Maurice Buttin : Il faut que le Maroc aille de l’avant, cela fait partie du travail de la mémoire et de la justice


Entretien réalisé pour Libération par Youssef Lahlali en octobre 2006
Jeudi 29 Octobre 2015

“Il faut déballer le passé pour qu’on en finisse une fois pour toutes” Maître Maurice Buttin est fils de Maître Paul Buttin, célèbre avocat, de Meknès, connu chez les nationalistes marocains. De retour au Maroc en 1954, après des études en France, Maurice Buttin s’installe à Rabat comme avocat, pour défendre des résistants marocains et sera présent lors des différents procès organisés au Maroc contre les militants ittihadis dont le procès du “complot” de juillet 1963. Parce qu’il s’est constitué avocat de la famille Ben Barka, contre ceux qui l’ont enlevé à Paris en octobre 1965 et l’ont assassiné par la suite, Maître Maurice Buttin s’est vu interdire de séjour au Maroc par le ministre de l’Intérieur au gouvernement marocain le général Oufkir, principal accusé dans l’affaire Ben Barka. Ce n’est qu’en novembre 1985, 20ème anniversaire du retour du Roi Feu Mohammed V, que Hassan II invite Maître Buttin à visiter le Maroc en tant que Français, ancien ami et fils d’ami du Maroc lors des moments difficiles de la crise 1951-1955. Maître Buttin s’est installé en France depuis plus
de quarante ans pour défendre la famille du martyr en tant que partie civile dans l’affaire Mehdi Ben Barka.


Libé : Vous m’avez dit, Maître Maurice Butin, avant cet entretien, que vous êtes étonné de lire des propos qui vous sont attribués, dans certains journaux marocains, sans jamais les avoir tenus ?

Maurice Butin : J’ai été très étonné par ce titre paru dans Aujourd’hui le Maroc et qui me citait, avec ce gros titre, à la Une «L’affaire Ben Barka : la France mise à l’index». Ici, avec le juge d’instruction, je continue à me battre, pour connaître le rôle des Français dans cette affaire. J’ai toujours soutenu que le commanditaire de l’affaire était Rabat. Je n’ai pas changé d’avis ni de position là-dessus. Il y avait bien sûr des complices en France.
J’ai bien été de passage au début du mois d’octobre au Maroc pour rendre visite à la famille et des amis et j’en ai profité pour rencontrer les membres du CNDH. Je les ai félicités pour le travail accompli, notamment la découverte de la tombe de Mohammed Banouna et l’ouverture du charnier… Je me suis dit que si on commençait à trouver des tombes des anciens opposants du pouvoir, on pourrait espérer un jour découvrir celle de Mehdi Ben Barka. Après la découverte de la tombe de Mohammed Banouna, sa famille a pu enfin vivre son deuil. C’est ce que j’espère pour la famille de ma cliente, Madame Ben Barka.
La vérité est à Rabat. Aujourd’hui, des personnes au Maroc savent ce qui s’est passé. Le Souverain a lui-même chargé le CNDH de poursuivre les recherches sur la disparition de Mehdi Ben Barka. Je pense que grâce à cette voix ou celle de la commission rogatoire, nous aurons une réponse positive.
Mais le commissaire Lucien Aimé-Blanc, ex-dirigeant d’une brigade antigang à Paris, avait publié un livre intitulé «L’Indic et le commissaire» prouvant, sur la base de rapports d’écoutes téléphoniques, que les services de police français ne pouvaient ignorer qu’une «mauvaise action» se préparait contre Mehdi Ben Barka.

Pour l’ancien commissaire, le cabinet du Premier ministre de l’époque, Georges Pompidou, était bel et bien au courant du projet d’enlèvement de l’opposant marocain, à Paris, le 29 octobre 1965. Qu’en pensez-vous?
C’est ce qu’il raconte dans son livre. C’est ce qu’il laisse entendre 40 ans après. Mais ce n’est pas impossible. C’est même vraisemblable. Seulement j’attends qu’on m’apporte les preuves. Car l’affaire peut se passer au niveau bas du SDECE avec Lopez qui s’entendait avec les Marocains, avec le SDECE et des amis policiers, à un niveau vulgaire et subalterne comme dit De Gaulle, ou peut-être à un niveau supérieur. Le commissaire se contente de faire cette déclaration, qu’il en apporte la preuve.

Depuis 40 ans, entre le Maroc et la France, on se renvoie la balle. De Gaulle a dit que ce sont les Marocains, Hassan II a dit que c’est une affaire franco-française. Je crois que pour vous qui cherchez la vérité, ce n’est pas une situation facile?

Non, ce n’est pas facile. Du côté français, on avait le dossier du SDECE obtenu après ma demande auprès de François Mitterrand. Mais entre 1965 et 1981, on a pu nettoyer bien des choses, je n’en sais rien, je n’en ai aucune preuve. Les négligences des gens du SDECE sont incontestables. On continue de faire des recherches pour connaître la vérité. Pour l’instant il n’y a rien.
Au Maroc, ce qui est étonnant, c’est de savoir que deux commissions rogatoires sont parties en 2003, l’une concernant les truands dont les noms ont été donnés par les frères Bouriquat qui ont été exécutés et enterrés au PF3. Nous avons vu que ça n’avance pas, on a fait une commission rogatoire complémentaire. J’en ai demandé une deuxième en tant que partie civile....Ces deux commissions sont confiées à M. Chantouf, juge à Rabat. Mais on n’a plus entendu parler de cette commission. On a dû la renouveler en 2005. C’est un nouveau juge, M. Sarhane qui s’en occupe. Il semble qu’il manque de pièces …Le juge dit qu’il ne connaît pas le PF3. C’est bien amusant surtout lorsqu’on sait qu’il y a 200 ou 300 Marocains qui ont organisé un rassemblement devant le PF3 et le président du CNDH y était même présent. Mais pour la justice marocaine, ce lieu n’existe pas. J’ai l’impression qu’à Rabat tout est bloqué.

Quelles sont les raisons de ne pas appliquer cette commission rogatoire?
Je ne sais pas pourquoi monsieur Miloud Tounsi ne vient pas s’expliquer ou le général Benslimane alors que S.M. Mohammed VI a laissé entendre en 2001 au Figaro qu’il fallait que les choses avancent. Je pense que dans l’esprit de S.M, il faut déballer le passé une fois pour toutes pour qu’on en termine.
La vérité est à Rabat. Ben Barka est mort. Dans quelle condition? Il faut qu’on nous dise où se trouve le corps de Mehdi Ben Barka. Dans la région parisienne ou à Rabat? Voilà ce que je demande. Le fait nouveau sur lequel on parle dans la presse, nous le savons, Miloud Tounsi et Chtouki c’est le même homme; cela a été confirmé par dix personnes. Miloud Tounsi a lui-même reconnu, quand il est passé devant l’IER qu’il a été Chtouki. Il n’a rien dit d’autre. Au Maroc, il y a 5 ou 6 personnes qui peuvent dire la vérité.
Le juge Ramauel est écoeuré. Il ne comprend pas. Cela fait 41 ans qu’on attend celui qui aura le courage un jour de dire voilà la vérité. C’est une question de courage.

L’IER a pourtant considéré ce dossier de l’enlèvement et de l’assassinat de Mehdi Ben Barka et Houcine El Manouzi comme prioritaire. Mais ils n’ont rien sorti ni sur Ben Barka ni sur Al Manouzi Qu’est-ce qui bloque encore pour que la vérité éclate?

La seule chose qui me paraisse importante est que Sa Majesté a demandé au CNDH de poursuivre ses recherches. C’est la chose principale pour moi, comme cela a été bien dit cette fois-ci dans la presse de Rabat. Il faut que le Maroc aille de l’avant, cela fait partie du travail de la mémoire et de la justice.
En tout cas, on ne pourra pas continuer de dire que c’est franco-français et laisser d’un autre côté Boukhari dire ce qu’il veut, laisser entendre que ce n’est pas la peine de chercher le corps de Ben Barka, qu’il a été dissous dans de l’acide. Maintenant, il est en train d’écrire un livre sur les truands pour dire que ce n’est pas la peine de les chercher. Moi, je me demande qui écrit à la place de Boukhari, qui lui dicte tout cela. Il se permet de nous prendre pour des imbéciles et ce n’est tolérable.

Pour vous rien n’a changé malgré tout le travail accompli dans le domaine des droits de l’Homme par l’IER?
Ils ont fait un travail formidable sur 22 mille dossiers mais ils se sont arrêtés au milieu du gué; l’un des commissaires de Derb Moulay Chérif est aujourd’hui député, cela suscite des questions.
Le problème de Tazmamart a été réglé parce ce que cette affaire concernait des militaires et les militaires peut-être ont exigé leur libération. Mais le PF3 est en plein Rabat sur la route Zaër, on ne peut pas dire qu’on ne le connaît pas.

Aujourd’hui, vous faites le bilan en tant qu’avocat de la famille Ben Barka. Est-ce que ce dossier avance ou stagne?
Non, ça avance. On avance lentement mais sûrement. Depuis qu’on a déposé plainte pour assassinat, on ne sait pas comment il est mort. Qui l’a tué? Où est son corps ? Voilà les éléments importants pour nous mais politiquement, on a cerné la question. On sait que l’ordre a été donné pour emmener Ben Barka à Rabat soit de son plein gré soit de force. Ceux qui l’ont enlevé, sont des Français, des truands, qui ont été choisis. Ces gens avaient des cartes tricolores, c’est-à-dire la police, il y a un lien entre tout cela, j’espère le démonter un jour. Les autorités françaises à un certain niveau, ont été informées, cela devrait confirmer ce que dit Lucien Le Blanc ex-commissaire. Les autorités françaises pourraient être au courant de ce qui pouvait arriver à Ben Barka. Au Maroc, je suis tous les procès politiques depuis l’indépendance, je connais Mehdi Ben Barka qui était un ami, je connais tous les dirigeants marocains, j’ai défendu certains devant les tribunaux militaires français avant l’indépendance, je connais toute la politique marocaine. Quand je suis arrivé en France à Paris au moment du procès en 1966, les journalistes, les avocats à Paris, je tombe sur des gens, même ceux de la partie civile qui n’ont jamais entendu parler ni d’Oufkir, ni de Dlimi, ni de Ben Barka. Dans l’Hexagone, on vient de sortir de la guerre d’Algérie,qui a laissé des traces, 1 million de Français ont été chassés par l’OAS, tout cela est ancré dans la tête des gens; on essaye d’éliminer tout cela pour oublier, moi j’ai été surpris que la majorité des gens ne sachent rien en général sur cette affaire sauf des spécialistes comme Jean Lacouture et d’autres. Même des gens qui m’ont reconnu à la télé. Tout cela pour vous dire que mes compatriotes français sont ignorants en histoire et en géographie d’une manière générale. En 1965 après l’indépendance de plusieurs pays, les gens veulent oublier cette période y compris les intellectuels et les bourgeois. Ceux qui connaissaient Ben Barka à l’époque sont justement les gens qui suivaient la politique marocaine. De Gaulle, quand il dit vulgaire et subalterne, je crois qu’il n’était pas au courant, on lui a fait un enfant dans le dos. Il a reçu Ben Barka deux fois et je pense qu’il envisageait de le recevoir avant qu’il ne soit enlevé. Ben Barka organise la Tricontinentale, De Gaulle s’intéresse à Ben Barka pour savoir un peu comment se prépare la Tricontinentale. Car il s’appuie sur le tiers-monde contre les Etats-Unis.
Quand les petits messieurs donnent un coup de main pour livrer Ben Barka, c’est évident qu’ils n’ont pas à le dire à De Gaulle, les services se disent en eux-mêmes que Oufkir nous a rendu des services en Algérie,c’est un ancien de la maison le SDECE. Après la disparition, Lopez a raconté beaucoup de versions : un coup de poing de Bouschese, ou peut-être Hassouni lui fait une piqûre forte pour attendre les autres, et il ne se réveille pas ou il se réveille brutalement et se trouve face-à-face avec Dlimi et Oufkir, et devient fou-furieux. C’est ce qu’on raconte.
Le film “J’ai vu tuer Ben Barka”, pour moi est une escroquerie, c’est un film qui devrait être fait le 10 janvier 1966, c’est tout le récit de 1966, il a ajouté juste la mort d’Oufkir, de Dlimi et des truands; tout le reste c’est le récit de Figon. Celui-ci fait le récit et après il va démentir; ce que veut Figon, c’est de ne pas accuser les truands et de le mettre sur le dos des Marocains parce qu’il n’a pas été payé comme il a voulu, et vérité ou non, moi je suis persuadé, je l’ai toujours dit : quand Oufkir arrive à Paris, Ben Barka est déjà mort. Qu’ils nous disent où il est enterré.

Après la levée de secret de défense vous n’avez rien trouvé dans les dossiers. A votre avis, y avait-il un nettoyage?
Je ne pense pas qu’il y ait eu nettoyage. Il y en a un qui sait que c’est Lopez mais il a tellement menti. Je sais que les Marocains d’une manière habile ont fait que Lopez n’aille pas au-delà, et que le corps de Ben Barka soit enterré au vu et au su de Lopez et déplacé après. Quand Oufkir revient après à Paris, c’est avec Skalli et Abdelhak Aâchachi. Pourquoi revient-il? Est-ce que ce n’est pas pour se débrouiller et déplacer le corps dans un avion militaire marocain?

Hamid Berrada parle de la lettre d’un pilote qui a transporté le corps?
Hamid Berrada est venu me voir, il y a deux ans, pour me raconter cette histoire.. Mais Berrada ne donne aucun nom; tout est possible, on a reçu dix lettres anonymes, il y a quelqu’un qui m’a téléphoné pour me raconter une histoire sur un bateau à Rouen, qu’il a vu une caisse transportant un homme…J’ai demandé au monsieur de venir me raconter cela mais je ne l’ai jamais vu. Concernant le corps de Ben Barka, Abdelhak Aâchachi pourra nous dire où il est. Kadiri pourrait nous dire où il est car Lopez nous parle toujours d’une voiture diplomatique, cela ne pourrait être que Kadiri.

Mais il n’y a rien du côté Mossad et de la CIA?
Dans le dossier, il n’y a rien chez les Américains et du côté du Mossad, on a créé une commission rogatoire. On a raconté des histoires quand il y avait un différend entre le nouveau et l’ancien service israélien. Quand Dlimi est venu les voir pour demander de l’aide comme l’a révélé Maxime Gulan venu témoigner devant le juge, cela n’a rien apporté de nouveau. Je sais que Bachir Ben Barka parle souvent de cela. Je ne crois pas, peut-être les Américains ont dit à Rabat que Ben Barka les gêne et que les Marocains doivent se débrouiller avec lui, cela est possible. Les Américains l’ont certainement suivi et ont même demandé de l’aide israélienne mais pas plus. Boukhari dit que les Israéliens ont fourni de l’acide. C’est de la pure fiction.

Vous avez toujours l’espoir de parvenir à la vérité un jour dans l’affaire Ben Barka?
Moi, j’ai toujours confiance dans les déclarations de Mohammed VI; il n’est pas encore allé aussi loin jusqu’à présent, certainement parce que, autour de lui, des anciens ce que j’appelle les sécuritaires, l’empêchent d’aller de l’avant, s’il veut tourner la page, des années de plomb, s’il se dit «moi c’est moi, lui c’est lui». Ce qui est passé est passé, il y a la belle formule arabe qui dit «Lifat mat». Dans une affaire de cette importance, on ne peut pas appliquer cet adage, il faut que la mémoire soit écrite. Je vois les membres de la famille Banouna; ils sont très heureux maintenant, ils ont une tombe pour se recueillir. Mais pour l’affaire Ben Barka cela fait 41 ans. Mais je suis optimiste, car l’affaire va progresser. Et je suis persuadé que d’ici un an ou deux, on va nous dire voilà : Ben Barka est enterré là, on n’aura pas toute la vérité, mais on saura où il est enterré.


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1.Posté par Karim le 01/11/2015 16:36
Il serait temps de commencer a celebrer la vie de Mehdi Ben Barka au lieu de sa mort.
Prennons exemple de Martin Luther King Jr. (MLK) Apres son assassinat la date qui a ete choisie pour sa comemoration est celle de sa naissance 18 janvier au lieux de sa mort.
Apparement la date de naissance exacte de MBB n est pas connue. Wikipedia cite janvier 1920. Et si les marocains choisissaient la date de janvier 18 comme au USA pour celebrer la lutte pour les droits civiles ?
MBB aurait ete vraiment fier que cette nouvelle generation de marocains prenne une telle initiative.

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