« Les morts n’(aiment) pas le sucre » de Boujemaa Achefri : Sauter par la fenêtre et revenir


Par M’barek Housni
Lundi 5 Septembre 2011

Boujemaa Achefri récidive. Il conforte une position déjà connue dans le milieu littéraire. Et il vient de commettre un plaisant « crime » littéraire. Un recueil de poèmes tout en prose plaisante et en images suggestives. Il y est question de plaisir, d’amours, de corps de femmes et de boisson. Sans se soucier des «critiques» des récalcitrants, il chante et célèbre la vie dans ce qu’elle donne de méritoire et digne d’être vécu. Même dans la douleur, même au fond du tragique.  
En douze textes réunis en deux parties, mais le tout assemblé intelligemment dans un petit livre dûment stylisé et esthétiquement agencé telle une petite d’œuvre d’édition (personnelle et suivie précautionneusement), le poète donne à voir aussi, à palper et à toucher la poésie, faite de papier et d’écrit, en digne critique d’art qu’il est, amoureux du mot et des formes.    
Ça commence par «La république de Caligula», oui rien que ça ! Et ça finit par « Le miel des cendres». Entre ces deux bords/textes, il y le beau choc des corps :
Adam marchait dans les sentiers de son corps
S’empêtrait dans une béance au fond du sillon de ses seins
Pour tomber en glissant dans les corridors de la féminité.
Il y a cet exquis chaos des sentiments, l’ébahissement, le profond vertige, les menus détails de l’assouvissement effréné des désirs mis à nu. Les habits qui tombent par terre comme par enchantement : «comme j’aime être nu comme ça, vêtu uniquement par la nature perdue dans les couloirs des maquillages». Les petits signes révélateurs : «Le reste de la fraise collé à  ses lèvres»; l’acte unifiant et la frustration momentanée : «Et se jeta dans le bassin du corps femme, et deviennent tous les deux un désir qui ne se fixe nulle part. La femme  dans le vide lumineux toujours allongée dans le lit se caresse par l’oreiller  ce fantôme humain qui l’a laissé aboyer de désir pour disparaitre dans le bain». Oui, il s’agit de ce va-et-vient entre être et assouvir. Dans le bonheur de l’instant ou dans la vue de la mort proche. Et la souffrance n’est guère loin. Aussi belle que douloureuse mais sans toutefois occulter l’étendue de la beauté du monde, ce lien ténu mais profondément voulu qui part «de l’étonnement du désir au sang du plaisir». Dans cet espace jalonné de « corps de morts qui n’aiment pas mélanger le café avec du sucre».        
Tout cela avec la certitude du conscient qui fait appel à son inconscient pour émerger et exister. Car l’amour avec le corps est épié, la femme défendue, les lieux interdits et le culte de la beauté une transgression. On est face à une tradition jalouse de ses arriérés fantasmes  de «pureté» du mot saint et de la chair destinée par des forces sombres. Il faut un combat autre : le mot souillé par le sang bouillant de la jouissance, la chair festoyée dans ce qu’elle a d’intime et d’énigmatiquement suggestif. Chose qui n’est guère donnée ou aisée. Il faut passer le message entre les lignes, l’annoncer par le poétique et le créatif. En dépit et contre tous. L’interdit comme la souffrance ou la mort. Même s’exiler, chercher d’autres lieux de célébration du dire.
C’est là qu’un lieu comme Paris donne la pleine mesure d’un objectif et d’un étendu pour le poète. Comme exemple, modèle et espace de création par le fait et le vers, sans frontière et avec une totale liberté ! Liberté, jouissance, savoir par le corps, le sang, tout autant que par le plaisir. Vastes chantiers où l’âme fait sa noce sans se départir de la chair extasiée, «le paradis du vin et des femmes»,  là où «d’un toucher elle a tissé une robe de vin qu’elle a versé dans des carafes de neige froide regorgeant de chaleur quand l’enlacent les mains des amoureux qui offrent leurs lèvres..».
Dans les lumières fusées, diffuses, le long des comptoirs de la belle Hortense, le lieu de toutes les rencontres et toutes les odes. Près de la Seine, à partir de la Défense, boulevard Rivoli gorgé de «magie et de corps désireux de violer la matière et l’âme». Pas seul, chose que Paris abhorre, la solitude, mais en compagnie de Modigliani qui «sort ses filles à travers ses doigts», de Sandro Botticelli, de  Da Vinci, et ces accompagnatrices de rêves et de belle galère.
Il n’est pas étonnant qu’il intitule de long poème élogieux d’un titre qui sonne comme une invocation religieuse et une vérité découverte en plein chemin de l’insouciance, «j’ai choisir d’être le fils de cette femelle», la ville de Paris s’entend.
Mais au fait, dans le fond des choses, la poésie de Boujemaa Ashefri est un combat au moyen de mots qui affichent le rire, la pleine satisfaction du plaisir qui se fait voir, sentir et goûter. Un combat afin de faire disparaître les sentiers de l’effacement qui entravent l’existence, qui appelle la mort à chaque moment, somme de toutes les petits morts subies, ces souffrances perçues et refoulées. Seul ou avec les amis qui «sortent des poèmes » pour s’abreuver au sein des coins de la ville blanche car « l’œil pourrait-il fixer la terreur ?»    
Ce recueil célèbre donc, et révèle, et dénigre, et fomente le beau complot qu’est de faire fi des édits sombres, de noyer les pannes dans l’agréable bain dionysiaque. Devrait-on pour cela sauter par la fenêtre et revenir ? Oui, revenir. Oui, entreprendre cet acte symbolique qui nous saute aux yeux dans un poème comme dans un autre, le long du livre, sorte de leitmotiv et marque de son auteur.
Ah ! Lorsque la poésie se met à ressembler à la vie…  


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