Réalité et fiction : Quel rapport ?


Par Ahmed Rifa *
Mardi 6 Décembre 2016

La relation qu'entretiennent la réalité et la fiction est pragmatique et cognitive. La fiction narrative peut être considérée comme un instrument interprétatif pouvant nous aider à comprendre le monde qui nous entoure. Dans la réalité, nous sommes amenés à raconter et interpréter la vie comme si elle était un roman. Que se passerait-il si nous interprétions la réalité comme si elle était constituée d'éléments fictionnels?
Umberto Eco a beaucoup réfléchi au lien entre réalité et fiction. Dans sa vision, la fiction narrative nous permet d'approfondir la connaissance du monde. Grâce au récit, nous donnons de l'ordre, du sens, aux expériences de la réalité. Nous appliquons le même processus et les mêmes compétences que ceux que nous utilisons lorsque nous lisons et analysons un roman.
L'une des fonctions de la fiction narrative est de nous permettre de nous donner du sens à tout ce qui se passe dans notre vie. A travers la narration des faits, les récits nous demandent de les interpréter pour chercher à leur attribuer un sens. La narrativité nous offre la possibilité d'expliquer tout ce qui nous arrive par le biais des expériences affectives et cognitives mûries grâce à des œuvres fictionnelles.
Un lecteur qui lit un roman actualise son contenu. Son analyse ne se limite pas aux aspects formels et aux structures internes.
Au contraire, il affirme qu'un rôle décisif revient à son exégète. Il s'agit de  formuler des stratégies et de parcours de sens afin d'interpréter l'ouvrage par rapport à son bagage culturel et aux horizons d'attente de son époque.
Eco nous invite à entrer dans la fiction en souscrivant avec l'auteur un pacte fictionnel: «L'auteur feint de faire une affirmation vraie. Nous acceptons le pacte fictionnel et nous feignons de penser que ce qu'il nous raconte est réellement arrivé ».
Il est nécessaire de garder toujours à l'esprit le monde réel comme moyen de vérification afin que notre incrédulité ne soit pas complètement annulée.
Ainsi les deux mondes réalité et fiction avancent parallèlement et parfois se croisent. A ce sujet Eco nous dit : « Dans la fiction narrative, les références au monde réel se mêlent si bien où il en est. Cela donne alors lieu à certains phénomènes bien connus. Le premier consiste à projeter le monde fictionnel sur le réalité, autrement dit à croire en l'existence réelle de personnages et d'événements fictifs».
Une fois les signaux fictionnels négligés, nous avons tendance à mélanger réalité et fiction.
A travers la fiction narrative, nous exerçons notre capacité à ordonner  l'expérience du présent comme du passé. Pour Eco, la réalité et la fiction sont plus interconnectées que l'on y croit pas. Pour lui, ce que nous appelons la vérité dans le monde de la réalité peut être remis en cause
Eco nous fait remarquer que le monde romanesque est doué de certaines vérités incontestables parce qu'elles sont attestées par le texte et validées par le pacte fictionnel entre l'auteur et le lecteur.
Par contre, la notion de vérité s'avère fuyante et contradictoire car les vérités historiques sont toujours susceptibles d'être réfutées en raison de l'évolution critique du savoir humain.
En nous plongeant dans le monde fantaisiste et imaginaire d'autres réalités possibles, les récits fictifs nous donnent la possibilité de nous confronter aux faits réels où nous vivons et nous permettent de mieux comprendre des aspects concernant notre vie et celle du monde.  
Peut-être ce besoin de donner du sens à tout ce qui se produit autour de nous est l'une des raisons qui conduit à entrer dans l'univers de fiction en espérant y trouver des certitudes, des émotions, des questions, des réponses que nous cherchons pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. De là, la représentation aborde le social sous toutes ses formes, à savoir la guerre.  En effet, la littérature comme domaine de représentations prend pour objets énormément des thèmes comme les conflits sociaux.
Prenons à titre d’exemple l’œuvre, L'Espoir de Malraux qui présente une vision du monde à partir de la thématique de la guerre.
Malraux présente la signification de l'homme dans l'histoire et le devenir de la civilisation. Il fait une élaboration fictive d'une méditation sur l'enracinement et le déracinement de l'homme au sein de l'histoire présente comme le miroir de sa finitude. Son roman  est élaboré à partir d'une réflexion sur le pouvoir de l'écriture et sur le statut référentiel du langage. C'est en effet à partir des ressources propres du langage et des formes littéraires que le roman parvient à produire une interrogation radicale concernant non seulement le statut de l'Histoire  mais aussi et surtout la manière dont nous nous la représentons  dès que nous la racontons. Par son écriture romanesque, par ses images qu'elle nous donne à voir une autre réalité, c'est-à-dire «la face cachée des choses « que recouvrent nos discours et nos représentations figées. L'homme prisonnier de sa condition cherche à transcender par un effort permanent qui devient l'image de sa grandeur, de son propre néant, il tire son être. Ainsi, les œuvres de l’art, en général, expriment bien la contradiction propre de l'homme qui ne devient homme qu'en humanisant le monde.
Il est possible de dire que la méditation de Malraux sur l'art s'enracine ici dans une méditation sur la condition de l'homme dans l'univers. En ce sens, l'œuvre d'art apparaît comme une expression particulière du salut de l'homme. C'est dans l'histoire que s'accomplit le cycle des rencontres avec l'homme présenté dans une Histoire qui perdait son sens et devient la marque irrémédiable de sa condition. De surcroît, cette histoire n'était plus porteuse de sens universel de l'humanisme mais au contraire le reflet de son absurdité. De ce fait, le recours à la fiction littéraire compte aussi marquer les insuffisances du discours philosophique et scientifique en proposant une autre vérité de l'homme. En effet, la guerre désignée ici sous ses aspects les plus destructeurs et les plus inhumains correspond à la représentation de cette phase déclinante de la civilisation telle que l'analysait Spengler dans Le Déclin de l'Occident. Ce dernier opérait une distinction entre la phase créatrice  et ascendante de la culture où s'élaborent les grandes religions, les grandes pensées, les grandes œuvres d'art
Et la phase décadente de la «civilisation «proprement dite, est essentiellement définie par son extension matérielle, scientifique et technique. En ce sens, la guerre scientifique symbolise la décadence d'une civilisation moribonde. Ainsi la guerre met à l'épreuve l'anéantissement sacrificiel de l'homme comme d'une vie qui renaît à partir du néant et qui donne à nouveau forme et sens à l'homme régénéré par cette épreuve radicale de sa propre négation. A l'antihumanisme des personnages nationalistes répondent comme un écho l'humanisme de Malraux, selon lequel l'homme se sauve à partir de sa réalité la plus élémentaire. Paradoxalement, à la descente aux enfers (celle des soldats vers les gaz et les tranchées ennemis) s'oppose donc le mouvement rédempteur d'un salut de l'homme par l’homme. Dans le geste de sauvetage qui est un geste de salut, ils accèdent à une autre dimension de leur propre humanité ainsi révélée à elle-même.
 La condition humaine prisonnière  voue l'homme à l'angoisse de sa propre disparition et le sépare du reste de l’univers. De cette manière, la guerre apparaît comme le vecteur privilégié d'une telle séparation. Elle donne un sens radical à la disproportion de l'homme qui dissout l'unité primordiale de l'homme et du monde dans une réalité proprement inhumaine.
En effet, l'ethnologie et la morphologie historique aboutissaient en quelque sorte à affirmer la disproportion radicale de l'homme par rapport à un univers absurde dans lequel il se trouvait embarqué..
Dans l'imminence de la mort,  les hommes  de l’aviation  dans le roman se trouvent dépourvus de leur détermination individuelle et s'exposent à la mort. C'est au fond de la fosse sépulcrale qu'émerge l'espoir d'une renaissance. Dès lors, l'homme renaît plutôt sans cesse de cette vie universelle qui l'enveloppe dans sa présence inexplicable.

 * Professeur de français à Tétouan


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1.Posté par ayman akrimat le 08/12/2016 14:51 (depuis mobile)
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