à faire des affaires. Il y a aussi la récente promulgation du statut de l’auto-entrepreneur qui veut lutter contre l’économie informelle mais dont on s’interroge déjà sur sa capacité à juguler ce phénomène endémique qui est une source de déstabilisation pour le tissu industriel classique. S’agissant du financement, son accès demeure un facteur de blocage pour les jeunes entrepreneurs marocains. A ce titre, je préconise la création d’une banque publique d’investissement, à l’instar de ce qui a été fait en France, afin d’aider les PME et les créateurs d’entreprise qui ne disposent pas de garanties personnelles à réaliser leurs rêves dans la mesure où malheureusement les banques ne jouent pas leur rôle comme il se doit. Il faut également multiplier les sources de financement alternatives similaires au business-angels ou au crowdfunding notamment qui sont d’importants leviers de financement, en adoptant une législative qui soit incitative en la matière.
Le second type de barrière est d’ordre culturel. En effet, l’entrepreneuriat n’est pas suffisamment valorisé dans notre pays car il demeure associé à une prise de risque excessive et à la peur de l’échec. Or, la société marocaine reste assez conservatrice et se complait d’une certaine manière dans une espèce de conformisme qui veut, qu’on doit tout attendre de l’Etat surtout en ce qui concerne l’employabilité des jeunes. Là, c’est un problème culturel.
 Il n’y a qu’à se référer aux centaines de manifestations des diplômés-chômeurs de ces dernières années, ceux-ci exigeant d’être recrutés par l’Etat. Cette culture de l’assistanat doit disparaître dans la mesure où le rôle et la nature des missions de l’Etat doivent changer. L’Etat doit être, certes, régulateur mais également stratège en identifiant les secteurs d’activité qui peuvent être demain des leviers de développement de notre économie à l’instar du secteur de l’automobile, l’aéronautique, l’électronique, les biotechnologies ou encore les nanotechnologies. A ce titre, il doit définir une vision afin de développer ces secteurs en créant des écosystèmes qui favorisent la création des entreprises à travers notamment les clusters. A ce titre, le Plan d’accélération industrielle lancé l’été dernier se propose de mettre en œuvre une telle approche. C’est comme cela que les pays asiatiques ou certains sud-américains se sont développés. Le rôle de l’innovation comme levier de développement de la création d’entreprise demeure encore largement insuffisant dans notre pays. En effet, le Maroc ne dépense que 1% de son PIB en recherche et développement alors que les pays asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Japon) dépensent entre 15 et 20% de leur PIB pour l’innovation. Il n’y a pas de miracle ! Le rôle de l’Etat doit également se faire sentir au niveau justement de la promotion de l’esprit d’entreprise au sein des universités et écoles de commerce publiques marocaines.  
A ce titre, il faut valoriser l’entrepreneuriat et le mettre au centre de toute approche pédagogique à travers des cours dans l’enseignement fondamental, des masters professionnels dans le domaine de l’entrepreneuriat, le développement du mentorat, etc. 

Quel est, selon vous, le degré d’implication des universités marocaines par rapport justement à ce qui se passe à l’étranger?

Malheureusement, il reste en deçà des attentes. A ce titre, je considère que la culture entrepreneuriale, au sens anglo-saxon du terme, demeure faible au Maroc. En effet, dans les pays anglo-saxons de tradition libérale et capitaliste, l’esprit d’entreprise s’apprend dès l’école primaire. On valorise l’initiative individuelle, le travail de groupe qui est important pour la constitution des réseaux professionnels par la suite. Ensuite, il est important que les entreprises s’impliquent davantage dans la promotion de l’entrepreneuriat universitaire à travers notamment le financement d’incubateurs pour permettre aux étudiants, à l’instar de ce qui se passe ailleurs, de créer et développer leur entreprise au cours de leurs études. Les résultats de l’enquête effectuée au sein de l’ISCAE visant à évaluer l’intention entrepreneuriale des étudiants au niveau d’un ensemble d’écoles supérieures et d’universités marocaines montrent que près de 95% des sondés déclarent avoir l’envie de créer leur propre entreprise. C’est considérable. Mais là où le bât, c’est qu’ils déclarent vouloir le faire sur un horizon d’au moins 5 ans après l’obtention de leur diplôme. La raison est que justement les structures d’accompagnement (incubateurs notamment) manquent, il faut le reconnaître, malgré la multiplicité des réseaux professionnels liés à la promotion de l’entrepreneuriat (Réseau Maroc Entreprendre par exemple). A ce titre, l’ISCAE est un bon exemple de ce qui se fait de mieux en matière d’entrepreneuriat universitaire. Nous avons tout d’abord développé un certain nombre de modules et cours autour de cette thématique en prenant en considération le savoir-faire (les éléments liés à l’élaboration du plan d’affaire notamment) et le savoir-être (éléments liés au développement des habiletés et compétences personnelles). Il y a également la création du Centre de l’entrepreneuriat annoncé par le Directeur général du groupe et qui est prévu pour la rentrée prochaine. 
Nous avons également lancé la chaire de la PME dont j’ai la charge, et qui va se focaliser sur les problématiques liées à l’entreprise marocaine et qui sont autant de facteurs liés à sa compétitivité  (ressources humaines, financement, systèmes d’information, innovation, etc.). Nous avons également organisé le Forum national de l’entrepreneuriat universitaire en partenariat avec l’Association Génie Maroc. Cette 4ème édition, qui a eu lieu récemment à Casablanca, est un succès dans le sens où elle a permis, autour d’une thématique d’actualité, en l’occurrence « L’Afrique, levier de développement de l’entrepreneuriat national », de regrouper et mobiliser un ensemble d’acteurs essentiels, à savoir l’OMPIC, la CGEM, les banques, les entrepreneurs, les étudiants, et les enseignants.  Aussi, un véritable écosystème entrepreneurial se met progressivement en place et qu’il serait judicieux de dupliquer au niveau de l’ensemble du système d’enseignement supérieur. 

Quel est, à votre avis, le rôle des entreprises dans ce processus?

Il demeure à mon sens faible. Malgré le fait que notre économie soit basée sur le marché libre et l’ouverture, nous n’avons pas une classe d’entrepreneurs à laquelle nos jeunes peuvent s’identifier, des success stories à l’américaine (Bill Gates, Steve Jobs…) qui peuvent être une source d’inspiration. Le pourquoi est évident. Car une fois de plus, la majorité des entrepreneurs marocains, jusqu’à une période récente, se sont développés à l’ombre et sous la tutelle du secteur public. Le secteur privé dans son ensemble n’arrive pas véritablement à s’extraire de la tutelle écrasante de l’Etat. Le fonctionnement de notre économie continue de fonctionner sur la base de la rente et du clientélisme. Le pouvoir économique reste assujetti au pouvoir politique. Plus grave encore, il y a aujourd’hui une confusion des genres entre intérêts privés et intérêt général qui pose un véritable problème politique. Les entrepreneurs, malgré toutes leurs qualités, ne doivent pas avoir comme vocation, comme c’est souvent la règle actuellement, de gérer le bien public car cela pose un problème d’éthique dans le processus de prise de décision. 
Il faut une nouvelle classe d’entrepreneurs qui soit plus autonome et plus indépendante vis-à-vis du pouvoir public justement. Ces entrepreneurs d’un type nouveau, qui commencent à émerger ici et là, doivent être dotés d’une nouvelle mentalité, d’une nouvelle vision et d’une culture entrepreneuriale moderne. Ils doivent promouvoir des valeurs qui soient tournées vers le progrès, l’éthique, l’innovation et la responsabilité sociale.  Ce n’est qu’à cette condition que notre économie pourra se transformer et se moderniser et que notre pays pourra trouver enfin le chemin d’une croissance économique inclusive, forte, durable et pérenne. 


Repère

Le dernier né des ouvrages publiés par Tarik El Malki, docteur ès sciences économiques, dont la signature a eu lieu récemment à l’ISCAE, est intitulé «Climat d’investissement et performance des entreprises marocaines». Au bout de ses 300 pages, ce livre nous dévoile avec un style d’écriture clair et travaillé, des états des lieux et des conclusions pertinentes, et le tout en passant par des recommandations diverses sur les plans macro et micro économiques couplées de ressources graphiques intéressantes. Fruit d’un travail de longue haleine, cet ouvrage, composé de sept chapitres, nous entraîne ainsi, au fur et à mesure, sur des étapes datant des années 80, celles-ci, en l’occurrence, marquées par la crise de la dette dans les pays en développement (PED) du Sud. 

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