Neila Tazi : Nous voulons que le Festival gnaoua retrouve son objectif de départ

Le festival a permis de faire revivre l’art des gnaouas mais aussi de révéler les conditions précaires dans lesquelles ils ont toujours vécu.


Propos recueillis par Abdelali Khallad
Jeudi 14 Mai 2015

Neila Tazi : Nous voulons que le Festival gnaoua retrouve son objectif de départ
Libé : Avant d'aborder le sujet de l'actuelle édition du Festival gnaoua et musiques du monde, j'aimerais tout d'abord revenir sur les enseignements et les échos de l'anthologie musicale des gnaouas,  fruit d'un admirable effort de recherche initié par l'Association Yerma.

Neila Tazi : L’anthologie a été accueillie avec un immense intérêt par les professionnels de la musique, les journalistes et diverses personnalités qui s’intéressent aux gnaouas et suivent le festival depuis des années. 
Elle a fait grand bruit à l’étranger aussi et nous recevons des demandes d’acquisition d’exemplaires de la part de chercheurs et d’étudiants en anthropologie ou en musicologie. 
Il est important de préciser que cette anthologie n’a pas été commercialisée, car nous l’avons éditée en nombre limité. Son objectif principal est de retranscrire l’intégralité de la musique et des textes chantés pour les préserver, et enfin de s’appuyer sur ce travail pour donner plus de poids à notre démarche auprès de l’Unesco.

Après dix-sept éditions du Festival gnaoua et musiques du monde, quelle est votre stratégie pour ne pas tomber  dans le "déjà-vu"?
  
Le festival est bien plus qu’un événement de quatre jours, c’est un projet culturel à part entière avec une vraie réflexion de fond, une histoire et un avenir. Il a commencé par démocratiser la musique dans l’espace public et a été en quelque sorte victime de son succès. C’est là une première période qui a marqué la vie et les habitudes des festivaliers marocains et dont l’approche est plutôt sociologique. Puis nous avons entamé une seconde période et travaillé pour ramener le festival à sa taille et son objectif de départ. C’est alors qu’est née l’Association Yerma Gaoua et que nous avons engagé le travail de l’anthologie. Pour revenir au festival, le thème de l’événement offre des ouvertures infinies en termes de programmation et de fusions surtout. Ce qui fait l’originalité de cet événement est justement que sa programmation est unique. Nous avons beaucoup d’idées pour enrichir le contenu, certaines mettent des années à se réaliser mais nous restons patients et déterminés. Ce festival se construit dans la difficulté, et malgré cela, nous avons toujours réussi à surmonter les obstacles, à développer de nouvelles idées et à passer les bons messages. C’est ce qu’on appelle la passion ! Nous sommes une équipe, nous échangeons tous les jours, nous nous remettons en question en permanence, et nous restons constamment à l’écoute de notre environnement en constante évolution.

Quelles seront les promesses faites par la 18ème édition de ce festival aux amateurs de la musique de transe?

L’ouverture sera un des temps forts avec la rencontre de deux grandes voix, celles de Hamid El Kasri et de l’Afghan Humayun Khan. Hamid est une figure de l’art gnaoui, ses concerts drainent chaque année une foule immense. Humayun Khan sera accompagné de danseuses derviches tourneurs. Ceux qui rateront cette fusion pourront la revoir samedi soir sur la scène de la plage. La fusion entre Mohamed Kouyou et le saxophoniste Kenny Garett sera également très prometteuse. C’est là encore un grand nom du jazz américain qui vient à la découverte de ses origines musicales, après Wayne Shorter et Marcus Miller. Samedi soir sur la place Moulay El Hassan, le concert des Ambassadeurs réunira trois grands artistes maliens, en l’occurrence Salif Keita, Cheikh Tidiane Seck et Amadou, un concert à ne pas manquer. Les concerts d’Abdellatif  Al Makhzoumi et Allal Soudani à la zaouia des Aissaoua seront parmi les temps forts du festival. Enfin le forum “Femmes d’Afrique: créer, entreprendre” promet également des débats de haut niveau.

Ce festival est incontestablement le plus grand rendez-vous artistique qu’accueille annuellement Essaouira. Quelles étaient les grandes difficultés que vous avez rencontrées lors de la préparation d'un festival de cette taille?

Les conditions dans lesquelles se prépare le festival s’améliorent chaque année. D’une édition à l’autre, nous arrivons à approfondir les échanges et la collaboration avec les pouvoirs publics de la ville et à améliorer l’organisation.  Les difficultés majeures sont le bouclage du budget et souvent les mentalités, et c’est cela qui est le plus dur à faire changer. Il y a une méconnaissance de nos métiers et du niveau d’investissement, de travail, de moyens et de rigueur nécessaires pour réussir un événement de notoriété internationale. Mais c’est aussi cela qui fait la force du projet, le travail de proximité et de terrain. 

Le Festival gnaoua a-t-il accompagné le processus de désenclavement d'Essaouira?

Ce festival a permis de faire rayonner Essaouira au Maroc et dans le monde. Il a permis d’attirer une forte attention populaire et médiatique sur la ville, une visibilité médiatique évaluée à 80 millions de dirhams par an et sans budget de communication.  D’année en année, les Souiris ont su saisir les opportunités qui s’offraient à eux et à capitaliser sur ces acquis inestimables. Dès la première année, l’Association Essaouira-Mogador a milité pour l’ouverture de l’aéroport le jour même de l’inauguration du festival, puis l’élargissement de la double voie la reliant à Marrakech, et la ville est depuis en constante amélioration de son espace urbain.

On vous reproche souvent le fait d'avoir mis de côté les soucis sociaux des Maâlems gnaouis qui s'éteignent l'un après l'autre dans la précarité pour ne pas dire la misère. N'avez-vous jamais pensé à une formule durable et fiable pour améliorer les conditions de vie des gnaouis?

Le festival a permis de faire revivre l’art des gnaouas mais aussi de révéler les conditions précaires dans lesquelles ils ont toujours vécu. Avec les gnaouas nous avons créé l’Association Yerma Gnaoua pour préserver la tradition et réhabiliter le statut social du Maâlem en tant que musicien. Nos démarches auprès du ministère de la Culture nous ont permis d’œuvrer pour obtenir à des nombreux Maâlems la carte de musicien professionnel, puis la mutuelle maladie pour les artistes. Une carte professionnelle permet d’avoir un visa, de voyager et se produire à l’international. Une mutuelle permet de se soigner. Mais cela repose aussi sur la volonté de chaque Maâlem de faire les démarches administratives nécessaires dans sa ville. Nous posons les problèmes, nous ouvrons des voies et des perspectives de solutions, mais nous ne pouvons nous substituer à l’Etat et aux personnes. Notre volonté de faire aboutir le projet Unesco repose aussi sur le fait qu’à partir de là l’ensemble des parties concernées devront alors déployer plus d’efforts pour que les conditions des Maâlems s’améliorent car c’est sur eux que repose la préservation de cet héritage culturel.

Une grande symbiose règne au sein du Festival gnaoua et musiques du monde à Mogador. Qu'est-ce qui vous motive le plus et vous procure suffisamment de force pour pérenniser cette belle aventure?

En 1992, lorsque nous avons créé l’agence A3 Communication, nous avons célébré cela à Essaouira. En 1994 nous avions organisé un concert de Carlos Santana à Casablanca et une fusion avec Mahmoud Guinéa d’Essaouira. En 1998, nous avions créé le Festival gnaoua et musiques du monde sans imaginer l’ampleur qu’allait prendre le projet. Lors d’un de mes déplacements à Essaouira, j’ai pris part à l’Université conviviale d’Essaouira et j’ai compris que dans cette ville existent une dynamique et une culture du débat qui m’ont convaincue qu’il serait possible de concevoir un projet qui s’enracine et se construit. Depuis, nous ne cessons de travailler pour consolider le festival, améliorer notre travail, développer de nouveaux projets. Il y a quatre ans, nous avons travaillé pour la réhabilitation du Borj de Bab Marrakech, l’an dernier sur l’anthologie; cette année nous mettons en place un programme avec les jeunes musiciens de Mogador. Ce programme sera composé de workshops pendant le festival puis des résidences artistiques à Casablanca, sur toute  l’année, avec des formations et enregistrements en studio. Ce programme se fait en collaboration avec la municipalité d’Essaouira et trois centres de culture urbaine de Casablanca, le Boultek, la Fondation Hiba et l’Uzine. C’est cela qui nous motive et nous permet de donner du sens et de la vision à notre action ainsi que de contribuer à créer une dynamique intéressante.

Repère

Née le 10 juillet 1967 à Washington et mère de deux enfants, Neila Tazi est productrice  et directrice du Festival gnaoua et musiques du monde. Elle est aussi l’initiative de A3 Communication, présidente de la Commission de communication au sein de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) dont elle est membre du Conseil d’administration. Elle est également  membre du Club des femmes administrateurs d’entreprises et membre fondateur et présidente déléguée de l'Association Yerma Gnaoua pour la sauvegarde et la promotion de la culture des gnaouas. 
Elle a créé, produit et organisé plusieurs événements artistiques et culturels de taille tel que le Festival gnaoua et musiques du monde qui soufflera sa 18ème bougie du 14 au 17 mai 2015 à Essaouira. 


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