Les journalistes parlent du journalisme et d’eux-mêmes

Quand Abdallah Bensmaïn convoque l’information et interroge ses collègues!


Par Najib Mouhtadi *
Vendredi 4 Décembre 2015

Les journalistes parlent rarement d’eux-mêmes et encore moins du journalisme. Pourtant, c’est la tache à laquelle s’est attelé studieusement Abdallah Bensmaïn, journaliste et auteur de cet ouvrage intitulé : «Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes». En optant pour le témoignage, l’auteur se livre à un exercice ardu, par lequel il voulait faire parler les journalistes pour ce qui devait être vraisemblablement un ouvrage de révélations sur la presse.
C’est un ouvrage très prenant et qui se lit d’un trait, tellement soigné et richement parsemé de citations de sociologues, de sémiologues ou encore de psychanalystes qu’il affectionne particulièrement. En tout cas, le texte est bien élaboré et suffisamment documenté et référencé, côté témoignages. L’auteur de par sa formation et ses lectures savantes, invite sans fioriture à la lecture passionnée d’un texte dense et si captivant qu’on aurait dit une nouvelle… En tout cas, il ouvre l’appétit à une lecture croisée d’autres ouvrages qu’il mentionne incidemment et abondamment au gré des faits relatés.
 «Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes», paru aux Editions Afrique Orient en 2015, n’est pas en définitive un livre sur la presse marocaine uniquement, ni un livre théorique…, et de l’avis de l’auteur lui-même, il serait «un livre-témoignage par les journalistes sur la presse»! On comprend dès lors son souci de vouloir traiter sous le vocable «témoignage» ce que disent et pensent les journalistes. En dépit des difficultés rencontrées, il avoue avoir recueilli personnellement certains des témoignages décrits, mais qu’il a aussi épluché le reste, qui dans des articles de presse, qui dans des livres. Nous dirions qu’il a procédé par le truchement d’une méthode mixte alliant le quantitatif et le documentaire, ce qui n’est pas une mince affaire.
Conscient d’être, à la fois, sujet et objet d’étude, l’auteur se positionne objectivement dès le départ pour aborder un champ d’actions et de savoir, ardu et parsemé d’embûches, et qui requiert lucidité, sérieux et témérité. En s’attachant à l’écrit et au témoignage documenté, il explique avoir «voulu faire de l’exactitude un trait de caractère» de ce livre, tout en espérant «que le fair-play s’imposera à ceux qui sont «mal cités» ! Une manière élégante d’anticiper les «dégâts» qu’une pareille entreprise est censée occasionner sur le chemin de son accomplissement. Car chacun des noms évoqués, qu’ils soient débutants ou vétérans, peu connus ou habitués des plateaux de TV, des grands quotidiens au Maroc, en France, en Algérie ou ailleurs, chacun d’eux - au gré des faits mentionnés - en a eu pour son grade…
Et là, l’auteur a tenu sa promesse, non pas que son jugement soit le meilleur, mais il a tenu à rester fidèle à lui-même en exprimant ses opinions dans leur plénitude, la sincérité, le choix du juste. Il corrige et redresse l’exactitude de l’information relatée, et n’hésite pas à rétablir la vérité et les faits, comme le ferait un rédacteur en chef soucieux d’objectivité.
Pour ce faire, il entame son «plaidoyer» par un thème problématique ; à savoir la diffamation entre approche normative et volet éthique et déontologique. En citant des cas précis de procès en diffamation, il a cherché à percevoir ce qui est infâme de ce qui est diffamant ; ce hiatus qui divise les uns et les autres, ce revers de médaille qui colle à toute presse se résignant à braver le non-dit, à briser l’omerta ou à tenter le chemin rocailleux de l’investigation parfois dangereux par nombre de ses escarpes.
«Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes», se voulait initialement beaucoup plus une compilation de témoignages authentiques qu’autre chose. Tant mieux, il a tourné en «livre d’auteur» qui relate la vision propre de l’auteur sur ce monde à part. Lui qui est venu au journalisme d’un autre univers, s’interroge sur son parcours personnel et celui des autres, même si beaucoup de ses confrères n’ont pas répondu à son questionnaire, ce qui n’a guère facilité la réalisation de son projet. Il n’empêche qu’il a relevé le défi en veillant à donner à cet ouvrage un caractère, et le segmenter en divers compartiments en vue de le rendre lisible et compréhensible.
Premier angle d’attaque, l’esprit confraternel et la solidarité, et en tout cas le peu de cas que les «confrères» se font du métier ; une réalité amère qu’il résume en cette formule bienheureuse :‘’La confrérie manque de confraternité’’! Il enjambe le présent et pose la question de l’avenir même de l’information, de la presse et des journalistes. Il aborde ainsi le virage technologique qui mécanise les progiciels et robotise les processus de fabrication de la nouvelle ; en y intégrant l’image et le son. Le monde de la machine serait fin prêt à remplacer l’homme, y compris dans ce qu’il a de plus intelligent, une manière de souligner la fragilité des acquis et la relativité d’un métier si noble et pourtant si méprisé par les siens.
Sur la réalité de la presse privée au Maroc, il a milité à restituer la vraie chronologie qui déplait à ceux qui voulaient attribuer la fondation de la presse indépendante, au passage ponctuel d’un magnat de la presse à Casablanca, Jean-Louis Servan-Schreiber pour ne pas le nommer. Celle-ci existait bien avant, mais au fait indépendante de qui ? L’auteur déblaie ici encore des certitudes qui n’en sont pas, et met en exergue la fragilité des médias face à leurs pourvoyeurs de fonds... la publicité certes, mais pas que cela.
En effet, avec beaucoup de naturel, Abdallah Bensmaïn questionne, remet en cause, rectifie et à l’occasion sanctionne ! A l’appui de ses assertions, il y met du Bourdieu, du Sartre et du Lacan.  Plus que tout, il y met une soif avide de toucher du doigt ce qui vogue entre l’intime qui agite l’esprit d’un journaliste dans le façonnement de l’opinion publique, et le «rendu» qui meuble effectivement l’espace commun, le lieu public et forcément lieu de partage. Il y a mis surtout son style et son souffle pour livrer un genre proche du récit qui relate le cheminement de ceux qui pratiquent le journalisme par conviction, par vocation ou par pur hasard.
Un texte riche en informations, mais truffé d’indiscrétions et d’anecdotes, ce qui le rend encore plus agréable à la lecture. «Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes» s’avère en définitive un livre laborieux dans lequel l’auteur s’est investi personnellement sur plus de 400 pages, en plus d’un Index des noms (968 au total !) et d’une table des matières. Le rendu en valait la chandelle et mérite des éloges, d’autant plus que la population ciblée n’avait pas manifesté (comme on pouvait s’y attendre) un enthousiasme débordant pour un travail si original!

 * Professeur de sciences politiques
Coordinateur du Master en communication
publique et sociale et directeur du Laboratoire sur la communication politique de la Faculté
de Mohammédia


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