La résistance populaire face à la prédation de la gestion déléguée


Mouvement Anfass Démocratique
Samedi 26 Décembre 2015

Depuis quelques années, la contestation populaire s’organise face aux sociétés délégatrices des services publics de distribution d’eau et d’électricité. Dernier exemple en date : la «révolution» des bougies à Tanger contre Amendis.
Le Mouvement Anfass Démocratique, en tant que mouvement politique progressiste, fidèle à ses missions de critique des politiques publiques et de propositions d’alternatives, souhaite à travers ce document apporter des issues pour ce problème, conformément aux décisions de son conseil national du 18 novembre sous le thème «Libération et dé-colonialisme ».
Le sujet des services délégués est d’actualité à plus d’égards. La contestation populaire des factures d’eau et d’électricité à Tanger a remis sur la place publique le débat de ce choix de gestion.
En effet, ce sujet, dépasse une simple décision technique d’externaliser la gestion d’un service public. Si le prix est souvent l’argument le plus dénoncé par les populations, l’histoire politique contemporaine montre que la gestion déléguée est souvent vue de l’angle de l’ingérence extérieure et du conflit d’intérêt. On peut légitimement se poser une question, sur ce registre : comment un maire d’une grande ville peut exercer un quelconque contrôle sur une société de gestion déléguée quand il ne dispose que de 3 proches conseillers, dont une est salariée de cette même société ?
A ce titre, beaucoup de questions se posent notamment sur les liens entre ces entreprises étrangères et le financement de certaines campagnes électorales.
Le Mouvement Anfass Démocratique prône clairement la reprise du contrôle par les citoyens de la gestion des services publics, notamment soit à travers une étatisation des services déjà déléguée accompagnée de mesures associant la population dans le contrôle et le suivi des entités de gestion des services publics, soit à travers un contrôle direct de la population par des coopératives citoyennes.
Le cas échéant, nous demandons à ce qu’une régulation de la gestion déléguée soit installée afin de rassurer les populations quant au contrôle, suivi et efficience de la gestion déléguée.            
Voici, par ailleurs, quelques propositions.

1- Coopératives de gestion des services de distribution
Les citoyens d’une région donnée (Grand Casa : 6M d’habitants, Tanger-Tétouan-Al Hoceima 4,8M, Rabat-Salé-Kénitra 3,5M) peuvent s’organiser en coopérative de gestion de services publics.
Si l’on prend la région de Tanger, l’idée pourrait être de rassembler environ 500.000 sociétaires (hypothèses : la moitié des ménages dans la région sera sociétaire), avec une mise initiale de 1.000 DH, ce qui portera le capital à 500 MDH, ce qui représenterait plus de 30% de la valeur de la société délégatrice Amendis. Le reliquat pourront être financé par les banques. L’Etat, la région et les communes pourraient également appuyer cette coopérative citoyenne.
Exemples :
- Sociétés d’Intérêt Collectif Agricole d’Electricité SICAE : Coopérative appellée au début du 20ème siècle sous le nom de « Coopératives d’Electricité » pour développer l’électrification des zones rurales délaissées par les investisseurs privés, devenue en 1920 SICAE, servant aujourd’hui plus de 250.000 clients.
- EWS Schönau : Cette coopérative du village de Schönau a été créée en 1986 après le drame de Tchernobyl. Aujourd’hui, elle produit de l’énergie à 95% d’origine renouvelable et 5% de cogénération de gaz et compte 75.000 clients auxquels elle fournit de l’électricité.
- Elektra Birseck, Münchenstein : Cette coopérative créée en 1897 alimente 226.000 personnes en Suisse, et dispose d’un «musée de l’électricité» à Münchenstein. Depuis le début des années 2000, cette coopérative investit exclusivement dans l’éolien et le solaire.
- Coopérative d’énergie citoyenne à Berlin : Née d’une initiative citoyenne en 2011, cette coopérative a pour but de rassembler des fonds, sous forme de participation de sociétaires, pour racheter le contrat de gestion déléguée d’électricité dans la ville de Berlin après l’arrivée à échéance du contrat de délégation en vigueur.
a) Cette option a pour avantage de rendre le contrôle des services de distribution possible directement par les citoyens, mais aussi de partager les bénéfices aux citoyens sociétaires soit par distribution soit par réinvestissement dans la production.
b) Cette voie conduira à une réflexion profonde sur le rôle de l’Etat et de la démocratie représentative.       
2- Etatisation ou création de régies régionales avec rachat/rupture des contrats de délégation
Le Maroc a, fort heureusement, encore des exemples de gestion des services de distribution d’eau et d’électricité soit directement par l’Office national de l’Electricité et de l’eau potable ONEE (61% d’électricité et 33% d’ eau) soit par des régies autonomes (14% d’électricité et 31% d’eau) selon le Dahir n° 1.59.315 du 23 Juin 1960 (relatif à l’organisation communale) et des arrêtés du Ministère de l’Intérieur (portant autorisation de créer le nouveau syndicat des communes pour la gestion du Service de l’eau potable et de l’électricité).
Dans cette optique, pour des régions «matures» spatialement, il est tout à fait envisageable de créer une régie communale régionale (pour fédérer les efforts techniques, d’investissement et de pérennité du service public selon les recommandations du rapport de la cour des comptes). Cette proposition n’est pas à inventer puisqu’il y a des expériences marocaines par le passé (nous en citons quelques-unes) :
Janvier 1970, la RADEEF (Fès) s’est substituée à la « Compagnie fassie d’électricité » pour la gestion du réseau électrique.
La RADEEMA (Marrakech) a été créée suite à la signature, le 17 juillet 1964, par la ville de Marrakech d’un protocole pour le rachat de la concession, laquelle fut confiée à la Société marocaine de distribution (SMD).
Assurer la suite du service public après le rachat/rupture du contrat à travers l’ONEE qui assure déjà ces services sur une grande partie du territoire national et dispose des compétences techniques et managériales nécessaires.
Nous ne discuterons pas des conditions de rachat/rupture des contrats de gestion déléguée, puisque plusieurs rapports (Cour des comptes, CESE, …) ont traité du sujet du contrôle.
Cette option a pour avantage de rendre possible l’Etatisation du service public et d’inverser la tendance de la privatisation à outrance commencée lors du PAS suite aux recommandations impopulaires de la Banque mondiale. L’Etatisation (directement par l’Etat à travers son office ou par des régies autonomes) servira à rendre confiance aux citoyens quant au soin apporté pour le service public. Il sera nécessaire néanmoins d’impliquer les populations dans le contrôle.
Cette option nécessite un grand investissement de la part de futures structures étatiques surtout en termes de positionnement commercial pour éviter les lourdeurs administratives et les gouffres financiers constatés avant la privatisation.        
3- Création d’une autorité de régulation nationale/régionale:
La loi 54.05, entrée en vigueur en 2006, fixe les conditions de passation des contrats de délégation des services publics. Toutefois, les contrats de délégation des services d’eau et d’électricité l’ont été avant cette législation. Malgré tout, un vide juridique plane sur la compétence publique assurant le contrôle ou la régulation de la délégation, censés être réalisés directement  par l’autorité délégante.
L’expérience de l’agence de régulation des télécommunications, malgré les critiques, donne un benchmark aux politiques. L’idée semble convaincre la majorité comme l’opposition : le PJD planchait sur « une proposition de loi afin de créer des agences spécialisées pour contrôler la gestion déléguée », alors que le PAM a déposé une « proposition de loi portant sur  la création d’une instance nationale de contrôle de tous les contrats de la gestion déléguée conclus entre des collectivités territoriales et des sociétés privées ». Le CESE a récemment publié un rapport sur la « Gestion déléguée des services publics au service de l’usager » avec comme
principale recommandation, la régulation et la bonne préparation des projets d’externalisation des services publics.
Dans cette perspective, il est à noter la nécessité d’instaurer les actions suivantes :
 Etablir un schéma de principe par le régulateur pour rationaliser la prise de décision de gestion déléguée, notamment en étudiant les impacts économiques, sociaux et environnementaux. Ce schéma doit également prévoir les mesures d’accompagnement, de contrôle et de suivi de la gestion déléguée afin d’aboutir à plus de transparence et de bonne gouvernance.
Clarifier le cadre juridique (notamment les décrets relatifs à la loi 54.05) de la gestion déléguée afin d’assainir la relation entre le délégant, le concessionnaire et le public.  
Cette solution intermédiaire entre la situation actuelle où les délégataires ne subissent ou presque aucun contrôle et les solutions de rendre le service à l’Etat ou aux citoyens, permettra de rendre transparentes les relations entre délégants et délégataires et de garantir aux citoyens un premier niveau d’arbitrage.
En choisissant cette option, le Maroc reste tributaire des grandes entreprises dans des services de première nécessité et, par ricochet, ne permet même pas de favoriser la création d’entreprises privées nationales ayant pour ambition de remplacer ces multinationales de gestion déléguée.  

Statistiques

Quatre contrats de gestion déléguée en matière de distribution : Redal, Lydec, Amendis Tanger et Amendis Tétouan.
 11 milliards de dirhams de chiffres d’affaires en 2013.
 Distribution d’électricité : 61% par l’ONEE, 25% par des sociétés délégatrices, 14% par des régies.
 Distribution d’eau : 33% par l’ONEE, 36% par des sociétés délégatrices, 31% par des régies.
Selon un centre d’analyse français, le prix du service délégué coûterait entre 8 et 10% plus cher que lorsqu’il est délivré par l’Etat ou les régies communales.



 

Historique

Le Sultan Moulay Al Hassan, à la fin du 19ème siècle, avait décidé de concéder à la société Régis les droits de réalisation des adductions en eau potable dans la vielle ville de Tanger, alors sous contrôle international (Pr. Ahmed Bencheikh, cité plus haut). Un siècle plus tard, la question est à l’ordre du jour, cette fois-ci à Casablanca.
Suite aux recommandations de la Banque mondiale, la décision de délégation des services d’eau et électricité dans l’agglomération de Casablanca aurait été promise par Feu Hassan II au patron de la firme française en 1994 (La gestion « déléguée » de la RAD par la Lyonnaise des Eaux : une controverse politique régentée par le « fait Makhzen » (1994-1997), Pr. Ahmed Bencheikh, L’Eau dans l’histoire du Maroc, Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines (Université Hassan II)  N°11, 1999)  chose que confirme le journal « Le Monde » dans un article paru sur ses colonnes du 7 juin 1997 titré « Casablanca : un seul contrat pour l’eau, l’assainissement et l’électricité ». Le tout puissant ministre de l’Intérieur de l’époque ne pourrait laisser l’opposition gagner dans une ville névralgique. Une grande bataille médiatique entre journaux de l’opposition et ceux pro-gouvernementaux fut déclenchée. L’attitude hostile des élus de l’opposition face à la privatisation de la Régie fut animée par plusieurs arguments :
 Le poids de l’Histoire : La société opérait dans la métropole marocaine sous le protectorat français. Ceci signifie pour certains « substituer à l’action des colons isolés celle de puissantes sociétés, à qui l’on accorde moyennant certaines obligations, de grandes concessions » (Les grands problèmes coloniaux, Hardy. G, Revue scientifique N°7, 14 Avril 1928).
Les députés criaient fort la démocratisation et la transparence dans le choix des entreprises.
Face à un puissant ministre de l’Intérieur, la gauche entendait faire un poids sur la scène politique dans un contexte de préparation de « l’alternance consensuelle ».
 La politique de privatisation du gouvernement de l’époque, applaudie par les institutions financières internationales, a été largement critiquée par l’opposition.
Les députés reprochaient au ministère de l’Intérieur le manque de rigueur et la mauvaise gestion, notamment au niveau de la direction des Régies et la celle des Collectivités locales.  
Dans ce conflit, les responsables de la Lyonnaise des Eaux n’ont cessé de répéter :«On nous a demandé de faire une proposition, ce que nous avons fait » (Journal l’Economiste du 7 mars 1996). Après un grand bras de fer, les communes, et naturellement les services communaux, étant sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, une «technisation» du problème fut née alors et le sort de la Régie fut connu et plusieurs autres villes du Royaume suivirent ce modèle dans divers domaines : la gestion des services de l’eau, d’assainissement à Rabat, Tanger, Tétouan, Oujda, la collecte des déchets à Rabat, Kénitra, Marrakech, Agadir, …
En 2011, lors des marches du 20 Février, les manifestants ont scandé « dégagé » à l’endroit des sociétés de gestion déléguée, entre autres revendications. Spécifiquement à Tanger, un bras de fer a été initié entre Véolia/Amendis et la mairie sur fond de non-respect d’obligations  contractuelles, chose confirmée par Nizar Elbarak (ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des affaires économiques et générales de l’époque): «Le contrat avec Amendis, tel qu’il a été signé auparavant, a atteint ses limites juridiques ».
 En 2013, très endettée, Véolia scelle un accord avec le fonds Actis de cession de Redal et Amendis pour 4 milliards de dirhams. C’est alors que les mairies des villes de Rabat, Salé, Tanger et Tétouan ont voté contre cet accord vu que Véolia n’avait pas honoré ses engagements en matière d’investissement. A Rabat, on votera même pour le rachat des activités de Redal, mais sans suite concrète.
En octobre 2014, la Cour des comptes a publié un rapport sur la gestion déléguée des services publics, et novembre 2015, le Conseil économique et social CESE annonce qu’il a été saisi par le président de la Chambre des représentants « pour réaliser une étude sur la gestion déléguée des services publics ». Le CESE « estime nécessaire de réaliser en amont des études préalables du mode de gestion le plus opportun du service public : recourir à une gestion directe, faire appel à une régie directe gérée de manière autonome, ou établir un contrat de gestion déléguée ou un contrat de Partenariat public-privé »
En octobre 2015, un mouvement social s’est déclenché à Tanger avant de se propager dans des villes avoisinantes réclamant le départ d‘Amendis. La question est remise à l’ordre du jour !

 


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