Le périple du nom propre

Comme dans «Le dernier Salto», c’est dans un bar que quelque chose d’important se produit dans «Nom d’un chien».


Par Jean Zaganiaris *
Mercredi 10 Février 2016

Mercredi 10 février, Abdellah Baida
présente son dernier roman
« Nom d’un chien» (Marsam, 2016)
à la Bibliothèque nationale de Rabat.
 A travers le portrait de cet homme
appelé Ibn Kalb, l’auteur nous
offre un merveilleux voyage
dans des mondes imaginaires
insoupçonnés…



Même si Abdellah Baida ne fait pas référence dans son dernier roman à Abdelkébir Khatibi et à son fameux livre « La blessure du nom propre », on ne peut s’empêcher de penser à l’intertextualité entre ces deux livres qui évoquent les souffrances des appellations identitaires. « Nom d’un chien », le deuxième roman d’Abdellah Baida, raconte l’histoire d’un homme qui s’appelle Driss Ibn Kald. A l’image du personnage khatibien, son identité porte le poids d’une souffrance héritée des temps coloniaux. En effet, ce serait en faisant la queue devant un fonctionnaire de l’Etat français, venu au Maroc au cours des années 1910 pour « civiliser les populations indigènes », que le grand-père de Driss s’était disputé avec quelqu’un et que les noms de famille retenus par l’Administration coloniale avaient été les insultes échangés entre les deux hommes. Driss rêve d’un nom meilleur comme certaines personnes souhaitent l’avènement d’un « monde meilleur ». Il souhaiterait s’appeler «Badr », signifiant lune. Il s’émerveille devant les noms de famille de ses collègues de travail du ministère de l’Equipement, du Transport et de la Logistique : Fouzia Tazi, Fahd Adli, Said Cohen. Lui, son nom sonne comme une insulte : « Fils de chien ». Au moment où il apprend que son épouse est enceinte, il vit cette assignation identitaire du nom propre encore plus douloureusement : « Driss Ibn Kalb se rend compte de la lourdeur de son nom de famille dès la première année de l’école primaire. Les balbutiements du savoir naissent pour lui avec les bruissements de la honte. Dès les premiers jours, quand l’instituteur faisait l’appel, son nom déclenchait les fous rires et les moqueries de ses camarades ». C’est en sa chair que la douleur se fait rude et qu’il porte le poids du stigmate. Driss ressent un véritable malaise à cause de son nom : «Driss a toujours peur de perdre quelque chose à cause de son nom : perdre la face, perdre l’estime, perdre l’amour, perdre la foi, perdre sa position, perdre sa place, perdre son sang froid, perdre sa tranquillité». Seule sa femme respecte cette blessure «à ne pas toucher pour éviter de faire saigner son mari ». Enseignante de français, féministe convaincue, elle est douce et prévenante, fortement amoureuse et solidaire de son mari, mais dotée d’un caractère affirmé. Driss se dit que tout pourrait être si bien sans ce nom qui lui empoisonne l’existence. Cet opprobre influe même sur son sommeil. Tout au long du roman, Driss fait d’effrayants cauchemars et de curieux rêves ayant tous trait aux chiens. A travers ces songes, Abdellah Baida peint avec talent des paysages littéraires dépassant tout ce que l’on peut imaginer. En lisant les passages avec les trois chiens surgissant dans la salle d’accouchement ou bien ceux avec le lévrier, le lecteur peut effectivement dire « Nom d’un chien » ou « Nom d’une pipe » en découvrant la violence de ces mondes imaginaires créés par un auteur qui sait nous confronter avec les violences du délire et du tourment.
En discutant avec des amis, Driss décide de changer de nom de famille. Comme dans « Le dernier Salto », c’est dans un bar que quelque chose d’important se produit dans le récit. Il décide de se rendre à la Moqatâ pour faire le nécessaire. Là encore, le cauchemar revient mais sous une forme réelle. Driss est confronté à un fonctionnaire lui expliquant pas tant les démarches administratives à suivre que les versets du Coran qui lui viennent à l’esprit. L’univers kafkaïen des administrations s’imprègne d’un fondamentalisme religieux réactionnaire, omniprésent dans la société où évolue Driss. Quoi qu’il en soit, ce dernier veut aller jusqu’au bout de la démarche afin que son fils naisse avec un autre nom de famille. Sa femme et lui se rendent plusieurs fois à la Moqatâ pour avoir toutes les informations nécessaires. La liste des pièces à fournir comporte un mystérieux nota bene: «Le dossier est accompagné de tout document, quelle qu’en soit sa nature, qui en établit le bien- fondé». Cela signifie que pour changer de nom, Driss devrait réunir toutes les pièces susceptibles de montrer que celui qu’il porte actuellement est insultant. C’est à ce niveau que se trouve le coup de génie d’Abdellah Baida transformant la «souffrance» du nom propre non seulement en «périple» de la paperasse administrative mais en quête existentielle et initiatique, où le héros découvre que toute naissance n’est pas forcément une trahison, voire une malédiction. Des marges de liberté existent dans nos perceptions. De la même façon qu’il utilise le langage des logiciels dans son travail d’informaticien, il doit apprendre à se réconcilier avec la polysémie des mots, notamment tels qu’ils existent dans les croisements entre les différentes cultures. Le périple de Driss Ibn Kald l’emmène dans plusieurs lieux porteurs de sens, depuis un petit douar du côté d’Asni où vit son oncle jusqu’à Paris où il est envoyé pour des raisons professionnelles. C’est là qu’il rencontre une certaine Stéphanie passionnée de chien, qui l’emmène dans un étrange restaurant avec des tableaux surréalistes sur les murs et lui fait découvrir un cimetière canin qui resurgira sous une autre forme au Maroc. Qu’est-ce qui attend Driss au bout de ce voyage, où les mots sont tout aussi importants que les sensations et les paysages? Arrivera-t-il à trouver les raisons justifiant son changement de nom? Peut-être que l’essentiel du périple n’est pas l’arrivée au port mais la beauté des choses qu’il nous a fait découvrir durant le trajet…

 * Enseignant chercheur CRESC/EGE Rabat
(Cercle de littérature contemporaine)           

 


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