Pétrole libyen : jusqu’où ira l’altruisme occidental ?


Par Laurent Hanseeuw
Samedi 17 Septembre 2011

Personne ne peut réellement s’aventurer à prédire le futur de l’Etat libyen et de son développement. A ce jour, trop d’incertitudes persistent quant au caractère séculier du futur régime, à sa capacité d’embrasser une réconciliation nationale et à construire les structures, ou du moins les contours, d’un Etat de droit.
Toutefois, l’arrivée espérée d’un Etat démocratique et régalien s’accompagnera, à n’en point douter, d’une remise en fonctionnement accélérée des infrastructures pétrolières.
Le brut léger libyen, aisé à raffiner, est largement apprécié des marchés occidentaux et, la manne financière qui en découle, hautement convoitée des nouveaux dirigeants locaux. D’un point de vue économique, on ne peut que se réjouir de voir cette production stratégique revenir sur les marchés, apaisant la pression sur les prix dans cette période de turbulences économiques et offrant aux Libyens les reins nécessaires au redéploiement de leur pays. C’est cependant sur ce dernier point que le bât blesse. A bien des égards, les mannes pétrolières sont davantage une malédiction qu’une bénédiction. Intuitivement, il est peu surprenant d’observer que de telles sommes d’argent facile induisent une corruption rampante. En sus, il apparaît que les Etats pétroliers ont aussi une plus grande proportion autocratique et ce, même en tenant compte d’autres variables telles que le PIB/habitant, la religion, etc. (voir M. Ross, 2001).
Cette corrélation entre rente pétrolière et tendance autocratique s’explique par une série de phénomènes. Premièrement, les pétrodollars permettent aux régimes de s’abstenir de taxer leur population ; diminuant la motivation, et la légitimité, des citoyens à exiger des comptes de leurs gouvernements. Par ailleurs, ces régimes ont des ressources substantielles leur permettant d’entretenir d’importantes armées – et autres forces de sécurité – rendant souvent plus difficile, et sanglante, une demande de transition démocratique. Le troisième effet est plus complexe, et moins évident. Les rentes pétrolières permettent une modernisation d’un pays indépendamment de la richesse produite par ses citoyens et diminuent les incitants qu’ont ceux-ci à créer de la richesse, entreprendre des études, développer des sociétés, etc. Or, une présence active et diversifiée des citoyens dans l’économie d’un pays renforce la vigueur d’une démocratie.
En parallèle aux inconvénients politiques d’une manne pétrolière, celle-ci entraîne également des effets économiques néfastes. Ceux-ci sont souvent repris sous le terme « Dutch disease », terme apparu suite à la désindustrialisation des Pays-Bas dans les années septante, due à d’importantes découvertes et exportations de gaz (voir Corden & Neary, 1982).
La croissance d’une industrie extractrice détourne les ressources – capitaux et surtout travailleurs – des autres industries. Cet effet est accentué par l’habituel réinvestissement des pétrodollars dans le secteur des services (éducation, soins de santé, armée et police, etc.) ; affectant d’autant plus l’industrie traditionnelle par la croissance importante des salaires que cette arrivée massive de devises engendre. En bref, le pétrole a tendance à euthanasier la création ou le développement des autres industries d’un pays, renforçant davantage la dépendance de celui-ci vis-à-vis des pétrodollars et de la fluctuation des prix du baril.
Cette « malédiction du pétrole » n’est néanmoins pas irréversible. La Norvège est un exemple remarquable de gestion efficace d’une rente pétrolière. Afin d’éviter les effets destructeurs des pétrodollars, elle s’est employée à créer un fonds souverain, géré par la banque nationale, auquel est allouée l’intégralité de la rente. Ce fonds a pour obligation de réinvestir entièrement la manne financière à l’étranger. Correctement établie selon des principes de transparence, une telle démarche évite trop d’écueils autocratiques et rend la corruption moins aisée. Economiquement, le paysage industriel est également moins affecté et peut davantage se développer. Malgré la petitesse du pays et l’importance de ses exportations oléifères, l’industrie non pétrolière norvégienne représente environ 60 % des exports.
Une future Libye, qu’on peut espérer démocratique, ne sera évidemment pas la Norvège. Dans un premier temps, elle aura besoin d’une grande partie des pétrodollars pour reconstruire l’infrastructure du pays et renflouer son budget. A moyen terme, l’expertise européenne pourrait cependant aider à mettre en place une gestion adéquate des revenus pétroliers. Bien sûr, une moins grande utilisation des pétrodollars impactera à la baisse le nombre de contrats juteux dont profiteront les multinationales européennes et américaines. Mais notre altruisme doit maintenant dépasser la portée de nos missiles.

 * Economiste à l’Itinera Institute,
assistant en économie politique à l’Université Libre de Bruxelles.


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