Saida Kouzzi : Les défenseurs des droits des femmes ont connu des moments difficiles sous l’actuel gouvernement


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Mardi 13 Octobre 2015

Militante féminine convaincue depuis son jeune âge, Saida Kouzzi est actuellement l’une des figures de proue d’un féminisme de terrain. Partenaire fondatrice de «Mobilising for rights associates/MRA», elle est très connue dans les régions reculées et chez les gens marginalisés. Elle ne cesse de déployer des efforts pour faire avancer la machine législative et réglementaire. Par son dynamisme et son militantisme, ainsi que les ateliers et conférences de son organisation, elle a donné à la lutte pour les droits des femmes le sens d’un engagement réel, sincère et surtout pratique. Elle vient de rentrer de Genève, où elle a pris part aux travaux
de la 56ème session du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. Entretien.


Libé : Vous étiez mécontente de l’allocution du président de la délégation marocaine à Genève, lors de la 56ème session du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. Pourquoi?
Saida Kouzzi : Je suis plutôt surprise et scandalisée. Surprise par le discours tenu par le chef de la délégation officielle du Maroc, qui est, avant tout, ministre de l’Emploi et des Affaires sociales appartenant  à un parti politique dit «de gauche». Le discours était complètement déplacé, au moment où le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, attendait des réponses précises, avec des exemples concrets et des statistiques et réalisations du Maroc, depuis son dernier rapport en 2006. Nous étions surpris d’entendre un discours creux avec des propos à tendance émotionnelle. Quand un ministre progressiste dit au monde entier : «Il faut nous comprendre, la polygamie reste une grande solution pour les hommes dans les milieux traditionnels, parce qu’elle les aide à travailler leurs terres. On se demande comment ils vont faire pour garantir la lignée de leur famille au cas où la femme ne pourrait donner un héritier à son mari».
Je suis scandalisée par un discours qui continue de considérer la femme comme «moyen et outil de reproduction et non comme un être humain», scandalisée par les données erronées, avancées par les différents membres de la délégation devant le comité. A titre d’exemple : «Le projet de loi portant sur les violences faites aux femmes est déjà adopté par le gouvernement et se trouve dans la phase finale de rédaction pour être présenté au Parlement» ou «la scolarisation est généralisée dans tout le monde rural» ou encore «le Maroc encourage l’éducation privée dans le sens que les Marocains aisés se prennent en charge et laissent la chance aux enfants des pauvres afin qu’ils bénéficient des avantages garantis par l’école publique sans concurrence…» et le comble est que «le taux de chômage, comme celui de pauvreté, a complètement diminué et même chose pour  l’analphabétisme qui a connu une décroissance remarquable … ».

Quelle a été la teneur de votre rapport parallèle lors de cette session ?
En préparation de cette session, MRA Mobilising for Rights Associates, en collaboration avec The Advocates for Human Rights et une alliance des ONG marocaines, avaient soumis au Comité un rapport parallèle sur les violences faites aux femmes au Maroc. Dans ce rapport, nous avons mis l’action sur les violences faites aux femmes et leurs droits à l’accès, à l’hébergement sûr ou aux services médicaux, avec de nombreuses recommandations. Parmi lesquelles, promulguer une loi spécifique relative aux violences faites aux femmes contenant des dispositions pénales et civiles y compris des ordonnances de protection pour éloigner l’agresseur du domicile, afin de garantir le droit au logement aux femmes et aux enfants. Abolir les poursuites pénales pour les relations sexuelles illicites, afin de réduire les obstacles pour les femmes de déposer une plainte pour viol; abolir la provision légale qui exige un certificat d’incapacité de plus de 20 jours pour les femmes de porter une plainte pénale, et modifier le Code de la famille afin d’établir un âge minimum absolu en dessous duquel le mariage des mineures ne pourrait jamais être permis.

Croyez-vous que les acquis en matière des droits des femmes sont menacés actuellement avec la montée des conservateurs ?
Les acquis en matière des droits des femmes n’ont jamais été en sécurité, abstraction faite de la couleur politique des différents gouvernements successifs. La question de la femme comme d’autres questions «problématiques», selon les responsables, nécessite une volonté réelle pour le changement. Les femmes ont toujours été considérées comme une carte politique que les différents partis sortent quand ils sont en opposition et dès qu’ils passent au gouvernement, ils les mettent de côté jusqu’à nouvel ordre, sous prétexte qu’il y a des priorités.
Si nous prenons comme exemple les questions des violences faites aux femmes, nous allons trouver que les ministres de chacun des deux gouvernements précédents avaient soumis un projet de loi relatif à la violence contre les femmes auprès du Secrétariat général du gouvernement, marquant la première étape dans le processus législatif. Aucun de ces projets de loi, de 2007 et 2010 respectivement, n’a été rendu public et les deux ont été retirés du SGG avant qu’aucun  progrès n’ait été réalisé.
Le même scénario va se répéter et encore une fois un projet de loi contre la violence à l’égard des femmes (projet de loi 103-13) va être présenté par l’actuelle ministre de la Famille au Conseil de gouvernement en novembre 2013 et qui a été ajourné par le chef du gouvernement, annonçant son intention de mettre en place une commission interministérielle qui prendra en charge ce projet de loi. Jusqu’à aujourd’hui et à ma connaissance, rien n’a été fait à ce sujet.  
Je ne nie pas qu’avec l’actuel gouvernement, les militantes des droits des femmes ont connu des moments assez difficiles, allant jusqu’à mener des actions de protestation contre le chef du gouvernement, son ministre de la Justice et des Libertés ou encore contre la ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social. Ils ont fait souvent preuve d’un manque de sensibilité face à l’émotion sociale, notamment après le suicide d’Amina Filali, la jeune adolescente mariée contre sa volonté à son violeur. Ce manque de sensibilité n’est que le reflet profond de la vision des ministres pjdistes aux droits des femmes, mais j’aimerai mettre l’accent sur le fait que cette vision est largement partagée malheureusement par d’autres ministres et responsables appartenant à d’autres partis politiques, prônant pourtant le modernisme.

On ressent une faible riposte de la part du mouvement féminin et de la société civile face aux attaques contre les droits de l’Homme par le gouvernement Benkirane?
Si nous regardons à grande échelle cette répression, ce recul et ce manque de réactivité aux droits des femmes comme aux droits humains en général, nous allons effectivement ressentir la faible réaction et même un sentiment de découragement, qui n’est pas le cas si on regarde de près la dynamique et l’activisme au niveau local et à petite échelle. Nous allons constater certains aspects de changement, surtout le changement relationnel (ONG citoyens, ONG autorités locales…), le changement culturel (prise de conscience croissante des droits humains, avec une large dénonciation des différentes violations de ces droits), le changement au niveau des politiques locales (réponses et réactivité positives de certaines autorités locales. En exemple, l’hôpital de Taza qui garantit les soins et suivi médical, analyse radio … gratuitement aux femmes victimes de violence, comme certaines pratiques positives enregistrées dans quelques tribunaux et postes de police). Ce genre de changement, c’est vrai, reste minime, local et juridiquement pas structuré, mais il peut constituer des exemples de réussite pour un plaidoyer législatif national et surtout une réponse aux excuses habituellement avancées par le gouvernement telles que : «la société n’est pas encore prête!».
Les diversités d’actions menées par différents activistes et ONG des droits des femmes, droits culturels, droit au développement, droits sociaux, économiques et politiques, avec une approche de droit et de renforcement des capacités et connaissances des citoyennes et citoyens avec leur intégration et implication dans les actions associatives restent en soi un grand changement et un grand acquis qui nous ouvre grandes les portes sur de nouvelles opportunités.

Quels sont les grands axes de votre organisation au Maroc ?
Notre approche globale pour lutter contre les violences faites aux femmes inclut l’éducation populaire et la mobilisation au niveau de la base sur les droits humains et juridiques, de l’accompagnement juridique individuel, et le plaidoyer législatif auprès des responsables gouvernementaux, des parlementaires, et des institutions nationales.  Cet engagement continu, avec à la fois les femmes victimes de violence et les acteurs publics, met nos partenaires dans une position idéale pour surveiller et documenter la réponse de l’Etat aux violences faites aux femmes.
A travers aussi notre initiative Marssad Nissa http://www.marsadnissa.ma/, un Observatoire banque de données en ligne des décisions des tribunaux nationaux en matière de droits des femmes.  Ce site web est conçu comme outil pratique et dynamique de la recherche, surveillance et plaidoyer des droits humains pour des ONG locales, avocats, juges, décideurs, chercheurs, activistes, et concernés par les droits des femmes devant la justice.
Nous collaborons aussi avec des partenaires locaux pour établir et soumettre des rapports parallèles sur le statut de la femme aux organes internationaux des droits humains. Notre travail consiste à organiser des ateliers de formation dédiés à la rédaction des rapports parallèles, ainsi qu’un travail de terrain en menant des recherches participatives au niveau de leurs communautés, afin de recueillir des informations à inclure dans ces rapports.

Qui est la MRA?

MRA, Mobilising for Rights Associates (auparavant Global Rights Parteners For Justice), est une organisation internationale à but non lucratif. Elle est légalement enregistrée au Mans, France et basée à Rabat. Nous travaillons actuellement au Maroc, en Tunisie, et en Libye. MRA («femme» en arabe) collabore depuis 2000, avec des associations et activistes locaux afin de contribuer aux changements au niveau des lois, des structures, des relations et de la culture pour promouvoir les droits des femmes.
Nous créons et mettons en place des stratégies à long terme pour aborder les causes profondes de la discrimination à l’égard des femmes, et développer des solutions constructives et efficaces. Nous nous engageons auprès de nos partenaires à différents niveaux, travaillons pour des micro-changements à la base dans les comportements et pratiques, afin de renforcer notre activisme pour des initiatives de réformes à l’échelle macro.  Nos stratégies multidimensionnelles sont conçues pour contribuer au progrès durable en faveur des femmes.


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