Le fou de Dieu


Avec « La chaise du concierge » (Le Fennec 2017), BahaaTrabelsi revient dans le champ littéraire en pleine forme. Ce roman relate les méfaits de ce qu’elle nomme « un serial killer » islamiste dans une société qui va mal.

Par Jean Zaganiaris Cercle de Littérature Contemporaine.
Jeudi 2 Mars 2017

Le clin d’œil au film « Seven » (1995) de David Fincher, lors d’un passage clé du livre, n’est pas anodin. BahaaTrabelsi nous fait sentir cette ambiance pesante, paranoïaque et également mélancolique que l’on retrouve dans ces polars, où les crimes ne sont que le prétexte pour parler des phénomènes intolérables d’une société en perte de sens. Les premières phrases du roman annoncent le ton : « Il y a des jours comme ça... Où la clarté du soleil laisse place au coup de lune qui s'attarde ». Rita est journaliste. Ce matin-là, elle est en train d’écrire un mail à sa fille vivant en France. Elle se plaint de vivre dans un monde où l’obscurantisme est de retour, où les femmes sont écrasées par la domination masculine, où les libertés individuelles ne sont pas reconnues. C’est sa voix qui est le premier fil conducteur du roman. Elle nous fait voir les tares de la société casablancaise à travers ses yeux. Un homosexuel vient d’être assassiné à son domicile et elle doit faire un papier là-dessus, aller récolter des informations sur le terrain. Brusquement, ce n’est plus Rita qui raconte mais le commissaire Abid. Il évoque les lieux du crime, les bas-fonds de Casa, son mal de vivre dans une société corrompue, qu’il essaie d’apaiser dans des soirées de beuveries avec les filles du bar qu’il fréquente régulièrement. Et puis c’est à l’assassin lui-même de parler, de décrire ses pensées aux lecteurs : « Tous ces kamikazes qui s’explosent, ils sont ridicules et tuent des innocents. Dieu ne veut pas ça, tuer des innocents. Il y tellement de vrais mécréants, des homosexuels, des femmes adultères, des voleurs, des juifs, des fils indignes, des sorcières, des déjeuneurs du Ramadan ». L’assassin parle à Dieu tous les jours de sa révolte contre ce monde impie, où Dieu semble être mort… de chagrin, tant les hérésies et les éloignements du message divin sont omniprésents. L’assassin – on ne connaîtra son nom que dans les dernières pages – veut redonner le sourire à Dieu, être son messager, purifier la société et châtier les mécréants. Sur chacun des corps, il dépose un verset du Coran. Après être entré dans l’appartement d’un homme malhonnête, ayant commis différents vols, il fracasse le crâne de ce dernier et lui coupe la main droite, sur laquelle il dépose une page du Coran où un verset est entouré en rouge : « [5 : 38 ] : Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez la main, en punition de ce qu’ils se sont acquis, et comme châtiment de la part d’Allah. Allah est Puissant et Sage ». Il en est de même pour une personne de confession juive, d’une femme qu’il juge impudique (à laquelle il fera subir un viol avant de la tuer). A un moment, lors d’une confrontation avec l’Haj, un vieux policier qui voit dans la prière la seule porte de salut face à ce monde violent et qui lui rappelle un autre verset du Coran indiquant : « [5 : 32 ] Qui tue un être humain a tué toute l’humanité », le tueur répond que les « impies ne sont pas des êtres humains, ce sont des bêtes sauvages qui ne respectent rien ». C’est à ce niveau que BahaaTrabelsi dévoile une part effrayante, sombre, d’individus qui ne reconnaissent pas le statut « d’humain » à certaines personnes et s’autorisent à les exterminer parce qu’elles ne répondent pas aux critères de leur ordre moral, celui qu’ils estiment être bon pour la société. C’est à ce niveau que l’auteure touche à une problématique importante chez Hannah Arendt mais aussi chez Abdelkébir Khatibi : l’appartenance de la pluralité des individus à un monde commun.
Les regards que Rita et le commissaire Abid portent sur le monde sont un cri d’alarme, un avertisseur d’incendie. Très vite, ils tombent amoureux l’un de l’autre, espérant trouver dans leur idylle une échappatoire. La journaliste porte un regard mélancolique sur un Maroc dépossédé de son identité culturelle et de son ouverture d’esprit par l’avènement des fondamentalismes religieux : « Il y a quinze ans à peine, les femmes qui portaient le foulard n’étaient pas aussi nombreuses. Aujourd’hui, elles sont majoritaires dans les rues, les écoles. Il y en a même qui se promènent en burqa. Depuis quand la burqa fait-elle partie de nos vêtements traditionnels ? ». On est aux antipodes du discours de Fatima Lamrabet au sujet des femmes voilées et de la posture des féministes islamiques. Pour Rita, le port du voile est un asservissement ; pas une forme d’émancipation. Il symbolise le recul des femmes. Toutefois, l’on pourrait s’amuser à joindre les contraire – comme le fait d’ailleurs BahaaTrabelsi dans l’une de ses nouvelles dans «Parlez-moi d’amour». L’importance de la charia comme «voie», et non comme «droit», dont parle Asma Lamrabet dans ses ouvrages est en toile de fond de «La chaise du concierge», lorsque Rita affirme que les seules prières qu’elle fait sont lorsqu’elle est nue sous sa douche.On retrouve cette idée de l’islam comme « voie » et non comme «loi» dans le roman de Zakya Gnaoui, «Sans contrefaçon» (Casa Express, 2016), au moment où Layla tombe amoureuse de Lino. Plus loin, la pensée de Dina, la fille de Rita, qui affirme un attachement fort à sa culture musulmane mais qui est aussi le témoin des attentats de novembre 2015 en France, est beaucoup radicale en parlant de sa mère : « Elle n’a pas compris que c’est une vraie guerre que nous vivons, une invasion. La mondialisation d’un islam belliqueux, au-delà des identités multiples. L’unification des rituels, de la pensée assassine et des uniformes ostentatoires du nouveau fascisme islamique ». On n’est pas obligé de partager les points de vue des personnages, notamment ce dernier point. Toutefois, le cri d’alarme lancé dans cette production fictionnelle, où la désacralisation de la vie et des valeurs est présente en chacun des protagonistes, mérite d’être écouté.


 


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