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Mozart : L’enfant espiègle (1/6)


Libé
Jeudi 6 Septembre 2012

Mozart : L’enfant espiègle (1/6)
Depuis au-delà de deux siècles, l’histoire a été racontée maintes fois : Mozart, ce phénomène incomparable de la nature incarné dans un enfant espiègle qui produisit des chefs-d’œuvre avant l’âge de 10 ans mais qui a été un incompris perpétuel et qui a été reconduit, par négligence, à une sépulture de pauvre. Il s’agit de l’une des plus tragiques et des plus poignantes histoires que l’on puisse retrouver dans le domaine de la musique. Mais une bonne partie de cette histoire n’est pas véridique. De façon certaine, Mozart a été un prodige qui n’a pas eu d’égal, écrivant ses premières symphonies à l’âge de 8 ans et son premier opéra à l’âge de 12 ans. Schubert et Mendelssohn ont produit des œuvres plus originales et plus importantes dans leur adolescence que ne le fit Mozart. En contraste avec Schubert, l’atteinte de la maturité a été plus lente à survenir chez Mozart et celui-ci a dû travailler avec grands soins (toutefois, rapidement); la plupart de ses grandes œuvres ont été produites durant les dix dernières années de sa vie.
Durant cette décennie, il fut respecté comme tout autre compositeur et a été rémunéré en conséquence, obtenant plus que Haydn ne reçut durant la plus grande partie de sa carrière. Souvent, il reçut le double des cachets normalement versés pour écrire un opéra. Il manqua quelquefois d’argent, comme il arrive à toute personne ayant atteint une certaine notoriété, suite à une combinaison de mauvaise gestion et de malchance. Les lettres de supplication qu’il écrivit à des amis au cours des dernières années sont certainement pathétiques; mais, au moment de sa mort, il avait presque remboursé toutes ses dettes, et était, à la mi-trentaine, en voie de devenir réellement prospère.
Au cours de la dernière année de sa vie, alors que la légende veut que Mozart était sur le point de mourir de faim, il a probablement connu sa meilleure année, au plan financier, alors qu’il a eu des revenus équivalents à 100,000$. Comme toute autre personne, il a eu ses succès et ses ratés, il était loin d’être un incompris. Un critique allemand contemporain qui dénonçait Don Giovanni comme étant quelque chose qui «attaquait la raison, insultait la moralité, et affreusement mêlait la vertu et les sentiments», se sentit obligé d’ajouter «si jamais une nation devait être fière d’un de ses fils, l’Allemagne se devait d’être fière de Mozart… Jamais, mais jamais auparavant, la grandeur de l’esprit humain n’a été aussi tangible, et jamais l’art de la composition n’a atteint des sommets aussi élevés». Haydn, son seul pair vivant, disait que Mozart était le plus grand compositeur qu’il ait connu ou qu’il ait entendu.
En son temps comme aujourd’hui, Mozart inspire la même réputation pour plus ou moins les mêmes raisons - un génie incomparable et un modèle pour le futur. Ce n’est que le 19e siècle qui ne le comprenait pas, tant sa musique que sa vie, et qui insista pour que son histoire devienne une grande tragédie romantique.
Au niveau de sa personnalité, alors qu’il est vrai que Mozart a écrit quelques lettres particulièrement pornographiques à des amis et à sa famille, et qu’il ait une propension à gambader comme un enfant même rendu à un âge adulte, d’autres lettres et des rapports contemporains révèlent un homme d’une finesse d’esprit immense et d’une vitalité intellectuelle, parlant plusieurs langues, un observateur averti tant des hommes que des idées, et un artiste attentionné capable d’analyser sérieusement son propre travail et celui des autres. Et comme coup final à la légende de Mozart, il a été enterré de la même manière que l’aurait été tout viennois de son temps, riche ou pauvre. La «tombe de pauvre» n’est qu’un autre mythe.
Posons-nous deux questions. La première : étant donné que les dieux confèrent, alors et aujourd’hui, des dons phénoménaux à un enfant, pourquoi Mozart est-il la seule personne à avoir reçu ces dons? Cette question reste, évidemment, sans réponse. Mais la morale est que l’on ne peut attribuer entièrement Mozart qu’aux dieux. Il eut un professeur remarquable en la personne de son père, qui l’a entraîné et qui l’a exposé aux meilleures influences de son époque. Mozart a étudié la musique des autres compositeurs toute sa vie, apprenant des astuces qui ont guidé ses propres œuvres. Peu importe la confluence des forces qui ont moulé Mozart, elles lui ont permis de gravir toujours plus haut une échelle pour y atteindre un sommet dont il est le seul à avoir atteint.
Et une seconde question : pourquoi les mythes? Définitivement, il y a d’inévitables lacunes dans le récit historique et des déficiences dans l’interprétation de l’évidence. Mais plus significativement, le romantisme du 19e siècle et le modernisme du 20e ont façonné sa vie en une forme qu’ils auraient voulu qu’elle soit : tous les artistes sont négligés de leur vivant, ils sont des figures tragiques dont les œuvres ne sont comprises que dans le futur. En réalité, la plupart des compositeurs importants furent des figures de proue en leur temps, et tôt ou tard ils furent compris, même mieux compris de leur vivant qu’ils ne le sont à l’heure actuelle. La perspective des contemporains d’un artiste est toujours déficiente face à l’histoire; nous voyons Mozart et Beethoven en terme de leur influence sur le futur, une dimension restreinte à leur propre époque. Dans tous les cas, le génie ignoré est l’exception. Sur ce plan, seuls J.S. Bach et Charles Ives, et quelques autres se rapprochent de ce modèle.
Il existe un autre mythe romantique et moderniste qui ne s’applique pas à Mozart: celui que tous les génies sont des originaux et des pionniers. Des trois maîtres suprêmes de la musique occidentale - Bach, Beethoven et Mozart - ce mythe s’applique uniquement à Beethoven, qui était en fait un révolutionnaire. Originalement Bach l’était certainement; mais la base polyphonique de sa musique était dépassée de son vivant, avec les conséquences adverses sur sa réputation. Dans sa musique comme dans sa vie, Mozart ne se sentait pas tellement concerné avec le futur. Il était heureux d’être un homme de son temps écrivant pour son temps.
Il vécut dans cette courte période - autour de 1770 à 1800 - alors que le style musical occidental possédait une intégrité sans précédent, et que les goûts esthétiques étaient les mêmes à travers toute l’Europe. Le langage musical de Mozart ressemble à celui de ses prédécesseurs classiques tels Haydn et Johann Christian Bach. Tout ce qu’il a écrit peut se classer dans un genre - symphonie, opéra, quatuor - qui avait une tradition et une série de normes et procédures auxquelles il a grandement adhéré. Il était à son meilleur lorsqu’il évoluait à l’intérieur des conventions classiques, sans s’y opposer. Il est possible que l’équilibre qu’il a atteint n’ait été possible qu’à l’intérieur de frontières d’une tradition si rigide.
(A suivre)


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