Maroc en transition : Une société sous pression (3)


Libération propose à ses lecteurs des articles éclairant les composantes essentielles de celle-ci qui sont en phase de mutation critique : la famille, la classe moyenne, les migrations, les jeunes, jusqu'au lien social dont la transformation prend des formes multiples qualifiées parfois de «pathologiques».

Par Mostafa Kharoufi Sociologue, diplômé de sciences politiques
Mardi 28 Juillet 2015

III- La jeunesse

Au cours de l’actuelle décennie, la présence de plus en plus notable des jeunes dans les mouvements de protestion remet  la question de la jeunesse à l’ordre du jour. 

 
Plusieurs éléments militent en faveur d’un intérêt pour la jeunesse. D’abord le poids d’une telle catégorie sociale puisqu’au regard des données démographiques récentes, les jeunes de 18-30 ans représentent presque le quart de la population totale (23%) sur 33,7 millions d’habitants. De plus, cette part connaît ses niveaux les plus élevés actuellement et ne devrait commencer à se réduire que dans les prochaines années, surtout en milieu rural, tout comme celle des moins de 18 ans, au profit de la part des 30 ans et plus. En 2014, sur une population totale de l’ordre de 33.762.036, on comptait quelque 11 millions de jeunes dont l’âge se situe entre 15 et 35 ans (soit 38% de la population totale). La jeunesse de la population marocaine est actuellement une caractéristique saillante de sa structure démographique. Car cette part de la population connaît ses niveaux les plus élevés actuellement et devrait commencer à se réduire dans les prochaines années, surtout en milieu rural, tout comme celle des moins de 18 ans, au profit de la part des 30 ans et plus. 
Ce poids de la jeunesse est lié à la conjonction de plusieurs facteurs démographiques et sociaux. D’abord la transition démographique bien amorcée par le Maroc depuis 1975 ; laquelle bien que « surprenante et presque anormale » se poursuit sous les effets de l’urbanisation, la communication, la scolarisation, particulièrement celle des filles et l’entrée progressive de la femme sur le marché du travail1.
Mais l’étude sociologique des jeunes est confrontée à une double contrainte. La rareté des recherches et une difficulté à délimiter cette « catégorie sociale» qui est loin d’être homogène : différence de milieux, quelle tranche d’âge privilégier, statut matrimonial, genre, culture, etc. Pour faciliter l’approche des jeunes, les chercheurs en sciences sociales ont dû privilégier, au cours de ces dernières années, un des aspects novateurs sur la jeunesse en pensant celle-ci comme « un temps du cycle de vie décisif en matière de relation entre générations, et moins comme catégorie homogène ou spécifique »2 . 
Au Maroc, les jeunes sont confrontés à un conflit de valeurs particulièrement «ravageur», étant donné qu’ils sont constamment sollicités par l’information, par l’étalage des biens de consommation, parfois inaccessibles, et aussi par les valeurs de la modernité. Ils sont tiraillés entre valeurs et comportements familiaux avec lesquels ils sont familiarisés et d’autres tout à fait nouveaux, ceux de la soumission de la femme, ceux d’une acceptation subalterne de l’autorité, ceux d’une interprétation simplifiée et réductrice du message puissant de la religion. Et ce sont les jeunes ruraux qui ressentent vigoureusement ce conflit de valeurs. 
Enquêtes et études sur la jeunesse marocaine confirment de tels constats depuis le travail de terrain effectué par Pascon et Bentahar 3, lesquels ont, dès la fin des années 1960, interrogé 296 jeunes ruraux, âgés entre 12 et 30 ans, soulignant la grande « pulsion » pour le changement, pour une autre forme de vie sociale, avec des attitudes souvent à l‘opposé du conformisme notamment vis-à-vis du travail ou de l’ambition sociale.
A l’instar des jeunes du monde urbain, la jeunesse des campagnes manifeste les mêmes aspirations. Au contact du monde moderne qu’ils connaissent bien au travers des médias, de la radio, de la télévision, du téléphone mobile, les jeunes ruraux manifestent de plus en plus fréquemment une rupture avec les structures et les valeurs « traditionnelles ».
Le Maroc connaît depuis une dizaine d’années une dynamique économique, sociale et culturelle sans précédent. Des mutations profondes traversent toutes ses composantes sociales, notamment les jeunes et touchent toutes les dimensions de sa réalité et de son vécu social. De ce fait, malgré les résistances multiples et les formes diverses de malaise qui pourraient marquer cette frange de la population, le choix de la modernisation de la vie économique et sociale semble être irréversible.
De plus, les jeunes sont souvent associés à des pratiques de sociabilité particulières, ambitionnant d’être des acteurs du changement en cours. D’ailleurs, un nombre important d’entre eux possèdent, en moyenne, plus d’années de scolarité que les générations précédentes. Ils ont la chance de poursuivre des études supérieures, cependant une grande partie de cette nouvelle génération, notamment celle de la campagne, est confrontée à plusieurs difficultés qui handicapent son épanouissement et son intégration socio-économique. 
Dans ce contexte, la rapidité des changements sociaux se traduit dans de nouveaux langages, empreinte de nouvelles formes d’expression et conduit les jeunes à construire de nouveaux rapports à la famille, à l’Etat et à la société, et par voie de conséquence à l’espace, à la femme, aux modes de communication et d’action.
 



L’emploi : une préoccupation 
majeure des jeunes

Si cette aubaine démographique constitue une opportunité pour le Maroc dans la mesure où cette génération de jeunes, de meilleur niveau d’éducation et de formation et jouissant de plus grands droits humains, est mieux dotée pour contribuer au développement du pays, le Maroc ne dispose pas d’une politique claire et intégrée de la jeunesse. Parmi les principaux maux qui touchent les jeunes se trouvent ceux liés à l’emploi et à la migration
Dès lors, ce potentiel humain ne peut se transformer en réelle dividende démographique que si les jeunes parviennent à réaliser leur aspiration légitime à l’emploi (ou à l’auto-emploi) décent et viable. Ainsi, le véritable défi qu’affronte l’économie du Maroc réside dans la capacité à développer une croissance suffisamment forte et créatrice d’emplois pour offrir des opportunités de travail aux jeunes. 
Selon les données du Haut-Commissariat au plan, le taux de chômage des jeunes de 15-29 ans est élevé. Il se situait en 2010 à 16,7 % contre 9,1 % au niveau national. C’est un chômage de longue durée (66% sont au chômage depuis plus d’un an), il touche particulièrement les jeunes du milieu urbain (taux de chômage de 27%) et les plus diplômés parmi eux (le taux de chômage des diplômés du supérieur est de 41%). De plus, l’emploi des jeunes se caractérise par la précarité et la fragilité puisque les emplois occupés par ces jeunes sont souvent sous rémunérés, sans cadre contractuel et rarement couvert par un régime de protection sociale.
Le rapport du Conseil économique et social consacré à l’emploi des jeunes (2011) met en exergue cette problématique et montre à quel point les jeunes restent les plus affectés par le chômage, tout particulièrement les diplômés de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle. Le taux de chômage de cette catégorie demeure supérieur de plus de 7 points par rapport à la moyenne nationale. Il s’agit d’une situation préoccupante d’autant que le poids des jeunes de 15-29 ans dans la population en âge d’activité a tendance à baisser passant de 44,6% à 39,8% entre 2000 et 2010 et que le taux d’activité des jeunes se situait en 2010 à 44% contre une moyenne nationale de 49,6%.
Plusieurs recherches vont signaler une grande incertitude quant à l’avenir des jeunes et de plus grandes difficultés d’insertion sociale et professionnelle . Pour Abdelkébir Khattibi 5, le Maroc «se trouve engagé dans ce qui l’affecte et le met en crise… Non seulement par le chômage et la paupérisation massive (68,5% de chômeurs ont moins de 30 ans), mais il faut savoir que la société marocaine est vulnérabilisée» dans son système d’autorité responsable ; ce qui contribue à une désorientation des jeunes ».
Les jeunes sont d’importants candidats à l’émigration interne et internationale. Les départs massifs et réguliers des jeunes sont un fait notable puisque depuis les années 1970 (l’âge moyen des populations rurales confrontées à la migration définitive et volontaire (chefs de ménage), fut estimé déjà, à 23,6 ans 6). Ce caractère jeune des populations migrantes est également souligné lors de la recherche effectuée par la Direction de la statistique sur la migration et l’urbanisation 7, s’accordant avec plusieurs études conduites par le Haut Commissariat au plan et le CERED 8 : (2/5 des migrants ont moins de 15 ans et près d’un migrant sur deux a entre 15 et 29 ans) 9. 
La présence notable de cette catégorie sociale dans les villes moyennes et petites, témoigne de la recherche par ces migrants d’une position procurée par le travail en ville et du rôle catalyseur joué par ces centres pour l’exode effet, la mobilité spatiale tant interne qu’internationale entraîne principalement des candidats en âge de travailler ou d’étudier particulièrement les jeunes. Plusieurs travaux font état de départs ruraux massifs 10.
Entre la demande très forte à l’émigration vers le Nord chez les jeunes et l’existence d’une grande marginalité qui s’est auto-instituée comme telle les liens ne manquent pas, selon Abdelkebir Khatibi 11. Cet engouement pour la rive nord chez les jeunes s’explique par des facteurs générateurs (disparités économiques, facteurs démographiques, chômage, pauvreté,) et d’autres facteurs incitateurs (attractivité, image de réussite sociale renvoyée par l’émigré de retour au pays pendant les vacances, impact de l’audiovisuel, proximité géographique).

Culture et sociabilité : un faible encadrement 
Pour faciliter l’intégration de la jeunesse dans la société et la préserver des formes de délinquance et de marginalité, il faut assurer son encadrement. Celui-ci passe par la manifestation d’intérêt pour les pratiques de sociabilité des jeunes et leurs loisirs. 
Or l’examen de la relation des jeunes marocains avec la culture montre que les avancées réalisées en la matière ne sont pas encore à la hauteur des attentes des jeunes notamment ceux de la campagne (absence de maisons de jeunes, manque d’encadrement, absence d’activités sportives et culturelles, etc.).
Au cours de l’actuelle décennie, la présence de plus en plus notable des jeunes dans les mouvements de protestion remet la question de la jeunesse à l’ordre du jour. De plus en plus de jeunes sont impliqués, notamment dans les villes dont le nombre a triplé en quelques décennies, dans des tensions qui prennent appui sur des disparités sociales et spatiales, des exclusions sociales, entraînant des revendications récurrentes, liées à la faiblesse des services sociaux et des lieux de sociabilité. 
Les porte-voix des mouvements sociaux qui s’expriment parfois à travers des occupations de l’espace public à l’occasion d’actions collectives (mouvements de femmes, des droits de l’Homme, des Amazighs, des diplômés chômeurs…) sont de jeunes leaders dépositaires d’idéologies, de programmes ou de revendications précises. 
C’est probablement dans ce contexte qu’il faudrait inscrire la demande émanant des jeunes pour une politique publique inclusive avec son corollaire budgétaire. Cette revendication devient de plus en plus grande et occupe de larges espaces sur les sites web dédiés 12. Ces derniers lancent ouvertement un plaidoyer pour une plus grande implication des jeunes dans le processus de développement du Maroc 13. 
Un message identique est souvent véhiculé par des plaidoyers présentés à la presse marocaine et aux acteurs concernés, caractérisant la situation de la jeunesse par «des paradoxes saisissants, des disparités extrêmes » et réclamant l’élaboration d’une politique publique en faveur de la jeunesse 14 ».

Notes
1- Haut-Commissariat au plan.  «Démographie marocaine : tendances passées et perspectives d’avenir ». Rapport thématique 50 ans de développement humain perspectives 2025, p. 11
2-  Blöss Thierry. « La ville et les jeunes », in le Courrier du CNRS, Paris : CNRS, 1994, pp. 65-66
3-  Pascon Paul et Bentahar Mekki. – « Ce que disent 269 ruraux » Etudes sociologiques su le Maroc, publication du BESM, 1978
 4- El Aoufi Noureddine et Bensaid Mohamed. - Chômage et employabilité des jeunes au Maroc, cahiers de la stratégie de l’emploi, 2005/6, BIT
5-  Khatibi Abdelkébir. – « Prologue » in Rapport du Bulletin social économique et Social du Maroc, 2003, p. 5
6-  Troin Jean-François (Sous la Direction de) Le Maghreb : Hommes et espaces. Paris : Armand Colin, 1985, p. 173
7-  « La règle selon laquelle les migrants ruraux vers la ville sont surtout jeunes et des adultes d’âge actif ne fait pas défaut au Maroc », Direction de la statistique. – Migration et urbanisation au Maroc.- Rabat, Ministère chargé de l’incitation de l’économie, 1993, p. 228
8-  Direction de la statistique.- Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages (1998-1999).- rapport de synthèse, Rabat : ministère de prévision économique et du plan
9-   Voir Cered.- L’exode rural.- Rabat, 1995
10- Kharoufi Mostafa « Jeunes et changements au Maroc », publication de l’IRES 
11-  Khatibi Abdelkébir, op. cit. p. 5
12- Affaya Noureddine et Guerraoui Driss, le Maroc et le monde dans les perceptions des jeunes, ARCI, Rabat, 2004
Affaya Noureddine et Driss Guerraoui, le Maroc des jeunes, publications de l’Association de communication interculturelles, Rabat 2006.  
13- Voir site web Tanmia : http://www.tanmia.ma/article.php3 ?id_article=18063
14- Baddaoui Rachid. – « Pour une politique publique de la  jeunesse au Maroc ». in http://www.jeunesdumaroc.com/article3234.html (le 19 décembre 2008)


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