Mohamed Aziz Lahbabi : Une vie traversée par la pensée


Par Miloudi belmir
Mardi 22 Mars 2016

Qui était Mohamed Aziz Lahbabi ? Pour d’aucuns, cette question n’en est plus une. Qui était-il? On le sait : un grand philosophe, un homme de lettres, un penseur apprécié et reconnu de ses pairs; ses œuvres ont été lues, souvent commentées en termes favorables, et traduites dans une dizaine de langues. Tous ceux qui l’ont connu confirment son attachement aux grands débats philosophiques et son goût pour la réflexion sur les sujets de la critique philosophique.
Mohamed Aziz Lahbabi était un intellectuel de son époque et porteur des contradictions qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle. Brillant et érudit, ce penseur visionnaire est aussi un missionnaire de la culture et un observateur attentif des événements qui ont marqué son époque. Doté d’une capacité intellectuelle hors du commun, Lahbabi était l’un des professeurs les plus proches, les plus écoutés des étudiants, des intellectuels. Perçu comme un moderniste, l’homme se battait pour les jeunes en quête de nouveaux horizons.
Il n’était pas un simple philosophe, c’était un grand penseur et un poète. Ses œuvres philosophiques et littéraires eurent une résonance mondiale. Le savoir était sa passion  et occupait son temps. Tout intéressait ce penseur ouvert et constamment à la recherche du nouveau. Il avait un esprit avide, boulimique face au savoir. Humaniste, il était l’ami des plus grandes personnalités qui avaient marqué la philosophie, la littérature, la politique, l’art. Il avait traversé son temps en adhérant à tous les combats intellectuels.
       La participation de Lahbabi à la vie intellectuelle marocaine constitue l’un des moments les plus forts de son parcours. Son activité ne se limite pas à son rôle de philosophe. Il agit tous azimuts: il prend la parole dans les tribunes littéraires, il écrit des articles aux journaux, il est en première ligne d’un débat qu’il fait sien, il proteste parfois contre ses détracteurs qui déforment ses idées.
Au niveau de son itinéraire intellectuel, c’est dans la philosophie que Lahbabi a donné le meilleur de lui-même. L’on cherchera Lahbabi plus dans «De l’être à la personne»; « Liberté ou libération», «Du clos à l’ouvert»,  «Le personnalisme musulman», «Le monde de demain », etc. Il faut attendre une  nouvelle période pour voir Lahbabi se réaliser dans le roman autant et même plus que dans la poésie. Sa poésie  est une éloquence pure. Un torrent verbal d’une richesse exceptionnelle.
On sait que la pensée de Lahbabi, comme celle de tout penseur, a évolué au fil du temps. Docteur de la Sorbonne au milieu du XXe siècle, il s’est détaché de certaines pensées idéalistes. «Le monde de demain» est un ouvrage de culture universelle, un instrument qui «  tend à englober, aborder et dépasser le personnalisme réaliste ». Il estima qu’il était de son devoir de « témoigner au procès de l’Occident par la parole qui se meurt, plus vite qu’on ne veut le croire».
Pour mieux comprendre cette nouvelle théorie (le demainisme), il convient de rappeler les vues précises de Lahbabi sur les divers sujets de son époque. Il a particulièrement traité des questions de l’homme et de l’heure, de l’Occident colonialiste et néocolonialiste, du tiers-monde, de la mondialité, de l’ère du gaspillage, etc. Ses exposés sur ces sujets constituent un document historique important.
Dans cette nouvelle théorie, il met les tiers-mondistes en garde contre le mal de l’occidentalisme. L’avenir, selon lui, consiste à inventer d’abord le présent avec ou contre l’Occident monopolisateur, à le saisir à bras-le-corps, et, si nécessité il y a, à l’arracher à bras raccourcis: «Qu’y a-t-il de plus juste, frères égoïstes? Le demainisme contribue à l’évolution de l’homme du tiers-monde, à son avancement et à  son progrès».
Quand il attaque les Occidentalistes, il se défend en avouant qu’il n’a aucun problème avec eux, mais qu’il est là pour témoigner, et seulement témoigner, au procès de l’Occident, par la parole  qui se meurt, plus vite qu’on ne veut le croire. Il pense que l’Occident a fait faillite en Afrique et en Asie. Selon lui, les Occidentalistes ont maintenant perdu la plupart  de leurs amis dans le monde. Il conclut, avec un sens visionnaire assez étonnant : « Dans la désolation actuelle, l’Occident offre un modèle de civilisation qui nous tente, mais que nous devons refuser pour les mêmes raisons que l’intelligentsia occidentale le refuse».
Devant ce dilemme, Aziz Lahbabi n’était pas seul dans ce combat. Les intellectuels de l’époque affrontaient le même problème et prenaient position pour Lahbabi et gardaient toute leur admiration à son œuvre. Dans la préface écrite par André Robinet, celui-ci souligne qu’il « faut d’autant écouter Lahbabi dans le présent ouvrage (le Monde de demain), qu’il y a engagé le personnalisme réaliste dans l’histoire contemporaine." Les lecteurs de «Le Monde de Demain», concevront que cet ouvrage exige une considérable tension de force et ne laisse nul répit pour des travaux de moindre ampleur. Mais avec cet ouvrage, ces lecteurs admireront Lahbabi qui a su résister à la tempête et apprécieront particulièrement en lui l’indépendance d’esprit, le raisonnement et le sens profond du témoignage.
Les problèmes de la vie sociale et de la vie culturelle continuèrent de préoccuper le philosophe sa vie durant. Il était préoccupé des destinées du Maroc. Il était  douloureusement frappé de voir à quel point la disparité sociale s’était répandue dans son pays bien-aimé. Il écrivait à ce sujet : « Il n’est pas vrai que ceux dont la misère a brisé les vertèbres soient définitivement hors-jeu. L’humiliation a délié notre langue et nous donne assez de force pour que nos mots de feu giclent de nos entrailles et stigmatisent les fausses innocences. Vous nous avez exilés hors de l’Histoire, froissé notre fierté, mais vous n’avez jamais réussi à extirper de nos cœurs la force du mépris que nous braquons sur l’injustice».
  S’engager dans l’action, Lahbabi consacra beaucoup d’énergie pour ouvrir les yeux sur la réalité culturelle de son pays. Le sort de la culture, sa place dans la vie des Marocains étaient autant de questions qui continuèrent le préoccuper. Autant de questions aussi qu’il se pose dans ses écrits : « Notre destin nous a réservé la seule joie gratuite, celle que procure le verbe. » Il croyait que les erreurs de la politique culturelle ont conduit nombre d’écrivains et d’artistes à rejeter cette politique en tant que telle, à méjuger des responsables de projets culturels qui ne sont pas parvenus à tracer une perspective et préparer nos lendemains culturels qui répondent aux vœux des intellectuels.
Lahbabi aimait la poésie. Il vénérait les poètes comme un grand admirateur. Il commenta leurs œuvres avec beaucoup de justesse.  La poésie, à ses yeux, c’est la vie, toute la vie. Il proposa donc à nos poètes de sortir de l’imitation, de devenir originaux, avec audace. Il fit remarquer souvent que les imitateurs menaçaient la création littérataire comme dans les autres formes de l’art. La poésie, toujours selon lui, doit s’inscrire dans la pensée, l’inspiration et le sujet traité.
Lahbabi aurait pu rester un penseur. Mais il a préféré versifier pour son plaisir, comme il a goûté de tout. Il a trouvé beaucoup de plaisir à plonger dans la joie des sens plutôt que  celle de la pensée: «Le poète est annonciateur: il s’insurge contre le pervers, contre le monstrueux et contre le vulgaire. Il est, viscéralement, opposé à  la méchanceté des choses et des êtres. Le poète annonce et dénonce, simultanément, demande des comptes et en rend. Et, sans recourir aux démonstrations, il parvient à percevoir des impasses imprévisibles autrement et dépasser les limites de la raison pour mieux démontrer l’infini de l’imaginaire. »  
La connaissance approfondie de la philosophie fut extrêmement utile par la suite au Lahbabi poète Lahbabi ---- sur le sort de l’humanité. Sa poésie était visionnaire, mais aussi  très proches  de ce qu’il pensait lui-même. Dans son recueil (Espérance, malgré la mort), Lahbabi écrivit beaucoup sur l’espérance : il pensa au sort présent de l’humanité et à son avenir, il confronta son expérience de la vie et ses impressions littéraires avec  les leçons de l’histoire.
Dans (ce recueil), il se montra très critique envers les idées reçues. Il comprit que le monde allait au-devant de grands conflits idéologiques au cours desquels les peuples seraient sacrifiées. Il voyait avec douleur que ces peuples pleins de vie se livraient au désespoir et ne pourraient prétendre à une quelconque espérance. Ce trouble éprouvant des sentiments trouva un reflet dans ce poème : «  Terre des frères, terre fraternelle mes amours ! À l’orée du jour qui vient à point, pour un monde inédit, notre conscience se réveille et fait mat aux guerres. C’est le terme des ténèbres, la fin de la fin. O proche lendemain du pain pour tous ! Les damnés du monde ci-bas souriront désormais comme ils respirent, terre fraternelle, mes amours».
Il y a dans la poésie de Lahbabi une saveur révoltante et une inquiétude permanente. Peut-être était-il las de ce monde d’hostilité, de cette contrainte continue de s’adapter à des conditions  qui ne lui convenaient pas. Ecrire des poèmes lui permet de chercher une réponse claire à des questions sérieuses : «Mon cas? J’ai capoté, dans un car sans frein, catastrophe fracassante en l’absence de témoins dans l’incapacité, la caricature demeurant en deçà du cas, ignore comment calculer de la cacophonie embarquée ensemble, la descente sera séparée. A qui le tour?  Quand? Où? Questions qui t’habitent, sans réponse. Sont-elles au moins bien posées? Et à qui?... ».
Il y a des penseurs qui semblent penser uniquement avec rationalité, tandis que Lahbabi pense  avec toute son âme, avec son cœur, avec la vie. Penser avec une âme vaut tout l’univers. Lahbabi pense avec l’âme et le cœur ce qu’il avait détruit avec le cerveau. Et nous savons, par le témoignage de ceux qui le connurent, que ce grand penseur était un homme essentiellement préoccupé par le seul problème vital, celui qui le prit le plus aux entrailles, le problème de notre destinée, de l’avenir de l’homme.
Dans ses essais philosophiques ou littéraires, Lahbabi a défini sa propre attitude  face au problème de la destinée humaine. Il avait beaucoup réfléchi sur l’homme et sa destinée. Ses ouvrages et ses essais en témoignent : « Le monde de demain connaîtra-t-il une approche susceptible de participer à l’avènement de l’homme nouveau ? Il y a plus d’une raison qui pousse à le croire. Autour de nous, bien des aspects sociaux et politiques changent, se renouvellent et semblent converger vers une ouverture sur l’autre».
Il se protégeait contre ceux qui le persécutaient.  Ces détracteurs n’étaient à son avis que des maîtres du jour, et son attrait pour les nobles valeurs était un moyen de résister. Il écrivait et trouvait sa raison d’être dans le travail; il y voyait un soutien moral et une consolation, mais avant tout parce qu’il voulait à ce moment difficile être au service aux nouvelles destinées de l’humanité.
Lahbabi avait souvent laissé entendre à travers ses propos et écrits à quel point ses itinéraires intellectuels étaient liés à ses convictions et à sa propre expérience de la vie. On le constate avec clarté dans son dernier recueil (Espérance, malgré la mort) qui fait écho à son œuvre philosophique: « Nous appartenons à plusieurs patries communes : l’amour, la fleur, la lumière, et la parole sobre qui fait vibrer des cœurs sonores. Nous possédons de riches regards. Ils parlent, éloquemment bien, et ne s’éclipsent point, dans le brouillard. Nous nous dénouons, jusqu’au fond, des instincts agressifs qui rongent nos racines, dans l’être qui bout. Nous avons droit d’être en autrui, ouverts aux quatre vents de l’humain pour que, ensemble, nous fassions l’UN. Nous ne voulons plus être mis à distance, fragmentés en des moi où le toi est gommé. Nous nous battons pour ce « nous » en transe. O tendresse qui nous habite ! O fraternité qui rebute les iniquités des brutes ! ».    


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