Requiem : A mon frère, feu Si Mohammed Jmahri l’artiste-photographe


Par Mustapha Jmahri *
Mardi 10 Janvier 2017

Ce dimanche 18 décembre 2016 à 19h15 lors de l’ouverture du  match de football entre les équipes du KAC de Kénitra et le Difaa Hassani Jadidi au terrain El-Abdi à El Jadida, le speaker annonça une minute de silence avec lecture de la Fatiha en hommage à l’artiste-photographe Si Mohammed Jmahri qui, ce jour-là même, avait été enterré au cimetière de Sidi Mohammed Chérif à l’entrée de Sidi Bouzid. Tout le public, debout, récita la Fatiha alors qu’apparaissait la photo du défunt sur un écran géant à gauche des gradins.
Ce fut un grand moment d’émotion et de larmes.
Si Mohammed Jmahri était mon frère et je voudrais vous dire un mot sur cet homme bien connu dans toute la ville d’El Jadida, et disparu d’une façon dramatique et inconcevable pour moi.
Je venais de me coucher cette nuit-là du samedi au dimanche 18 décembre 2016 lorsque mon portable sonna à 00h22. Je me réveillai et je regardai le nom de celui qui appelait. C’était le correspondant de presse, Mohammed Masbah, qui, d’habitude, ne m’appelait que très rarement. Je compris tout de suite qu’il s’agissait de quelque chose de grave. En effet, je connaissais Masbah comme correspondant de presse qui recherchait surtout les nouvelles locales relatives aux faits divers : délinquance, vols et accidents.
Masbah me demanda si le photographe Si Mohammed était bien mon frère et là je n’ai plus eu de doute : soit mon frère nous avait quittés, soit il était dans un état sérieux. Je lui répondis par l’affirmative et lui, ne voulant pas me choquer dès le début, m’expliqua que mon frère avait été victime d’un accident de circulation et qu’il avait été transporté aux urgences de l’hôpital provincial de la ville.
Totalement bouleversé, j’appelai ma sœur Khadija qui habite avec ma mère, et je l’informai. On décida d’aller voir sur place sans rien dire à ma mère, dame âgée et malade, ni à l’épouse de mon frère dans son appartement, ni même à mon épouse. Le trajet de la ville  jusqu’à l’hôpital nous prit une quinzaine de minutes en voiture que je conduisais en cet instant sans mes lunettes de vue.
Notre inquiétude était immense.  
Nous pénétrâmes dans le hall des urgences et nous nous trouvâmes nez à nez avec Saâdia K. l’infirmière de garde, que nous connaissions et qui parlait avec deux gendarmes.  Dès qu’elle nous vit, elle vint vers nous et nous aborda directement :
« Mes sincères condoléances, Si Mohammed est décédé. »
Je ne sais plus ce que j’ai fait ni ce que j’ai senti à cet instant où la douleur m’a submergé mais c’était comme si je ne réalisais pas ce qu’elle me disait ou si je recevais un coup de massue sur la tête. Mon esprit était totalement ailleurs. Les deux gendarmes me présentèrent leurs condoléances. L’infirmière me permit de jeter un regard sur mon frère. Je vis le visage du défunt comme s’il souriait. Il paraissait vivant sans aucune cicatrice. Ses vêtements étaient propres et ne portaient aucune trace de sang comme on pouvait s’y attendre dans de tels cas. De l’extérieur, aucun signe de mort sur mon frère, il semblait tout à fait vivant avec le sourire en plus. C’était comme s’il me disait : « Hé Mustapha, ne les crois pas, je ne suis qu’étourdi un petit peu et je vais me lever ». Alors que ma sœur était en sanglots et touchait le corps et les pieds de mon frère. Je déposai un baiser sur son front qui était encore chaud et je me dis que mon frère n’était pas mort.  Ce n’était pas juste.
Le soir de ce samedi 17 décembre 2016, mon frère était seulement parti faire un petit tour comme d’habitude vers son deuxième logement à l’entrée de Moulay Abdellah et revenait à El Jadida vers son domicile avant minuit par la route côtière. C’était son trajet habituel de quelques kilomètres qu’il faisait plusieurs fois par semaine à la fin de son travail. C’était l’ordinaire, mais ce ne l’était plus à partir de cet instant fatidique du drame survenu à 23h30. Le gardien du parking à la sortie de Sidi Bouzid me raconta, le lendemain, que le choc frontal avec la voiture adverse fut tel que mon frère n’y survécut pas. Le gardien m’expliqua que mon frère put sortir de sa voiture mais tomba raide mort tout de suite à côté de la portière. Il ajouta que le visage du défunt faisait face à la Kibla. Ma mère qui a entendu la version de ce gardien était apaisée en apprenant que son fils était décédé en regardant en direction de la Mecque.

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Si Mohammed était amoureux de la photographie depuis son plus jeune âge. Il n’avait que 13 ans en 1977 quand il acheta un appareil photo chez le photographe feu Lahcen Fikri propriétaire du studio Zerktouni à El Jadida. Après deux jours d’utilisation, il constata une anomalie dans l’appareil et rentra à la maison en pleurant. Mon père l’accompagna chez le vendeur qui dut le lui changer par un nouveau. C’est à partir de ce jour-là qu’allait se nouer une longue relation d’amitié et de travail avec le photographe Fikri.
Après il eut l’idée de photographier les ouvriers travaillant dans les chantiers de construction de bâtiments.  Il gardait les photos après tirage jusqu’au jour hebdomadaire de la paie et là il se faisait payer sur place. Cette méthode lui évitait de faire crédit aux ouvriers alors que lui-même faisait ce travail en dehors des heures de classe. Lors de la période estivale  de 1982, le gérant du studio Zerktouni lui confia un appareil photo et le chargea de faire des  photos de plage ainsi que du Moussem de Moulay Abdellah.  Il finira les deux mois d’été avec un chiffre qui étonna son patron. Plus tard, celui-ci me révéla que mon frère fit une recette de 6.000 DH qu’il déposa sur le bureau de son patron. Chose que jamais l’un de ses employés n’avait réalisée. Mais ce qui l’avait marqué c’était l’intégrité morale de mon frère qui n’avait pas pensé à minimiser ses recettes. Quand il passa en classe de baccalauréat au lycée Bir Anzarane, il poussa le zèle jusqu’à prendre une boutique dans la rue du 20 Août en location pour une mensualité de 450 DH. Il la transforma en studio de photo et fit appel à un photographe ambulant pour lui confier le local. L’expérience dura moins d’un trimestre car mon frère était occupé par ses cours au lycée et son employé, plus âgé que lui, censé faire fructifier l’affaire, ne fit aucun effort. Si Mohammed dut rendre les clés à la propriétaire des lieux. Mais comble d’ironie, l’employé alla porter plainte devant l’inspecteur de travail pour un dû non payé.  Je vous laisse imaginer la scène : un élève de 19 ans poursuivi devant l’inspection du travail par un employé que mon frère avait, en fait, tâché de sauver du besoin en lui offrant l’opportunité de gagner de l’argent. Cela, heureusement, n’a pas échappé à l’inspecteur qui a facilement remarqué que ce quadragénaire était du genre profiteur sans scrupules, toujours prêt à cracher dans la soupe.   
Photographe professionnel, le défunt avait obtenu son diplôme de photographie d’une école belge et avait ouvert trois labo-photos à El Jadida qui employaient une dizaine de personnes. Il a, par ailleurs, participé à plusieurs expositions photographiques individuelles et collectives au Maroc et à l’étranger. Tout ce qui avait trait aux médias et à la communication l’intéressait et, à ce titre, il a créé son propre support médiatique régional « Ahdate Doukkalia » en 2005. Il était en outre membre du Syndicat national de la presse marocaine, membre de l’Association marocaine de la presse sportive, membre de l’Union internationale de la presse francophone et photographe pour plusieurs journaux dont Al-Alam, Le Matin et L’Opinion.
Passionné de fantasia, il m’avait proposé une fois de lui écrire un texte pour accompagner une centaine de photos qu’il avait prises du Moussem Moulay Abdellah. Il avait l’intention d’en faire un beau-livre en couleur. Mais je l’en ai dissuadé parce que ce genre de publication qui allait coûter très cher devait être subventionnée et non pas financée à compte d’auteur.
Son journal « Ahdate Doukkalia », d’abord en arabe puis en langue française, ne lui rapportait rien du tout. On le sait, les journaux au Maroc enregistrent les plus faibles pourcentages de lecteurs. Alors, quand il s’agit d’un journal local, la situation est encore plus dramatique tellement les ventes sont dérisoires. Disons donc que, par le biais de ce média, Si Mohammed aidait, bénévolement, à faire connaître sa ville tout en supportant les nombreux  frais occasionnés par la rédaction des articles, l’impression, la diffusion et la gestion du siège. En 2013, il entama le changement de la dénomination du journal par « Nouvelles Régionales » en devenant bilingue, arabe et français, et en le dotant d’une société à responsabilité limitée. Mais, pour les mêmes motifs, la formule n’a pas réussi.
Un mois avant son décès, il avait introduit une demande auprès de l’autorité compétente pour la publication d’un journal numérique et sur papier dénommé « El Jadida Art et Sport ». Mais la coïncidence la plus extraordinaire c’est qu’il avait procédé dès le 8 décembre 2016 à la dissolution anticipée de la société éditrice du journal « Nouvelles Régionales » soit juste une semaine avant son décès. Voulait-il que son journal l’accompagne dans l’au-delà ?

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Je ne cesse depuis le jour de sa disparition de rencontrer des gens modestes ou aisés, fonctionnaires ou journaliers, hommes ou femmes qui viennent me raconter les services que mon frère leur avait rendus ou les aides qu’il leur avait apportées. Je ne pourrais pas citer tous les cas au risque d’alourdir cet article mais je me contenterais de trois exemples signifiants. A commencer par l’infirmière qui l’a reçu aux urgences le jour de son accident et qui était paniquée de découvrir son visage car elle ne croyait pas qu’il s’agissait de lui. Celle-ci avait eu des pépins en construisant une petite chambre de buanderie sur la terrasse de sa maison et avait dû faire appel à lui pour régler ce problème. Puis, la dame du quartier populaire d’El-Kelaâ qui avait un fils handicapé et que mon frère venait prendre régulièrement dans sa voiture pour l’emmener chez le docteur à ses frais et le rendre à sa mère avec les médicaments nécessaires, ainsi que des dizaines de personnes de modeste condition auxquelles il permettait gracieusement de se faire photographier dans son studio, eux et leurs enfants au début de l’année scolaire. Je ne voudrais pas citer d’autres services qu’il rendait à des personnes qui, ne pouvant se libérer de leur travail, priaient mon frère d’emmener un enfant pour inscription dans un lycée à Casablanca ou attendre à l’aéroport un membre de leur famille ou d’autres services de ce genre. Sans parler d’aides matérielles aux nécessiteux.
Dans notre enfance, dans les années soixante, nous étions quatre frères et j’étais l’aîné. Notre père exigeait, pendant les vacances d’été, que nous allions au msid (école coranique) apprendre des versets de Coran. Si Mohammed nous accompagnait au msid alors qu’il n’avait encore que cinq ans. Il avait remarqué que le fqih (maître coranique) disposait d’un long bâton pour punir les élèves selon la coutume de l’époque. Un jour, il déroba ce bâton,  frappa le fqih d’un coup sec sur la jambe et se sauva vers la maison. Le fqih vint se plaindre auprès de mon père qui, appela mon frère et lui demanda la raison de ce qu’il avait fait. Il répondit :
« Mais Papa, j’ai frappé le fqih parce que lui-même frappait mes frères. »
Ce fqih, Si Afif, aujourd’hui nonagénaire est venu présenter ses condoléances à la famille et, par la même occasion, nous rappela cette anecdote qu’il n’avait jamais oubliée.
Et puis cette autre anecdote : ils étaient quatre adolescents de l’ancien quartier de l’Aviation qui allaient au hammam (bain public) la veille de l’Aïd. Sur le chemin, mon frère choisit une pierre quelconque et la remit à son camarade pour la garder dans ses affaires.  
Une fois à l’intérieur du hammam, les camarades commençaient à se laver et à frotter leur corps en sueur. L’un des camarades demanda à mon frère de lui frotter le dos. C’était l’instant qu’attendait mon frère car au lieu d’utiliser le petit caillou fin dédié à cette besogne, il sortit la pierre qu’il avait ramassée sur son chemin et au premier frottement appliqué, son camarade lança un grand cri de douleur, alors que le reste de la bande éclatait de rire.
Un bon vivant mon frère.
C’était également un homme attaché à ses racines ancestrales. Il avait toujours gardé dans tous ses documents l’adresse de notre premier domicile des années soixante à « Derb Jmahri, route de l’Aviation » car cet endroit portait le nom de notre famille. Il a également  acheté un logement sur la place Khettabi à un prix exorbitant par rapport à sa petite superficie mais pour l’unique raison que ce bien avait appartenu à notre grand-père paternel dans les années 1940.
Il était aussi philosophe à sa manière : quand je lui disais « d’aller doucement » il ne me croyait pas. J’avais le recul naturel des écrivains alors qu’il était impatient. D’ailleurs, un jour j’ai eu avec lui cette conversation :
 « Mustapha, tu as fait beaucoup d’études universitaires pour rien.
- Comment pour rien ? Je suis satisfait de mon parcours.
- Tu aurais dû faire commissaire de police ou caïd d’arrondissement pour avoir le respect des gens.
- Moi, je n’aime pas les métiers d’autorité. Je suis historien de la ville et les gens me respectent comme ça. »
Voilà, maintenant vous en savez un peu plus sur le défunt. Mais j’ajouterai quand même un détail essentiel : mon frère, malgré ses qualités de commerçant aguerri, croyait trop les gens. C’était peut-être là sa seule petite faiblesse mais n’est-ce pas aussi la marque infaillible d’un cœur pur incapable de concevoir la moindre duplicité chez son interlocuteur ?
Que Dieu ait son âme.

 * jmahrim@yahoo.fr


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