Périple des mots, péril des mots


Par Aissa Chahlal
Samedi 3 Décembre 2016

J’ai côtoyé Abdellah Baida, le critique et écrivain, en tant que collègue à l’ENS de Rabat. Je l’appelle souvent amicalement par un diminutif, Abdel. Mais je n’ai jamais cru possible que cette banale question de prénom puisse se transformer, sous la plume d’Abdel, en thématique littéraire et philosophique – car c’est bien une œuvre littéraire et philosophique que Nom d’un chien, le dernier roman de Baida, publié chez Marsam, en 2016. En effet, Driss, personnage central et narrateur par moments, honteux de porter un nom qu’il n’a pas choisi, un nom suscitant souvent les fous rires et accablant son porteur d’un sentiment insurmontable de malaise et de culpabilité, s’épuise en cogitations, en délibérations, pour éviter à l’enfant qui va bientôt arriver au monde, de subir un sort pareil au sien. L’amour du père est puissant et rien au monde n’arrêtera Driss dans sa folle odyssée pour changer ce maudit patronyme, Ibn Kalb(fils de chien en arabe). C’est donc tout un périple, jalonné de rencontres et de nouvelles découvertes que ce patronyme va déclencher. Nom d’un chien est un périple des mots, jonché de périls et de risques. Risque de toucher aux tabous et aux non-dits, que Driss entreprend de courir avec courage et détermination. Changer ce nom, quitte à subir les tergiversations et les complications de la bureaucratie marocaine est une question existentielle.
Une banale question en apparence que l’arbitraire d’un nom de famille. Mais cela est une interprétation hâtive, méconnaissant l’impact tonitruant des mots et des symboles. Porter ce nom est pour Driss, une tare originelle qu’il faut absolument éradiquer. Sa détermination est telle que parfois le burlesque ou le grotesque l’emporte. Car le rapport disproportionnel entre les actes de Driss et la cause les ayant déclenchés, en l’occurrence le nom, est pour le moins injustifié au regard impitoyable du lecteur. Mais c’est sans compter sur le regard non moins impitoyable d’une société dont la culture, puisée essentiellement dans un patrimoine religieux, à l’authenticité problématique, rejette en bloc toute sympathie avec la race des chiens, considérée comme impure et démoniaque.
La satire sociale apparaît donc en filigrane à travers ce voyage des mots. La culture nationale est confrontée à l’occidentale. Le périple des mots est en effet un voyage dans l’espace et dans le temps : l’auteur nous replace au milieu d’événements marquants des commencements de l’ère islamique, nous fait remonter vers l’histoire lointaine et récente du Maroc ; il nous met en contact direct avec les lieux emblématiques, en rapport avec la race canine, en France ou en Espagne, nous promène allègrement à travers les galeries des grands maîtres de l’art et de la peinture tels Van Gogh et autres. Ce cheminement, à la structure ternaire – le livre est composé de trois parties avec un emploi significatif du régime énonciatif -, nous fait découvrir, dans les déambulations de Driss, les traces d’une quête initiatique. Tous les ingrédients d’un voyage intérieur sont là : un parcours, des rencontres, des questionnements, mais surtout une métamorphose psychologique. La banale question d’un patronyme a eu comme un effet papillon dont le battement des ailes génère une tornade : par le truchement des noms et des mots, Driss pénètre dans les contrées les plus mystérieuses de l’Histoire et de l’existence.
Nous saisissons facilement le caractère évolutif de l’œuvre : un début marqué par l’humour- notamment l’humour noir - et le sarcasme, frôlant souvent le burlesque. Driss réduit le réel, le dénature, le nie et le vide de sa substance et de son contenu. Il est aux aguets face aux mots et aux noms. L’obsession le saisit, l’écrase et le consume à petit feu. Au début, le chien est associé au cauchemar, le cerbère rappelle les Enfers et la descente aux Enfers. Le sarcasme et le cynisme conjugués à l’amplification et à l’emphase nourrissent le burlesque. Driss souffre en silence, en solitaire délaissé, mais loin de renforcer une quelconque veine tragique ou pathétique, sa souffrance prête à rire et à sourire. Son cartésianisme outré est souvent traité sur le mode ironique.
La deuxième phase de ce voyage initiatique commence dès la seconde partie. Le changement du régime énonciatif -la prise de parole par le personnage à travers l’utilisation du « je »- ainsi que le déplacement à Paris annonce l’imminente évolution des choses. Driss entreprend une sorte d’épochè philosophique qui va ouvrir la voie à une compréhension neuve des problématiques existentielles et philosophiques plus poussées. Ainsi en est-il de la question identitaire ; le chien est ce double du personnage qui lui sert d’intermédiaire éloquent, exprimant tout le malaise des hommes- la condition de la femme au Maroc, par exemple. Les cimetières pour chiens sont des endroits symboliques de recueillement, permettant à Driss de plus sérieuses méditations sur la vie et le sens de l’existence. Les comparaisons entre le cimetière pour chiens en France et en Espagne et les cimetières pour «chien-dent» au Maroc exaspèrent Driss et l’ouvrent sur la béance séparant les deux cultures.
Driss évolue et le chien aussi. Ce dernier se métamorphose et se transfigure au fil des pages. Œuvre d’art ou compagnon de philosophe, il secoue les certitudes du héros qui voit s’effondrer son cartésianisme. Le cheminement discursif emprunté par Driss, ces moments de rationalisme outré rappellent, par la forme uniquement, celui mis en œuvre par le penseur classique. Le doute qui vise la certitude absolue s’avère impuissant face à cette tâche compliquée. Heureusement, la sérénité ayant couronné ce parcours sauve Driss du burlesque de l’exagération. Le narrateur a d’ailleurs compris, à l’issue de ce voyage des mots, que les canevas culturels, trop durs à faire fléchir, aveuglent le jugement et rendent impossible toute lucidité intellectuelle. Cogiter, à la façon d’un Descartes n’aboutit à rien tant que le moi profond, en l’occurrence le vrai, demeure en proie au regard social implacablement destructeur. Il est besoin d’une âme assez forte et solide pour tenir tête aux jugements des autres. Le cas de Driss au début de l’œuvre démontre clairement que la raison reste insuffisante si une transformation intérieure n’est pas encore opérée. Le voyage, dans le temps et dans l’espace, à la fois matériel et intellectuel, est une véritable thérapie au sens où le personnage se rencontre enfin, en se réconciliant avec lui-même. Trop de chien tue le chien, oserait-on dire : la conscience du héros entreprend une épochè phénoménologique qui rétablit l’essence des choses et des êtres, au-delà de la multiplicité. Chien errant, chien monstre, chien démon, chien artiste, chien roi, chien philosophe, tout se retire pour laisser au narrateur l’occasion de placer un questionnement plus profond et plus existentiel. Le cynisme, le sarcasme, l’humour disparaissent pour laisser émerger le sérieux et la lucidité, le calme intérieur et la sérénité
Nom d’un chien est une initiation à l’espérance ainsi qu’une construction, lente et patiente, d’un nouveau regard sur le monde et l’existence. Driss réussit à se retrouver et, du coup, à se débarrasser du fardeau de la culpabilité et des moules préfabriqués. L’espoir, l’optimisme, la sérénité et la joie de vivre se matérialisent dans le sourire de la fin. Car Linda, l’éternelle souriante, transmettra cette énergie positive à son époux qui sourira à son tour, à la fin du livre. La lecture, dont Linda est une passionnée, aussi bien que la contemplation des œuvres d’art élèvent au statut aérien, quasi divin, du philosophe. Le deuxième temps du roman en atteste : le sarcasme, voisin du cynisme disparaît pour laisser place à un regard neuf, pénétrant et serein.


Lu 1721 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.










services