Le cinéma, peut-il remplacer la littérature?


Par Mouad Adham
Mercredi 28 Septembre 2016

Lire un roman et voir sa réadaptation cinématographique, est-ce la même chose ? La lecture de la nouvelle Rita Hayworth et la Rédemption de Shawshank de Stephen King, peut-elle donner les mêmes émotions que le fait de regarder sa réadaptation cinématographique Les Evadés, un film de Frank Darabont ?  Une chose est certaine, le nombre de ceux qui connaissent le film dépasse largement celui de ceux qui ont lu la nouvelle. Mais est-ce bien une preuve que la réadaptation cinématographique d’un roman, d’un conte ou d’une nouvelle pourrait bien se substituer à la lecture du texte original ?
La logique de la masse, c'est-à-dire le nombre incomparable des amateurs des films par rapport à ceux qui apprécient la lecture d’un texte littéraire, peut se justifier par la nouvelle place qu’occupe l’image télévisée dans le mode de vie contemporain et aussi par le désintérêt pour la lecture. Ceux qui désertent la lecture peuvent dire bien sûr que lire la nouvelle ou regarder le film donnent le même résultat, à savoir le rôle important de l’espoir dans la résistance et la survie d'Andy Dufresne, le héros des Evadés, et par prolongement dans la vie de chaque être humain. Mais est-ce que la nouvelle de Stephen King se résume à l’histoire de ce héros condamné injustement de passer plus de vingt ans dans une prison ? Ceux qui ont lu la nouvelle et regardé le film en même temps, sont les seuls à saisir les différences de taille entre la version cinématographique et la forme textuelle de l’histoire d'Andy Dufresne.  
Une des différences réside dans les codes de la narration. Si le film mobilise le son et l’image, la nouvelle se contente de l’encre noir sur des feuilles blanches. Le spectateur devant l’écran se laisse guider par les choix du réalisateur : la musique accompagnant les émotions fortes de l’histoire obéit à une logique interprétative qui n’est rien d’autre que le fruit d’une lecture subjective de la nouvelle ; par le biais d’une mélodie lugubre ou gaie, le spectateur est doublement scotché devant le défilé de scènes bien spécifiques quand les vibrations et les notes du violon ou du piano s’entremêlent aux larmes et aux rires des personnages. Aucun spectateur n’est près d’oublier à titre d’exemple la douceur et la persistance  du retentissement des notes du piano lorsqu’Andy conseille son ami Red « de se dépêcher de vivre ou de se dépêcher de mourir », un conseil précieux puisqu’il projette le plan du héros de s’évader de la prison pour aller à Zihuatanejo, au Mexique, et de posséder dans cette ville côtière un hôtel et un bateau pour y passer le restant de sa vie. Devant l’incertitude de Red, l’espoir extraordinaire d’Andy est épaulé par un mimétisme musical : les temps forts des notes aiguës du piano qui accompagnent un violon triste concrétisent la volonté du héros de se faire entendre et se révolter devant le désarroi du désespoir. Ainsi, la musique a un rôle pédagogique et aide le récepteur à saisir les moments phares du film.
Une autre différence bien importante et aussi liée au réalisateur : il s’agit du choix des acteurs, du décor (espace) et des scènes. En fait, Brad Pitt ou Nicolas Cage à la place de Tim Robbins dans le rôle d’Andy et Denzel Washington au lieu de Morgan Freeman dans le rôle de Ellis Redding, surnommé Red, donneront sûrement un autre éthos au film. On ne sait pas est-ce que cela aurait donné une meilleure version du film ou une mauvaise, mais une chose est sûre : le portrait physique des acteurs forge la réception et l’accueil du spectateur qui ne peut voir le personnage qu’à travers le profil et l’histoire d’un acteur préféré ou détesté. En plus, le contexte spatial du film et les dimensions des lieux sont peu liés à ce que la nouvelle présente. Pour le réalisateur, la présentation de l’espace comme un milieu hostile est dictée par le «profil» ou le cliché commun des institutions pénitentiaires des années cinquante aux Etats-Unis d’Amérique, une inspiration fructueuse et efficace puisqu’elle met le spectateur dans une réalité vraisemblable. Quand le spectateur visualise une histoire homogène et une narration logique à l’abri du coq à l’âne, il ne doute pas un instant que son impression est truquée et que le réalisateur a créé des scènes inexistantes dans le texte de Stephen King. Un tel ajout se justifie par la nécessité de respecter les habitudes du téléspectateur ordinaire qui fait partie du large public, et de ne pas compter sur ses facultés d’induire l’implicite et ce qui est légué à une compréhension au deuxième degré dans la nouvelle.
En dehors de l’intervention d’un réalisateur, le lecteur de la nouvelle peut visualiser les détails de la description comme il lui plaît. En effet, le contact direct avec le texte littéraire donne libre cours à l’imagination et permet d’octroyer aux scènes des couleurs subjectives et des interprétations personnelles et ouvertes. Le lecteur est libre d’entendre virtuellement la musique qui lui semble adéquate, ou tout simplement de se contenter de la musicalité qu’offrent les assonances et les allitérations. Le texte littéraire a sa propre mélodie, son propre rythme et sa propre cadence, et paradoxalement chaque lecteur peut visualiser un univers tout à fait différent des autres lecteurs. Le lecteur fait lui-même le casting, et choisit l’apparence physique qui l’arrange pour le héros sans se soucier de l’apport commercial et marketing pesant sur les épaules du réalisateur du film. Pourquoi alors se contenter d’une seule lecture, celle du réalisateur du film ? Pourquoi se priver du plaisir de devenir à son tour réalisateur et d’interpréter le texte à sa guise?
Le cas de la représentation cinématographique de la nouvelle de Stephen King n’est qu’un exemple des textes littéraires qui se prêtent facilement à la réadaptation cinématographique. Cette dernière est loin d’oser aborder des œuvres connues par leur complexité ; au cas où elle oserait transformer le récit en film, le résultat laisserait à désirer. L’exemple le plus illustratif est le roman septénaire de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, qui défie tous les réalisateurs par son beau style et sa rhétorique recherchée. En fait, la plume proustienne ne peut pas faire l’économie de l’utilisation des métaphores et des comparaisons pour évoquer des souvenirs ; rien que ce procédé rhétorique qui permet au narrateur de faire coexister le présent et le passé est capable de détruire la cohérence du récit d’un point de vue cinématographique. Mais, le lecteur du roman ne trouve pas de difficulté à saisir les intentions du narrateur et à croire à la possibilité de vivre le passé à travers les actes du présent. Nombreux sont les réalisateurs par exemple qui ont essayé de rendre visuelle l’expérience de la Petite Madeleine trompée dans une tasse de thé ; ces tentatives transforment rapidement le genre du roman et donne au spectateur l’impression que l’œuvre proustienne décrit un univers fantastique tandis que le narrateur ne fait que décrire la synesthésie vécue presque chaque jour par n’importe quel être humain.
Le génie de Proust dépasse sa capacité de créer une œuvre atemporelle et se concrétise dans sa prophétie de prévoir l’impossibilité du cinéma à se substituer au texte littéraire. «Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique». Lorsque le narrateur du roman - le délégué de l’auteur - parle de «quelques-uns» au début du 20ème siècle, il désigne sûrement des personnes qui croient pouvoir relever le défi de transformer un texte littéraire en un «défilé cinématographique» par le biais d’une caméra, c'est-à-dire des réalisateurs. Ces derniers ont échoué et échoueront à transformer A la recherche du temps perdu en film et à mettre en brèche la clairevoyance d’un auteur qui croyait dur comme fer que le cinéma ne remplacera jamais la littérature.        

 * Professeur de la langue
et de la littérature françaises

 


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1.Posté par imane le 21/11/2016 15:29
J'ai bien lu votre article et je pense que regarder un film reste juste quelque chose de divertissement parce que tout simplement l'idée de produire un film est artistique.
Par contre, lire un roman ou nouvelle...nous aide beaucoup à écrire avec une langue littéraire et bien précise...et plus encore.
Bref: la lecture ouvre l'esprit et le cinéma ne remplace jamis la litterature.

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