Pédophilie au Maroc : La chaîne des responsabilités


Par Asmaa Bassouri *
Jeudi 28 Janvier 2016

Dans un rapport récemment publié par la COCASSE (Coalition contre les abus sexuels sur les enfants), les autorités marocaines ont été vivement interpellées par une pédophilie peu réprimée. Pas moins de 70 enfants sont abusés sexuellement, chaque jour au royaume où les affaires de pédophilie deviennent légion : des cas hautement médiatisés à l’instar de l’affaire Daniel Galvan (Août 2013), jusqu’aux nombreuses affaires régulièrement relayées par la presse nationale. Pourquoi la pédophilie se perpétue-t-elle au Maroc ?
Dans une société conservatrice, malgré toutes les apparences d’ouverture, la pédophilie reste très timidement appréhendée, et relève encore du domaine du tabou. En témoigne l’absence d’étude nationale pouvant rendre compte de l’ampleur du phénomène. Les autorités normalement compétentes s’abstiennent de documenter la question, exception faite des données quantitatives du ministère de la justice, ainsi que la bravoure de certains organismes privés de la société civile. Ces derniers dressent un état des lieux évolutif et varié des formes de pédophilie auxquelles les enfants peuvent être sujets : de la prostitution enfantine au mariage des mineures, sans oublier les viols et diverses violences sexuelles d’abuseurs, tant étrangers que provenant de l’entourage immédiat de l’enfant (proches, voisins, éducateurs). Le progrès technologique favorisera aussi des abus et sollicitations en ligne.
Quant aux facteurs blâmables pour cet état des choses, et sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, ni avoir d’égard au consentement de l’enfant à cause de sa minorité, on peut recenser principalement quatre facteurs. Tout d’abord la pauvreté, aggravée par les disparités sociales et géographiques, ce qui ouvre la porte aux mariages précoces. L’abandon scolaire perpétue à son tour le cercle vicieux de vulnérabilité des enfants, qui deviennent des proies plus faciles au mieux offrant. Ensuite, la dislocation familiale, ayant souvent pour corollaire la démission de la famille de son rôle éducatif, laissant les enfants livrés à eux-mêmes. Après, vient la persistance du tabou, dont reste imprégnées de larges tranches de la société marocaine, ce qui s’accompagne d’une peur de la stigmatisation, et engendre de surcroit une tolérance au harcèlement sexuel ; compte tenu notamment du fait que les agresseurs font souvent partie de la famille : les proches et les voisins arrivent en tête, suivis des personnes étrangères, tandis que les pères sont coupables dans 7% des cas. Enfin, le règne de l’impunité à cause d’un laxisme juridique critiquable. Et c’est ce dernier facteur qui retiendra particulièrement notre attention.
En effet, si la lutte contre la pédophilie nécessite une approche transversale, le volet juridique de la question lui, demeure le chainon fragile pouvant neutraliser le reste des efforts déployés. Une justice inefficace est ce qu’il y a manifestement de plus dangereux, et quoiqu’au niveau normatif, le Maroc a pu adhérer à d’importants instruments internationaux – avec à leur tête la Convention Lanzarote sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels – le travail d’harmonisation de la législation nationale avec les standards internationaux lui, reste toujours insuffisant. Cette insuffisance est palpable aussi bien au niveau des textes que de leur application.
La législation marocaine regorge encore de dispositions favorables aux abuseurs, tant dans le code pénal que dans celui de la famille. Ce dernier maintient la dispense – sur dérogation du juge – de l’âge de 18 ans pour contracter mariage. Cette dérogation s’institutionnalisera en règle, pour ne dire en « pédophilie consentie », et ce au regard de la grande «permissivité» des juges, accompagnée d’une montée en flèche du nombre de mariages précoces autorisés (une augmentation de 91% entre 2004 et 2013 selon l’UNICEF).
Pour ce qui est du code pénal, et après nous être enfin félicités de l’abrogation de son article 475, qui exemptait le violeur de sa peine s’il épousait sa victime, on déplore toujours l’absence d’incrimination directe de la pédophilie, qui n’est jamais nommée en tant que telle dans le code, seuls sont punis le détournement de mineurs et les viols. Ces derniers sont désormais étendus aux deux sexes, suite à un arrêt de principe récent de la Cour Suprême ayant levé la discrimination qui pesait sur les petits garçons, sauf que leur incrimination intervient toujours en tant qu’atteinte aux mœurs et jamais contre les personnes.
Par ailleurs, la pratique judiciaire laisse entrevoir le caractère «dérisoire» des peines prononcées par rapport aux faits infractionnels commis. Hormis les hypothèses de corruption et autres circonstances pouvant compromettre l’impartialité du juge, ce dernier et quand bien même il juge sur la base de son «intacte» intime conviction, prononce des verdicts qui sont souvent en deçà de la gravité des infractions. Les juges continuent vraisemblablement à voir en ces faits de simples délits plutôt que des crimes graves. D’après les statistiques du ministère de la justice, quand ce n’est pas l’acquittement qui est décidé dans certaines affaires, c’est l’emprisonnement avec sursis qui vient en tête des peines prononcées par les juges en 2014. Les prédateurs sexuels auront davantage de chance de ne pas rendre compte de leurs méfaits à cause des défaillances entachant la procédure de grâce royale, en plus de l’absence regrettable de coopération policière internationale pour traquer les pédophiles globe-trotters, dont le Maroc est devenue l’une des destinations privilégiées pour leur tourisme sexuel.
L’ensemble des lacunes susmentionnées se répercutent d’une manière doublement néfaste. Du côté des victimes et de leurs ayants droit, cela fait naître un sentiment d’injustice face à la justice ou ce que les criminologues décrient de «victimisation secondaire». Quant aux abuseurs, la sanction se trouve fondamentalement dénudée de ses fonctions essentielles, dans le sens où elle ne leur est ni rétribtutive, ni dissuasive. Cela décourage davantage les victimes d’ester en justice, à l’idée de peiner dans ses rouages pour qu’au final leurs bourreaux n’écopent que de faibles sanctions, quand ils ne sont pas graciés ou encore fugitifs.
Une révision de la législation nationale s’avère urgente pour redresser la situation. A côté de ce que peut faire la société civile en termes de prise en charge, soutien aux familles pauvres et sensibilisation pour instaurer, entre autres, une culture de signalement des abus, la loi doit désormais pouvoir apporter la réponse répressive adéquate : le législateur devrait sévir en matière de sanctions, et les juges seraient louablement appelés à durcir leur pouvoir d’appréciation dans les affaire de pédophilie dont ils seront saisis. Rappelons qu’à la base, l’essence même du droit est d’être adaptable à l’évolution de la société qui en est à la fois le destinataire et la fin. A l’apparition de besoins nouveaux, des réformes doivent s’en suivre. L’enjeu est majeur,  puisque c’est la consolidation de tout l’édifice de l’Etat de droit qui en dépend. L’ancrage de ce dernier, se mesure en effet par rapport à des lois cohérentes, d’application efficace, à même de réguler toutes les sphères de la vie sociale, que ce soit le volet pénal pour toutes les infractions commises en atteinte à l’ordre public, ou encore le volet civil et privé, en termes de sécurité transactionnelle et exécution des contrats. Suivant cet esprit, une initiative de réforme globale de la justice devrait prendre place pour consolider un véritable Etat de droit et tacler ainsi toutes les défaillances du système, y compris cette pédophilie répandue.

 * Doctorante en droit
international, Université Cadi Ayyad, Marrakech
Article publié en collaboration avec Libre Afrique

 


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