Penser l’interprétation dans les sciences sociales

Dans son livre, Jean Leca opère de nombreux rapprochements entre les langages de la politique et les langages de l’art


Par Jean Zaganiaris *
Mardi 31 Mai 2016

Professeur émérite de science politique à l’IEP Paris, Jean Leca est connu pour ses contributions importantes dans le
domaine des relations internationales, des politiques
publiques et de la théorie politique. Auteur de “Pour(quoi)
la philosophie politique” (Presses de Sciences Po, 2001),
il a également codirigé avec Madeleine Grawitz les quatre
volumes du “Traité de Science Politique” paru aux PUF en 1985. Vendredi dernier, il a donné une conférence à l’EGE Rabat au sujet de l’interprétation en sciences sociales.


Tout d’abord, Jean Leca invite à se méfier des explications «machiniques» du social, cherchant à catégoriser de manière mécanique et scolaire les différentes façons d’interpréter le réel. Sa position ne consiste pas à dire qu’il existerait soit des explications «institutionnalistes» (focalisant sur le rôle des institutions au sein de la société), soit des explications «fonctionnalistes» (focalisant sur les fonctions occupées par telle institution ou tel individu), soit des explications «causalistes» (focalisant sur les effets des causes ou les causes des effets produits par tel ou tel phénomène social). Dans son article «Les deux sciences politiques. En relisant George Burdeau» (Revue française de science politique, 2012), il critique ce «souci de connaissance totale», consistant à englober le réel dans une explication moniste et à occulter, consciemment ou inconsciemment, les pluralités d’un monde social complexe, contradictoire et composite. Ce n’est pas un hasard si l’un des premiers auteurs cités lors de la conférence a été Max Weber. Selon ce dernier, c’est en «savant» (avec une démarche de chercheur) et non en «politique» (avec une optique militante ou partisane) qu’il s’agit d’analyser le réel au sein du monde universitaire et de produire des formes de savoirs s’affichant comme étant «scientifiques». Cela ne signifie pas pour autant, dit Jean Leca, que «la neutralité axiologique» du chercheur consiste à «mettre ses valeurs au vestiaire». Reprenant les propos de Pierre Favre, lui-même lecteur de Max Weber (voir son livre «Comprendre le monde pour le changer, épistémologie du politique», Presses de Sciences Po, 2005), Jean Leca évoque la nécessité d’une «vigilance axiologique» lorsque le chercheur interprète les phénomènes sociaux sur lesquels il travaille. Il y a deux façons d’appliquer cette vigilance. Soit l’on enfouit «sa subjectivité dans un trou», soit l’on cherche à la «surveiller, à l’avouer ou à la contrôler». La première approche concerne surtout les sciences physiques. Dans les laboratoires, il y a des chercheurs qui travaillent sur les molécules, les résines échangeuses d’ions, le big bang ou bien le cerveau humain. Ces derniers n’analysent pas ces choses à partir de leurs croyances religieuses ou de leurs convictions éthiques.
En même temps, ils ne font pas partie de ce qu’ils étudient et ne parlent pas le même langage que leur objet. Le cerveau est humain mais il ne parle pas la même langue que les chercheurs en neurosciences qui travaillent sur lui ; quand bien même les frontières que l’on construit socialement entre des mondes effectivement distincts sont fragiles et poreuses comme le rappelle le film «2001 l’odyssée de l’espace» (mais aussi les fameuses zones grises pensées par Primo Lévi dans «Les Naufragés et les rescapés», Gallimard, 1989), montrant par là que les langages sont multiples et existent de différentes façons au sein de la réalité sociale ainsi que dans les interactions entre les individus.
Les choses sont différentes dans les sciences sociales. Jean Leca préfère parler de sciences sociales et non pas de sciences humaines; ce dernier terme laissant supposer qu’il existerait des «sciences inhumaines» qui seraient leur contraire (ce qui n’a guère de sens épistémologiquement). Comme le rappellent les fondateurs de ces disciplines, les sciences sociales sont constituées de chercheurs qui parlent le même langage que leurs objets et qui font partie de ce qu’ils étudient. C’est à ce niveau qu’il est difficile – mais pourtant nécessaire – d’essayer de mettre de côté sa subjectivité, ses valeurs, son rapport aux normes. Cet effort est indispensable pour «pré-tendre» faire de la recherche – au double sens du terme (avoir la «prétention de» et «tendre vers»). Cette vigilance épistémologique amène aussi à prendre en compte dans la façon d’interpréter la réalité sociale le «jamais vu» et «le déjà vu ». A ce niveau, la lecture des classiques (depuis Aristote à Kant, en passant par Ibn Khaldun ou Spinoza) ou bien de la littérature (notamment Proust, que Bourdieu avait lu de près) est marquée par les réflexions du chercheur considérant que ce que nous vivons est du « jamais vu » pour eux mais qu’il y a le «déjà vu» dans les grandes œuvres du passé, susceptible de nous aider à penser les «jamais vu» d’aujourd’hui.
La façon dont la Reine Marguerite évoque les assassinats de son mari et de son fils pris malgré eux dans les enjeux de pouvoir de l’Angleterre du XVème siècle (Shakespeare, «Richard III», Acte 1, scène 3) peut être d’une grande utilité pour penser aujourd’hui les conflits inexpiables, tels que celui entre Israël et la Palestine, mais aussi les confrontations brutales au sein du monde de l’entreprise pour la préservation de son emploi ou l’accession à un poste de responsabilité (notamment en s’affranchissant du «plafond de verre» auquel sont confrontées les femmes). Cette prise en compte des multiplicités synchroniques et diachroniques, pensées dans un cadre analogique (en tenant compte des différentes et les ressemblances), permet de rompre avec la tentation des explications mono-causales, globalisantes et universalisantes de la réalité sociale.
Proche sur ce point des idées du philosophe Isaiah Berlin, dont il a commenté les propos sur les libertés positives et négatives, Jean Leca rappelle qu’il est nécessaire de «se séparer de cette subjectivité consistant à voir le monde comme un désordre permanent où il y aurait une solution unique qui réglerait tous les problèmes». Jean Leca insiste sur l’analyse des particularités, des cas particuliers, qui constituent le réel et des classifications à établir à partir d’un ancrage empirique.
C’est à partir de la prise en compte des particularités que l’on peut mieux comprendre la nature des interactions, même si toutes les singularités ne peuvent être acceptées au sein d’une société (ce qui renvoie à la question de penser ce qu’est un pluralisme non relativiste et de savoir qui fixe les normes et les critères à partir desquels une personne est acceptée ou non, en fonction de sa singularité, au sein d’une société  pluraliste mais non relativiste). Le recours à l’histoire permet de comprendre le fonctionnement des singularités à condition d’être capable de «faire des arrêts sur image» au sein du temps qui passe et de ne pas confondre, comme le rappelle Michel Dobry («Sociologie des crises politiques», Presses de Sciences Po, 1986, réédité 2009), le résultat final d’un événement et le processus qui l’a constitué avant d’arriver à ce résultat final. Cela sous-entend de prendre en compte la dimension locale, socialement située, des phénomènes, des pratiques et des émotions. Regarder ce qu’est devenu «le printemps arabe» en 2015 et l’interpréter rétrospectivement à partir de son résultat final n’est pas tout à fait la même chose que se pencher sur les habitus militants des jeunes du 20 février à Rabat tels qu’ils ont pu se construire au début de l’année 2011, au moment où «l’événement» était en train de se produire, avec toutes les contingences et les différentes issues possibles qui lui ont été intrinsèquement liées à ce moment-là.
C’est à ce stade que Jean Leca rappelle l’importance de l’utopie, qui n’est pas tant la projection d’un futur à réaliser que la conception en soi de ce que pourrait être une bonne société : «L’utopie, c’est Thomas More, pas Marx ou Lénine». L’utopie est là pour nous guider, pour nous alerter sur les certitudes de notre temps et les vérités monistes, voire anti-humanistes, que nous admettons sur le mode de l’allant de soi. C’est en ce sens que la science politique, notamment au niveau de la théorie politique, offre des ressources importantes pour penser la domestication de la guerre et des violences : «Il y a un équilibre à trouver entre Aristote et Carl Schmitt. Aristote ne croit pas que la science traite de politique.
La politique est un art qui se décompose en mécanisme, en institution». Le monde réel est pluriel, éclaté, habité par les normes, des règles contradictoires et antagonistes : «On y trouve une chose et son contraire». Le réel lui-même n’est pas homogène : «Il y a un réel, il y a un réel réel, un réel ontologique... Il y a le réel que nous nommons et le réel qui n’a pas besoin de nous pour être nommé ». Jean Leca a un regard critique sur ceux qui nient ces pluralités ou ceux qui veulent les faire taire. Il amène à prendre en compte la place du symbolique ainsi que «la réalité de la fiction» au sein du monde social : «Les Etats, les nations, les ethnies sont de grandes fictions. Ce ne sont pas des mythes. Par contre, ce qui est mythique a une valeur positive. Le mythe a atteint une force de réalité mythique. Il est un des cadres cognitifs à prendre en compte dans l’analyse ».  Dans «Pour(quoi) la philosophie politique» (Presses de Sciences Po, 2001), Jean Leca opère de nombreux rapprochements entre les langages de la politique et les langages de l’art, s’appuyant sur la métaphore de l’opéra dont Johanna Siméant rappelait l’importance à ses doctorants. L’opéra est constitué de paroles et de musique qui sont inséparables mais pourtant distinctes : «L’opéra n’existe pas sans paroles et musique, et pourtant les paroles ne sont pas la musique ». C’est à ce stade que la défense d’un pluralisme épistémologique est un enjeu capital de la recherche, à la fois éthique et heuristique. Les régimes de vérité sont multiples. «La vérité scientifique est un type de vérité mais ce n’est pas la seule ». Il y a aussi des «morales» et des «demandes de morale» parfois antagonistes qui font partie du monde social que le chercheur en sciences sociales tente d’interpréter. Des nouvelles questions apparaissent aujourd’hui, que cela ait trait aux préoccupations environnementales ou au transgenre, et prennent une dimension politique : «Il y a des choses que l’on ne peut penser avec des certitudes acquises mais avec des questionnements». Merci de le rappeler au sein d’un monde où la prise en compte de la pluralité des modes de vie et de penser reste un enjeu politique crucial, notamment si l’on prétend ne pas faire partie de ces obscurantismes omniprésents dans le réel.

 * Enseignant chercheur (HDR Sociologie)
CRESC/EGE Rabat   


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