Souvenirs d'un long séjour au sanatorium de Bensmim







Craintif dès mon admission dans l’établissement, j’espérais en repartir vite sans me douter que j’étais pris pour longtemps

Par Mohamed Azergui Professeur universitaire à la retraite
Mercredi 9 Décembre 2015

Les lampes de chevet pouvaient demeurer allumées, la lecture était autorisée et les discussions à voix basse étaient tolérées

Malgré l’âge, ma mémoire garde trace d’un long  séjour au sanatorium de Bensmim 1960-1962. Les épreuves et adversités du passé laissent des cicatrices indélébiles dans le corps et l’âme. Venus de  l’Anti-Atlas, nous vivions mon père, mon frère, moi dans une mansarde de la Médina. La misère était notre plus fidèle compagne. J’étais alors en classe de brevet. « Bon élève malgré sa santé », indiquait mon bulletin scolaire. Justement, nous avions alors tout un chapitre sur les microbes et les  maladies dont la phtisie. C’est avec désespoir que je retrouvais toujours en  moi ces maudits symptômes évoqués par les manuels. Ainsi, je me sentais faiblir, je perdais de poids, je devais me reposer souvent sur le chemin du lycée. De nuit je suais, je toussais ; mais pas de douleurs poussant aux soins.
 Je sentais un vide et une carence d’énergie. Les ados, fils de riches citadins de mon âge, mes pairs au lycée, découvraient la sexualité et draguaient les collégiennes. Moi, j’avais une jeune Rbatie en  tête et en rêves. Mélancolique, triste et angoissé, j’implorais Dieu dans toutes les grandes mosquées afin qu’il me guérisse. Mais en vain. Mon père, homme du terroir et non pratiquant, était désarmé. Il me déclara tout en larmes : « Je  voudrais être malade à ta place ». Ma famille inquiète, connaissant déjà la phtisie, prévoyait mon décès à Tamazirt, comme ce fut le cas d’une tante morte en 1958, laissant trois orphelins. Mais le destin en décida autrement. Mes profs alertèrent l’administration de mon état. J’ai été dépisté par le service sanitaire et vite renvoyé du lycée Moulay Youssef et envoyé à  l’hôpital éponyme.  Pour les habitants de Rabat, le littoral est synonyme de malheurs. Il y a là un lugubre pénitencier ; un insatiable cimetière, trois casernes et deux vieux hôpitaux (Marie Feuillet et Moulay Youssef). Ce dernier se trouve dans un quartier populaire. Il est vaste, triste même avec son jardin.
 Il est formé de plusieurs pavillons de malades, des blocs administratifs, opératoires et de radiologie. Craintif dès mon admission dans l’établissement, j’espérais en repartir vite sans me douter que j’étais pris pour longtemps. Dès le début, je fus capté par une armée de blouses blanches insensibles à mon sort. Après une demi-journée de radiologie et de paperasses, je fus admis et mon père informé partit. Une infirmière française, souriante et ferme, me conduisit vers une salle pleine de malades alités. Pour la première fois de ma vie, j’avais un pyjama, une robe de chambre et un bon lit. Mais désespéré de ne pouvoir reprendre mes études, je me considérais comme prisonnier. Je pensais à mes copains. Je les imaginais en cours de maths avec M. J. Meyer, juif marocain aimé de tous. Le lendemain, le médecin-chef passait pour sa visite de routine escorté de l’infirmière en question. Il  était en blouse, grand, blond, autoritaire, terreur du personnel soignant et  gérant à la fois. Arrivé près de mon lit, il scruta mes clichés et me dit : «Tu nous viens du lycée, mon grand. Ton poumon gauche est très malade, tu vas guérir avec des médicaments et de la patience ». Moi j’éclatai en sanglots en criant : « Je veux retourner au lycée ». Il se fâcha et me répondit d’un ton sec : «Impossible. Tu resteras jusqu’à ce que tu sois complètement guéri, un point c’est tout». Quelques jours après, je fus transféré par la CTM au sanatorium de Bensmim.  Arrivé au soir à Azrou, j’étais pris de vertiges et de nausées dès que je montais en voiture. Un véhicule de service du sana attendait les nouveaux arrivants. Moi je grelottais de froid. Nous étions trois ou quatre patients venus par le même bus. Nous fûmes vite pris en charge. Je me souviens encore de cette première nuit. Un infirmier de service me tendit un pyjama et une robe de chambre avant de m’accompagner vers l’ascenseur puis à travers un long couloir très propre et brillant bordé d’une multitude de portes  fermées.  
Le silence était de rigueur et pourtant ce n’était que le début de la nuit. Il m’introduisit dans une chambre où il y avait quatre malades. Mon lit près de la porte m’attendait. Je leur dis les salutations et  politesses d’usage. Ils me paraissaient jeunes et en bonne santé. Ils étaient là depuis des mois et  pas encore guéris. Je devais moi aussi rester 18 mois au sanatorium de Bensmim.  
Au Maroc, durant les années 40 il y avait deux sanas, un pour femmes à Ben Ahmed et celui de Bensmim. Pour faire face à l’expansion de la phtisie (tuberculose pulmonaire), la France disposait, à l’époque, de plusieurs dizaines de sanas en métropole situés dans les montages et au littoral. Mais celui qu’elle avait construit au Maroc (1945) à Bensmim pour les patients français et les notables du pays était de loin le meilleur. Il était international par sa grandeur et la beauté de son site. Il est situé dans les montagnes de l’Atlas, piliers qui soutiennent le ciel dans la mythologie grecque. Il est au milieu d’une cuvette entourée de collines, de verdure et de grands arbres (chênes ; cèdres, pins). La pollution qui empoisonne la vie de nos bidonvillois était inconnue sur ces cimes de bonheur et de paix pour le corps, l’esprit. Pas de fumées et de CO2, pas de particules et pas de  virus ou de bactéries, pas de bruit de voitures, pas de promiscuité délétère et pas de regards hostiles, tout était paradisiaque. L‘air  étant pur, les poumons et tous les organes s’en trouvent vivifiés en  continu. L’immunité s’en trouve donc renforcée dans sa lutte anti-microbienne et autres antigènes. L’homme a été créé pour vivre là dans la nature. Les rares visiteurs citadins qui venaient étaient émerveillés de se trouver là. Ils avaient la conviction qu’en ces lieux, les malades pouvaient guérir quasiment sans traitements avec peu de soins et une bonne nourriture.  
Le sanatorium de Bensmim est un établissement imposant, beau, magnifique et rassurant. Vu de loin,  il ressemble par sa masse étendue à deux collines rectangulaires de 6/7étages) :  aile Est et aile Ouest, disait-on. Elles sont séparées par un grand bloc médical et administratif. Bref une bâtisse superbe, surgie de la terre grâce au génie des architectes du passé qui imaginaient, planifiaient et construisaient en grand pour la durée. Œuvre de « J Sage et des ouvriers amazighs », le sanatorium de Bensmim est un édifice patrimonial, laissé à l’abandon, comme Volubilis. 
Vu d’en haut, on dirait un aigle géant de l’Atlas aux ailes déployées pour se frayer une place dans une petite vallée en écartant les arbres et même les collines pour être bien et respirer à son aise. Le sana est éventé d’air pur et il est bien ensoleillé de partout et la journée durant. D’un côté, il y avait une façade de grands balcons communicants et donnant sur un beau paysage. Chacune des chambres des malades avaient une façade vitrée qui s’ouvrait sur ces balcons. La lumière et le soleil épurateurs y avaient accès toute la journée de l’aube au crépuscule. En hiver, nous assistions émerveillés et bien au chaud aux chutes de neige sur les balcons tout en contemplant, au loin, les arbres et les collines.
 Au printemps, les arômes des fleurs égayaient nos journées, en été, nous profitions de la fraîcheur et en automne, l’odeur de la terre mouillée de pluie nous enivrait. 
De l’autre côté du bâtiment, il y avait de petites chambres exiguës avec  lavabo, miroir, armoire et fenêtre. Là, c’était notre coin d’intimité. Moi, j’avais une petite radio à piles, mes vêtements, mes manuels scolaires, mes livres, mes serviettes et ma savonnette. Ce petit coin était à moi tout seul. Je le nettoyais tous les jours vu que j’avais une peur obsessionnelle des microbes. De fait, la propreté et l’asepsie régnaient partout au sanatorium. Du parterre, jusqu’aux couloirs, en passant par les  toilettes, les douches, et les chambres, il était interdit aux microbes utiles ou pathogènes de vivre là et se développer. Ils étaient détruits en continu par une belle équipe de ménagères locales, gaies, qui jasaient en amazigh. Dès 7 heures nous entendions dans les couloirs le personnel qui se parlait en amazigh. (Moi j’avais vite fini par saisir cette variante de la langue amazighe proche de celle de l’Anti-Atlas). Vers 8 heures un petit déjeuner (lait, pain, beurre) nous était servi au lit sur tables adaptées. Ensuite les soins médicaux personnels et quotidiens. 
Ici je me souviens de l’infirmière de notre étage, une bonté toute française, la cinquantaine, un peu grosse maquillée à outrance et dégageant des parfums forts. La prise de température quotidienne nous faisait rigoler. Pour moi, ce fut un traitement intensif (sérum, streptomycine, Rimifon, PAS). Ainsi je restais des matinées entières sous perfusion. C’était ennuyeux et je lisais chaque fois que possible.
 De temps en temps, nous recevions la visite de l’équipe médicale avec nos dossiers en main. C’était, pour chacun d’entre nous, un évènement. Le médecin consultait d’abord le graphe de température, nous saluait et nous tranquillisait avec des sourires tout en donnant des instructions à l’infirmière. Chacun vivait sa maladie à sa manière, nous en discutions peu. Certains priaient Dieu seuls. A midi, nous nous débarrassions de nos pyjamas et nous nous habillions descendions au rez-de-chaussée où il y avait un restaurant. Il y avait des patients venant de toutes les régions, la plupart jeunes. Nous nous baladions ensuite dans la forêt ou nous faisions des achats. Vers 14h, c’est le retour au lit pour une longue sieste suivie d’un goûter au lit vers 16h. Le soir vers 19 heures, le souper était servi au resto. Puis, retour au lit et vers 20h30 et extinction des lumières. Les lampes de chevet pouvaient demeurer allumées, la lecture était autorisée et les discussions à voix basses étaient  tolérées. Nous subissions des contrôles médicaux réguliers. Il s’agissait de radiographies et d’analyses médicales. Le tout était suivi d’un entretien individualisé avec l’équipe médicale (le médecin chef, celui de service et notre infirmière). Je me souviens encore de cette salle à demi obscure que j’appréhendais car je voulais en sortir vite pour aller étudier. J’avais l’impression d’être en conseil de famille. Le personnel médical et paramédical était sincère. Je sortais de ces visites renforcé et convaincu de la nécessité de patienter, de rester là le temps qu’il faudra. La ténacité méthodique des médecins et leur sens déontologique m’avaient sauvé de la phtisie mortelle, de la bilharziose rénale, des vestiges d’amibes, d’un vieux ténia, etc. Peut-être que mon système immunitaire ainsi renforcé m’avait débarrassé d’autres parasites. Par ailleurs, cette longue cure profitable pour mon corps l’avait été aussi pour mon esprit. En 18 mois, j’avais décroché deux sorties de trois jours à l’occasion des fêtes religieuses, mais je n’avais reçu aucune visite.
Nous étions 5 dans la chambre. Nous avions vite épuisé tous les sujets possibles de discussion et le  silence et l’ennui nous avaient rattrapés. Les Français avaient laissé au sanatorium une bonne bibliothèque pleine de livres et de romans. Alors je passais l’essentiel du temps à faire des exercices de maths, écrire, surtout à lire. J’avais lu des livres entiers qui me dépassaient de loin, ils étaient destinés aux adultes cultivés. Il y avait aussi quelques gros livres en arabe, je les avais lus avec avidité sans bien les comprendre. 
Je leur préférais les romans écrits en français  (Chateaubriand ; de Maupassant ; Daudet, Balzac, Zola, Musset, Victor Hugo, Bosco, Bazin). 
Depuis cette époque, l’habitude de lire est restée pour moi d’une nécessité vitale.  Par ailleurs, une main inconnue et généreuse m’avait inscrit à des cours par correspondance de français et de maths gratuits d’AUXILIA, cours qui correspondaient à mon niveau. Ainsi je pouvais espérer revenir un jour au lycée. Ma prof de français par correspondance m’avait orienté sur le XVIème siècle et permis d’apprécier Ronsard, Du Bellay et les copains de la Pléiade. Malgré les difficultés du vieux français, je m’étais très bien amusé avec Rabelais. Mon prof de maths par correspondance enseignait dans une école d’ingénieur en Algérie. Lui aussi (A de Seyssel) a été pour moi un compagnon, inconnu mais  fidèle durant deux années. Ses cours et ses corrections envoyés par les soins d’AUXILLIA m’étaient d’une grande utilité. Je passais des heures avec ses cours et exercices.  A l’étage où je résidais, j’étais le «seul instruit» car j’étais toujours dans mes bouquins et évitais les discussions et autres palabres. J’étais ainsi l’«écrivain public » de tous, donc au courant des soucis et problèmes de tout un chacun. Mais comme j’étais et que je demeure toujours timide, ils m’avaient fait confiance. Ils m’ont peut-être oublié mais pas moi. Leurs noms ont quitté ma mémoire, pas leurs visages. Il y avait un homme, menuisier de son état et cinquantenaire. Il avait tenu à ce que je lui apprenne à lire et à écrire. Cela a duré des mois.
 A l’époque, nous avions, de temps en temps, des projections de films ou même des groupes amazighs de chants et danses. C’est là que je fis la connaissance de deux jeunes étudiants, réfugiés mauritaniens. L’un était du sud (région du Fleuve, un noir) et un Zennagui (un amazigh de Tagant). Ils étaient maigres, instruits ; curieux et politisés. J’espère de tout cœur qu’ils sont encore vivants et en bonne santé et qu’ils gardent, comme moi, de bons souvenirs de notre long séjour forcé mais salutaire au sanatorium de Bensmim.
 


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