Moussaoui Ajlaoui, chercheur à l’Institut de recherches africaines de l’Université Mohammed V-Agdal : Le retour du Maroc reflète un changement dans les rapports de force au sein de l’UA

Le manque de visibilité au Maghreb a poussé le Royaume à s’orienter vers les pays subsahariens.


Propos recueillis par Mourad Tabet
Jeudi 2 Février 2017

Libé : Quelle appréciation faites-vous du retour triomphal du Maroc au sein de sa famille institutionnelle africaine ?
Moussaoui Ajlaoui : Ce retour est l’aboutissement d’un processus qui a été mené par le Roi depuis 17 ans au moins. C’est aussi l’aboutissement d’un changement de dirigeants dans le continent africain ; d’où ce noyau dur composé de 39 pays qui ont accepté et soutenu  sans réserves le retour du Maroc au sein de l’Union africaine. Il s’agit donc d’un changement de politique au niveau de l’organisation panafricaine.
Le Maroc a su communiquer à travers l’économie, les finances et  l’approche religieuse (Commanderie des croyants) entre autres. Il a réussi à expliquer, à être présent comme une force dans le continent africain. Par ailleurs, son retour reflète un changement dans les rapports de force au sein de l’UA. Nous avons tous constaté que le trio Algérie-Nigeria-Afrique du Sud, cette sacrée alliance, a commencé à s’effriter. On a vu que le Nigeria se rapproche de plus en plus du Royaume, que l’Algérie a été affaiblie par la chute des cours du pétrole, la crise politique et la problématique de l’après Bouteflika,  et que l’Afrique du Sud dont le parti au pouvoir, à savoir l’ANC (Congrès national africain), traverse une zone de turbulences après les scandales de corruption de Jacob Zuma et les dernières élections régionales qui ont annoncé l’arrivée  d’une nouvelle force politique, en l’occurrence l’Alliance démocratique. Il y a donc des changements au sein même du bloc anti-marocain. Nous attendons toujours un changement au Zimbabwe avec le départ de Robert Mugabe, au Mozambique et même en Namibie. Si le Maroc n’était pas retourné à l’UA dans les circonstances que je viens de détailler, il n’aurait jamais pu le faire. Le moment était donc bien choisi. Le discours prononcé par le Roi devant les dirigeants africains réunis à Addis-Abeba était très fort. Le Souverain a su communiquer avec les Africains en parlant de retour à la maison, ce qui signifie que l’on ne demande aucune autorisation pour rentrer chez soi. C’était donc très intelligent et les mots étaient bien choisis.
Ce discours contenait aussi des messages adressés aux régimes en place dans les pays maghrébins et notamment en Algérie. Ce fut un avertissement : s’il y a problème au sein de l’Union du Maghreb arabe (UMA), il ne faut pas l’étendre au  continent africain. Par ailleurs, le Souverain a affirmé qu’il y a le modèle marocain d’une part et algérien d’autre part.
Lors de son discours devant les leaders africains, il a donné comme exemple le projet de gazoduc Nigeria-Europe qui passera par le Maroc, démontrant par cela que notre pays a une approche basée sur la stabilité, la paix et la prospérité.

Pourquoi pensez-vous que le Souverain a évoqué l’UMA dans son discours devant l’UA ?
Je pense qu’il y a deux explications à cela. Il y a à la fois une absence totale de l’Afrique du Nord et un problème d’orientation politique. Après 2011, l’on a constaté que chaque régime en place dans cette région a choisi une orientation opposée à celle de ses voisins. C’est un espace qui abrite des régimes politiques opposés. Même à court ou à moyen terme, il ne faut donc pas rêver d’un espace maghrébin commun.  N’avez-vous pas remarqué que l’Egypte a joué la carte du Sahara pour se rapprocher de l’Algérie ? Il y a donc un problème de non-communication et de faiblesse des échanges entre les pays du Nord de l’Afrique qui ne dépassent d’ailleurs même pas 3 %. Il y a aussi le manque de visibilité politique et stratégique de l’espace nord-africain. Ceci a poussé le Maroc à intensifier ses relations avec les pays subsahariens, ce qui est très important à relever. En outre,  et comme Dlamini-Zuma a utilisé la carte de l’UA pour imposer quelques documents à l’ex-Secrétaire général de l’ONU, à savoir Ban Ki-moon, en prenant appui sur le Conseil de paix et de sécurité de ladite Union - qui est   malheureusement sous domination de l’Algérie-, le Maroc a été obligé de jouer la carte de l’UA. Il a fallu ne pas laisser cette instance aux mains des adversaires du Royaume qui ne sont même pas au nombre de 10 sur 53 pays.
Voilà donc l’enjeu : si le Maroc a bel et bien opté pour l’Afrique subsaharienne,  je pense qu’il ne vise pas d’autres horizons avec la Mauritanie et la Tunisie, la Libye et l’Egypte  puisqu’entre 2017 et 2019 il y aura peut-être des changements aussi bien en Algérie qu’en  Mauritanie.

On voit que l’euphorie règne dans le camp adverse et que le Polisario et l’Algérie crient victoire…
Ceci est destiné à la population des camps de Tindouf. Si l’on revient aux déclarations des dirigeants du Polisario, notamment Brahim Ghali et Ouled Salek, on voit qu’au départ, ils affirmaient que les dirigeants africains n’allaient pas accepter le retour du Maroc au sein de l’UA parce qu’il s’agit d’un pays qui occupe le territoire d’un membre de cette organisation. Mais après cela, l’Algérie a rétropédalé en se rendant compte que la demande marocaine avait  obtenu l’écrasante majorité. Et pourtant, l’Algérie et le Polisario continuent de parler d’adhésion du Maroc plutôt que de son retour, ce qui constitue, selon eux, une victoire pour le peuple sahraoui. Ceci est destiné essentiellement à dissiper les appréhensions de ceux qui croyaient en un revers du Maroc.

Après ce retour, n’y aura-t-il pas, selon vous, une bataille juridique pour réparer le forfait commis à l’encontre du Royaume en 1984 via l’adhésion d’un Etat qui n’existe que dans l’imaginaire des dirigeants algériens?
Evidemment. Mais l’essentiel est de savoir comment le Maroc va gérer son retour au sein de l’UA et d’abord en ce qui concerne les 39 pays qui l’ont soutenu. Il faut que le Royaume constitue avec eux un noyau dur car ils forment les deux tiers des membres, et qu’en pareille situation,  il est possible de changer l’Acte constitutif de l’UA. Il y a un autre problème politique au sein de cette organisation au regard du droit international. D’une part, elle accepte la Rasd comme membre et, en même temps, elle appelle à l’autodétermination. Il s’agit ici d’une contradiction évidente. Et pour sortir de celle-ci, le Maroc doit demander à l’ensemble des pays africains de geler l’adhésion de la Rasd en attendant les décisions onusiennes concernant le dossier du Sahara.

… Mais ça ne sera pas aussi facile qu’on le pense…
Certes ça ne sera pas facile, mais sachez que les Marocains ont opté pour un travail de longue haleine. On se fiche carrément d’être aux côtés du Polisario ou si tel pays reconnait la Rasd ou pas. Premièrement, il faut renforcer nos relations avec les pays qui ne l’ont jamais reconnue et ensuite avec ceux d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe qui ont soutenu notre demande. Il faut actuellement que le Maroc travaille sur le long terme pour faire changer les rapports de force et les positions. Ca, c’est très important. Ce travail assidu et à long terme pourrait aboutir un jour ou l’autre au gel de la Rasd en tant que membre de l’UA.

Ne pensez-vous pas que le Maroc doit intensifier ses relations avec les pays qui n’ont pas soutenu sa demande et qui constituent, faut-il le reconnaître, une infime minorité ?
Le changement de position du Mozambique est fort difficile à concevoir actuellement, car ce pays est lié par beaucoup d’intérêts financiers à l’Afrique du Sud. C’est pourquoi je ne crois pas que sa position pourrait changer. Quant au Zimbabwe, il faut s’attendre à un changement dans ce pays avec le départ de Robert Mugabe. Il faut aussi viser la Zambie et la Namibie. Il faut également s’attendre à un changement politique en Afrique du Sud. Concernant le Kenya, l’Ouganda et d’autres Etats, je ne pense pas qu’ils pourraient facilement changer de position. Il y a donc un travail à mener sur le long terme en attendant des changements politiques au sein de ces pays. Il faut également interagir avec d’autres pays comme le Kenya et l’Angola qui sont à cheval entre la reconnaissance et l’acceptation de la demande marocaine.


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