Mohammed Dib : Un grand seigneur du roman maghrébin


Par Miloudi belmir
Jeudi 5 Mai 2016

C’était un des écrivains maghrébins, les plus unanimement appréciés dans les milieux littéraires. Le grand monde l’admirait, son talent original d’écrivain subjuguait les lecteurs et sa présence était désirée, souhaitée, attendue dans les salons littéraires les plus célèbres. Par le prestige de son talent si sincère, par son élégance aussi, il faut le dire, ce grand homme était un  écrivain doué, inventif en littérature et un homme plein de talent, profondément maghrébin.
Mohammed Dib avait conquis une renommée éclatante par des romans très vite fameux. La production littéraire qu’il a laissée dans toutes les branches de la littérature témoigne d’une abondance et d’une vivacité créatrice remarquable. Ses œuvres romanesques, surtout, révèlent des qualités maîtresses de cœur et d’esprit : l’amour des humbles et des fiers, la bonté et la sincérité. Certaines d’entre elles traitent des questions, qui supposent, surtout chez ceux qui les lisent entre les lignes, un jugement droit et des intentions pures.
Comme tant d’écrivains notoires, Mohammed Dib était un écrivain célèbre, admiré et redouté. Ses  œuvres avaient participé à sa gloire. Il était romancier et poète, versé en diverses cultures et l’ami de tout ce qui compte dans la vie intellectuelle universelle. Il a connu l’exil et la bohème. Sa vie littéraire, dans ses premières années parisiennes, semble avoir été assez révoltante. Dans ses œuvres aussi, le rebelle n’a pas été oublié.  Ce rebelle est toujours le défenseur de la dignité qui porte dans les combats sa joie d’amoureux comblé et son sourire vainqueur.
A vrai dire, l’autobiographie de Mohammed Dib est un peu partout dans son œuvre, tant dans ses romans, que dans ses vers et même les recueils d’articles parisiens. Dib avait souvent laissé entendre dans ses confessions à quel point son œuvre était liée à sa propre vie. On le voit avec beaucoup de clarté dans (La grande maison) ; (Qui se souvient de la mer) ; (Au café) ; (Cours sur la rive sauvage) ; (Habel) ; (Les terrasses d’Orsol) ; (Tlemcen ou les lieux de l’écriture) ; (L’aube Ismaël) ; (L’arbre à dire) ; (L’enfant Jazz) ; (Simorgh), etc.
Parmi les œuvres  de Mohammed Dib, il en est de gaies et d’ironiques, mais la plupart sont critiques, évoquent les crises morales et politiques du temps présent et la destinée de l’Algérie. Toutes ces œuvres, il les a  écrites, non seulement en auteur, mais en acteur qui prend part aux combats intellectuels qu’il évoque et dans l’art de l’action.
Par moments, la révolte l’emporte, la plainte passionnée contre l’injustice du sort qui favorise les injustes et contre ceux qui ont empoisonné le peuple, lui ont arraché son bonheur et piétiné sa destinée. Dans ses combats politiques et ses écrits, Mohammed Dib avait toujours le désir conscient de jeter un regard sur l’avenir, de contraindre les peuples à charmer les oreilles de despotes par des mots d’espoir.
Ses impressions sur le monde, il faut les lire dans son dernier récit (Simorgh) publié en 2003.  Le (Simorgh) est donc une confession littéraire complète, plus nue, plus dépouillée que ses confessions de la première période. Mohammed Dib est là tout entier avec sa lucidité toujours en éveil, son ironie mordante, sa susceptibilité toujours à vif, ses fidélités à ses principes. Il est là face à face avec la réalité, nullement honteux de ses faiblesses.
Dans (Simorgh), Dib décrit ses préoccupations d’alors : «Ce qu’on est devenus et on est entrés dans un autre temps, et on s’en est seulement pas aperçus, et on y est entrés dans cet état. Dans cet autre temps. Encore que je ne me voie pas près de pouvoir dire lequel de temps. Et d’état, notre état présent, j’entends. Un ramassis de plumes chiffonnées. Des bourgs crottés jusqu’aux yeux, moi comme eux».
Mohammed Dib vit la guerre civile dans un état de confusion extrême. Sa répugnance innée pour la violence, son hostilité face à toute forme de régime autoritaire le situent loin de tous ceux qui, pris par le torrent, agissent conformément à un choix politique précis. Ses tourments, ses craintes ; ses doutes, il les exprime sans fard dans sa production littéraire. Dans (Simorgh), Dib avait résumé brièvement ses tourments : « De la fureur, de la rogne, du désespoir, en nous, en moi en tout cas : point. Mais je sens que ça vient, que ça monte, ça menace. Le sang de mes veines, je sens qu’il est en train de bouillir, que la coupe va déborder».
Voilà donc que se découvre de plus en plus le révolté derrière l’écrivain. Dans (Simorgh), Dib se révèle lui-même à travers son simorgh qui a ses perceptions et ses sensations. Il a subi la puissance de son choix. Il a projeté dans son monde romanesque son opposition aux influences politiques. Il a éliminé de sa vie les tabous du passé. Il a cherché dans l’écriture un apaisement à son angoisse : «Un miroir ! Vous parlez d’une blague ! Un miroir qui nous regarde et que nous regardons. Il est là. Et nous sommes là. Nez à nez. Et la gaudriole qu’il nous renvoie à la gueule, c’est une image, c’est nous en peinture : de pauvres poules effarées, la plume hérissée et rare, la queue basse, le bec tout autant. Et nous sommes là. Sidérés, perdus dans la contemplation de nos douze risibles fac-similaires. Vous parlez de dégaines ! Tout ce qui nous lorgne».
La politique, qui s’était chargé de caser, s’occupa en temps  et lieu de lui redonner sa liberté. Le mot «liberté» veut dire beaucoup. D’abord pour Mohammed Dib lui-même, il signifie le rêve qu’il caresse depuis son jeune âge, celui de posséder une feuille de papier blanc où il pourra s’exprimer librement. Ce que Dib a dit au sujet de la liberté  et ce dont il se plaignait amèrement était fondé. Il sentit que les peuples échapperont  peu à peu à l’emprise dictatoriale, et que ce seront les démocrates, en définitive, qui gagneront la partie.
C’est dans cette perspective de combat que Dib appréciait les combats politiques qui se déroulent dans son propre pays et dans les pays du tiers-monde. Ses analyses concernant les événements politiques, tout ce qu’il dit et écrit à ce sujet, sonnent encore juste de nos jours : « L’Europe est plus victime aujourd’hui de cette forme de possession ténébreuse qui s’appelle Afrique que du temps où elle l’a possédé. Et la folie nommée Afrique n’aura pas fini de la miner de sitôt ; on ne saurait imaginer combien l’Europe en pâtirait. Il n’y a rien de plus fort, de plus actif que les démons africains. Parfaite illustration de possession par ce qu’on a cru avoir possédé».
L’indépendance a été gagnée et il faut se mettre à construire. Il faut à tout prix que le tiers-monde se produise pour aider les peuples à sortir de leur sous-développement. Mohammed Dib attend. Lui qui connaît et aime le Grand Maghreb s’étonne que rien, absolument rien, ne vienne de ce côté-là. Il attendra longtemps : «On n’a jamais arrêté le progrès. On aurait tort d’ailleurs, on ne ferait que livrer des combats d’arrière-garde. Mais si  à côté de cela, on cherchait le moyen de mettre fin aux guerres, de nourrir ceux qui ont faim de pain et d’instruire ceux qui ont faim de connaissance- je n’ai pas dit au lieu de cela mais à côté de cela-, ce serait déjà rendre à l’humanité son humanité».
Toute sa vie, Mohammed Dib a été hanté, d’une façon existentielle, par le sentiment d’appartenance. Il a toujours défendu le principe de l’appartenance au pays où l’on vient au monde et où l’on a choisi de vivre. C’était son propre choix : il était avant tout algérien, bien que français par sa culture et cosmopolite par goût. Comme pour argumenter face à lui-même à propos de cette question délicate, il évoque dans son (Simorgh) ce point : « Un de ces tours que l’Histoire sort de son sac quand on s’y attend le moins. J’ai vécu la moitié de mon existence en Algérie et, comme tous les Algériens de ce temps-là, j’étais Français. Mais trois ou quatre ans à peine après avoir entamé en France la seconde moitié de ma vie, me voici devenir Algérien sans avoir fait quoi que ce soit pour le mériter».
Le lecteur intéressé peut trouver dans l’œuvre de Mohammed Dib bon nombre de choses discutables, il peut n’être d’accord avec telle de ses idées et de ses appréciations. Mais ces œuvres permettent de voir quel profond travail s’accomplissait chez lui à la charnière des années  90 époque où l’Algérie était en proie à une crise politique d’une gravité sans précédent. A cette époque, l’idée d’une Algérie démocratique était très souhaitée parmi les intellectuels algériens. Dib, que l’on avait maintes fois qualifié d’intellectuel versatile, se prononça, contre, au grand  étonnement de certains de ses détracteurs. Pour lui, Les hommes grands sont toujours ceux dont la vie est la plus difficile : ils connaissent des vastitudes, l’incompréhension et l’hostilité des politiques, ils souffrent et prennent très à cœur les souffrances des autres.
Rester un long moment à Paris constitue forcément pour Mohammed Dib un retour en arrière. Les compatriotes sont là et tous viennent le voir. Dib qui a  subi les coups et les contrecoups de la vie dans l’Algérie socialiste est bien différent de Dib des années cinquante. Ce n’est plus un Français algérien, mais un Algérien indésirable qui trouve Paris : «Personne sans doute n’a erré autant que moi et n’en a ressenti autant le charme délétère de désespérance. Avoir la nostalgie de Paris alors même qu’on en arpente les rues. Cette brume de désespérance, le flâneur des deux rives le portait bien sûr dans son cœur : il aurait pu ne pas s’y trouver».
Parmi les préoccupations intellectuelles de Dib, le rôle de  l’écrivain dans la société tient une place de choix. Dans ses essais, il écrit maints articles sur ce sujet et revient sur ce même thème. A ce propos, Dib mena ses campagnes en écrivain engagé. Critiqué, il ne se soumit jamais à la critique. Il accepta, comme un vrai seigneur, les attaques mais il eut l’honneur, entre tant d’autres qui ont baissé pavillon, de n’avoir jamais été paralysé par les forces adverses : «Quel malheur que d’écrire dans une langue que la sienne ! C’est ce malheur-là qui nous fait écrivains. J’essaie d’imaginer le malheur du pays dont sont issus des écrivains comme nous. Je n’y arrive pas. Ou bien mon pays n’est pas malheureux de m’avoir pour écrivain (parmi d’autres). Ou bien il  n’a pas conscience de son malheur. Je ne sais ce qui est le pire».
Il y a beaucoup à dire sur l’œuvre de Mohammed Dib. Il a choisi l’écriture pour résumer sa philosophie de l’existence, revivre  sa vie et raconter, comme il le dit : «Je ne me suis lancé dans l’écriture, en fait, que la mort dans l’âme, qu’en désespoir de cause. J’imagine bien pourquoi. Qu’en est-il des autres écrivains ?». Ainsi, on est en présence d’un écrivain insolite qui ne recule devant rien pour renouveler sa conscience morale.
Ce qu’il y a de très admirable chez ce grand seigneur du roman maghrébin, c’est sa fidélité à ses principes. Toute son existence, il était un homme bon, humain. Un écrivain engagé pour qui la vie humaine avait un prix. L’opportunisme l’a toujours exaspéré et l’a fait souffrir. Avec le recul du temps, il a toujours été contre l’opportunisme, parce qu’il était un homme de principe : «Car je suis étranger parmi vous, un   homme de passage… Est-ce dans les Psaumes ou ailleurs que s’élève cette parole ? J’ai oublié».
Mohammed Dib avait conservé intact son admiration et sa reconnaissance pour les écrivains maghrébins, et avait même tenté, à plusieurs reprises, d’entretenir avec eux des relations amicales, se souciait régulièrement de la bonne marche de leurs occupations littéraires : «Je n’en reviens toujours pas de nous voir nous réjouir sans pudeur des marques de considération dont il nous arrive d’être l’objet hors de chez nous ; de voir les meilleurs de nos artistes, de nos écrivains, couverts d’honneurs et de récompenses ailleurs que dans nos pays. Qu’en coûterait-il à nos pays d’instaurer un Prix assorti d’une dotation équivalente à celle même du Nobel, à côté de ce dont n’importe quel dignitaire du régime se remplit les poches, et de ne pas se faire faute alors de décerner ce Prix indifféremment à un étranger ou un autochtone? Bravo la Suède, bravo la France, bravo la Belgique, bravo le Canada, les autres pays, et merde pour nous!».
Disciple par principe de toute écriture engagée, Mohammed Dib a donc été un écrivain engagé. Il l’a été avec tout son sens critique, avec une verve d’écrivain différente de l’onction un peu banale qu’il reprochait à ses détracteurs : «Ma liberté ; ses limites courent à l’orée de la liberté d’autrui. Mais la haine, ou l’amour, sont là pour me pousser à violer cette barrière. Je porte dès lors le meurtre en moi. Comment épargner aux autres ce meurtre avec préméditation ? L’unique issue ne serait-elle pas, pour moi sinon pour eux, de me laisser crucifier par leur amour, ou par leur haine ? Je n’en vois pas de rechange. Je ne vois pas comment, virant, on peut échapper à une passion». 


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