La littérature marocaine de langue française entre le thérapeutique et l'esthétique


Abdeljlil Lahjomri*
Mardi 16 Août 2011

La littérature marocaine de langue française entre le thérapeutique et l'esthétique
Suite et fin
 
Edmond Elmaleh dit qu'avant de choisir le titre de «Lettres à moi-même» pour son dernier récit il avait hésité entre «Lettres du caché» et «L'être du caché». Ce sont donc  des   lettres écrites à un  « je », à un «moi» dissimulé qu'il refusait de dévoiler parce que ce serait trop lacanien dit-il, et qu'il n'aimait pas cela.
Cette émergence du Je est la caractéristique essentielle de cette littérature, émergence qui est comme le disait déjà Jean Déjeux, « somme toute une fitna, une épreuve », une souffrance née de cette division inaugurale qui saccagera l’enfance. A Baida, critique bienveillant de cette littérature, écrit à propos d'un des romans qu'il présentait « Encore une enfance saccagée ». Décidément on ne finit pas de tenter de régler ses comptes avec un passé lourd d’injustices. Si je ne me trompe, c'est bien d'un règlement de compte avec son passé qu'il s'agit dans une cure, se libérer d'une souffrance, d'une « impossible parole ». C'est ce qui fera de cette littérature un immense chantier thérapeutique, un chantier  du déchiffrement du moi du narrateur par le moi de l'auteur
Mais cette thématique de la révolte, vécue comme une thérapie, révolte si familière à ces écrivains ; particulièrement révélatrice des traumatismes de leur enfance intéressera moins le critique que le flot ininterrompu du récit de ces souffrances depuis plus d'un demi-siècle.
La fitna que fut l'émergence de ce Je ne l'est pas parce qu'il se dresse contre la communauté à laquelle il appartient, qu'il lui échappe, et perturbe le « nous » mais, me semble-t-il, parce que l'identité de ce Je suis est brouillée, opaque, énigmatique.
IL n'arrive pas à savoir qui il est et nous, du coup, ne savons pas qui écrit.
La plupart de ces écrivains ont évoqué le double de ce moi qui les habite.  Le thème est classique, bien avant l'ouvrage de Dostoïevski appelé justement Le Double. Plus récemment, Carlos Liscano a publié le récit de son aventure d'écrivain qu'il a intitulé « L'écrivain et l'autre ». Un des derniers ouvrages de A. Khatibi a pour titre « Le scribe et son ombre ». 
Mais ce Je et cet Autre Je ont dans la littérature marocaine de langue française une tonalité toute différente de celle du « Je est Un autre » de Rimbaud qui, à mon avis, trouve sa résonance  dans le « Soi même comme un autre » de Paul Ricoeur. Chez eux, le Je et l'autre sont des alter ego, un peu comme le sont les jumeaux, semblables et différents. Dans le cas des récits qui nous intéressent, c'est de l'étranger qui est en eux qui est eux et qui parle de leur moi dans une langue qui n'est pas la langue de leur moi. C'est d'altérité qu'il s’agit. Et c'est  parce que cette altérité n'est pas assumée que ces récits restent autobiographiques et sont comme une cure inachevée, chaque fois recommencée.
Un critique dont je n'ai pas retrouvé le nom avait dit que si «l'écriture libère ou répare c'est parce qu'elle crée l'altérité».  La guérison, le succès de la cure n'est possible, ne le sera que quand cette altérité fera partie de ce qui est appelé identité.  Et ce n'est qu'à ce moment-là que nous ne serons plus en face de récits qui sont  des récits écrits par des écrivains qui parlent d'eux-mêmes comme le disait Christian Bobin, mais d'auteurs qui créent des œuvres singulières qui font œuvres de littérature. Ce n'est que quand ils accepteront scandaleusement comme l'a fait Youakim Moubarak, que la langue française fasse partie de leur arabité, de leur identité qu'ils pourront en extraire l'ineffable beauté.
Quelques citations pour illustrer l'opacité de ce Je
(Je fais exprès de prendre un premier exemple chez un écrivain de la jeune génération pour montrer que rien n'a changé et qu'il serait vain de parler de renouveau de cette littérature). Il dit : « J'invente autour et avec mon Je. Un Je que je connais bien, tellement bien et qui ne cesse pourtant de se dérober, de jouer avec moi, de disparaître, de se réinventer »  Montaigne n’a-t-il pas dit : «Je m'échappe tous les jours et je me dérobe ». Mais c'est un ainé de A. Taia qui a décrit  avec le plus de justesse  l'état de dédoublement pathétique que vit ce Je depuis l'émergence de ce type de récit littéraire.
Zaghloul  Morsy dit de ce Je : C'était comme s'il se regardait dans un miroir et que le miroir lui renvoyait l'image tremblée, méconnaissable d'un visage qui ne serait pas le sien. Il avait le sentiment soudain que quelque part à l'origine il y avait eu détournement, imposture, rapt.
Quelque chose ou quelqu'un était tapi, vivant en lui, indûment et par contrainte et lui parlait et qui n'était ni lui  ni sa parole.
Paroles qui ressemblent étrangement à ce que confierait un patient à son psychanalyste sur le divan.
Mots dont l'intensité est bouleversante : l’origine, les origines,  détournement des origines, imposture, rapt
Quelque chose ou quelqu’un, innomé, innommable, énigmatique tapi, vivant en lui. Contrainte
Ce quelque chose lui parle, paroles qui ne sont pas ses paroles.
Tant que cette littérature n'arrive pas à identifier cette mystérieuse chose, ce quelqu'un énigmatique qui confisque la parole, les paroles du Je, elle restera confinée dans le thérapeutique et atteindra rarement et difficilement à l’esthétique.
Edmond Amran Elmaleh dans son récit «Lettres à moi-même»   évoque l'inanité de l'acte d’écrire, et doute de l'écriture de soi. Inutile de s'attarder sur l'usage du Il pour parler du Je, du nous, du vous, du tu
Il dit cher ami, cher autre, cher ennemi en s'adressant à lui même, cher alter ego ou même cher censeur pour un peu justifier le retrait d'avoir à parler de lui-même mais surtout il finit par affirmer qu'en fait ce Je est plusieurs, multiple, et par se demander qui écrit? Laissant la question sans réponse et l'énigme insoluble.
Il écrit avec des accents émouvants (le il ici est en fait le je) : «Il portait un autre signe tout aussi charnellement implanté, invisible dans les plis de tout son être : le signe de l’énigme. Il était trois, multiple sans le savoir au fur et à mesure que le révèle le libre caprice de l’écriture, le privilège de l'un unique, aboli à tout jamais.’
Khatibi pour nommer cette chose ou ce quelqu'un avait inventé un subterfuge, un autre lui-même qu'il avait appelé l'étranger professionnel. Mais ni Morsy, ni Edmond Elmaleh ne semblent s'orienter vers cette voie. Il y a le Je comme nous l'avons dit qui est l'instance narratrice, il y le je dont il est question et dont on relate le récit de vie et puis il y a cette chose, ce quelqu'un énigmatique qui s'empare des paroles du narrateur et écrit le texte.
L'énigme reste énigme, le déchiffrement semble impossible, cette littérature continue à faire du surplace,  cet autre reste tapi au fond de l'écrivain écoute  le récit de sa vie et le restitue dans un livre avec des mots familiers.
Qui est-il ?
Peut-être que si nous nous préoccupions un peu de la langue comprendrons nous pourquoi le thérapeutique reste dominant et l'esthétique incertain.
L'aspect qui nous intéressera le plus est l'inévitable envahissement de la langue française par la ou les langues d’origine.  A. Khatibi dit que dans son expérience de l'écriture, il laisse la langue maternelle arriver, transformée et l’envahir. Il n’y a pas un récit qui soit indemne de cet envahissement. Pour illustrer cet envahissement, je choisis un des romans les plus récents de Driss Chraïbi  « La Mère du printemps »
Dès les premières pages des mots de la langue d’origine, là le dialectal, surgissent ; très rapidement la langue des origines, l'autre,  la langue des lettrés en l'occurrence le texte du Coran, apparait, curieusement même si les personnages sont berbères et  l'écrivain le rappelant souvent aucun mot de cette langue n’apparaitra. On découvrira que parfois l'écrivain  va essayer de réinventer dans la langue qu'il a choisie, le français, la saveur des mots de sa langue d'origine mais avouera qu'il est impuissant à le faire
« J’ai essayé de traduire la sève de ces expressions. Il me manque le soleil des paroles de chez nous », écrira-t-il en bas de la page 23
Cet envahissement était timide aux tout débuts de cette littérature  dans les premiers récits mais il est à noter qu'il redouble d'intensité dans les textes récents et nous assistons parfois avec des récits comme « Le fond de la jarre » à une tentative de traduire la sève des mots et expressions de la langue ou des langues d'origine que Driss Chraïbi avoue ne pas pouvoir réaliser et que A Laabi tente témérairement de réussir. Abdellatif Laabi a tenté dans ce récit autobiographique de faire couler la langue de l'autre dans le moule de la langue des origines.
C'est peut-être là que réside l'obstacle majeur qui bloque l'accès   de ces récits au renouveau qui serait une naissance à l’esthétique. L'écrivain est épuisé par la confrontation des signes qui se fait en lui et dont il rend compte dans ses écrits et les mots qu'il utilise, la langue qu'il invente pour se dire sont à peine capables de le dire. Impuissante en tout cas à le faire sortir de la division pour lui permettre de transcender les habitudes linguistiques pour inventer de nouvelles formes de langage qui dépasseraient la confrontation des signes qui est en lui puisque leur fusion est impossible, irréalisable, illusoire.
Impuissante surtout à le libérer de la contrainte de cette confrontation des signes qui est peut-être cette chose ou ce quelqu'un tapi en lui dont parle Morsy pour qu'enfin il puisse faire de son récit un kaléidoscope de personnages et de situations qui serait pour la postérité une représentation du monde et de l'univers auquel il appartient. Sortir de soi. Quitter le moi. Abolir le je.
Il décrirait les Homais de son temps, les Emma, les Rodolphe, les Mme de Nemours, les Jean Valjean, les Ténardier, les Guermantes, les Swann : un peu comme ce que Najib Mahfoud a fait ou ce que fait Aswany mais ceux-là écrivent en langue arabe
Ils connaissent l'unité abolie qu'avait évoquée Edmond Amran Elmaleh, abolie pour les écrivains de langue française par la scène inaugurale de la division
Englués dans la  confrontation des signes, ils ne  voient pas la société dont ils doivent rendre compte, et  prisonniers de cet autre eux-mêmes ils s'acharnent à lui demander des comptes.
A. Laabi a-t-il fait œuvre esthétique dans « Le fond de la jarre »? Sa tentative est audacieuse, séduisante et le lecteur connait un plaisir certain à  lire ce récit, mais ce courant qui pare la langue de l'écriture des accents de la langue des origines, qu'elle soit africaine  comme le malinké parce que cela a été aussi tenté ou arabe comme l'a tenté A Laabi n'est pas une innovation sur le plan formel parce qu'elle est simplement « signe distinctif » et comme l'a fait remarquer un critique un sociolecte. Ce signe distinctif avertit le lecteur qu'il prend connaissance du récit d'un écrivain qui appartient à un pays qui s'appelle le Maroc et non la Jordanie ou le Liban, comme un autre sociolecte lui signalera qu'il a affaire à un écrivain africain si le récit qu'il lit a les accents de la langue malinké.
Ce  travail de la langue, de la phrase, le rejet de la linéarité, la recherche des innovations verbales, l'au delà des mots, de nouvelles résonances, de nouvelles correspondances, une musicalité de la syntaxe, c'est ce que Z. Morsy a fait  dans  ce roman de notre génération qu'il a intitulé « Ishmael ou l'exil ». Je me suis toujours demandé si ce n'est pas  parce que ce poète, celui qui parmi nous maîtrisait le mieux les subtilités de cette langue qu'il nous enseignait (cf. ses recueils de poèmes, rares mais intenses), avait  justement eu l'audace  d'assujettir le thérapeutique à l'esthétique que son œuvre fut un pathétique échec.
Nous ne disposons pas d'assez de temps pour étudier cette audace stylistique ; notons tout simplement que ce passage a fait que son texte est apparu hermétique à beaucoup de lecteurs ; un peu comme le furent Mallarmé ou Rimbaud et le sens de cette audace leur échappant les lecteurs habitués aux confidences révoltées , et aux imprécations ininterrompues depuis un demi-siècle des auteurs marocains de langue française , ignorèrent complètement un récit singulier .
Mais l'audace de Z. Morsy ira plus loin et condamnera définitivement son œuvre qui serait reléguée dans l'enfer des bibliothèques s'il  y en avait encore.
Il tentera cette audace inouïe , non de parer la langue de l'écriture , ici la langue française , des accents de la langue des origines en participant à la création d'un sociolecte amusant , mais en la parant des accents de la langue du texte fondateur de la religion de la société qui est la sienne , et celle du lecteur: Le coran.
"Par l'Alf et par l'Y brisé ici prend fin et se perd le chemin partagé à la frontière des deux mondes '
Prétention sacrilège que de tenter de sacraliser la langue de l'autre et de tenter de cicatriser ainsi les palies de la division inaugurale et de retrouver le paradis perdu de l'unité saccagée.
Le lecteur français ne peut apprécier cet accent qui s'inspire des tablettes calligraphiées de la première école et le lecteur marocain, le semblable, le frère de l'écrivain, ne verra dans cette audace que la prétention sacrilège mais ne percevra pas l'audace esthétique.
Maladroitement Driss Chraïbi avait essayé de faire un peu cela dans « La Mère du printemps » à la fin du roman quand il s'écrit "Non par la mère du printemps et par Allah, ce n'est pas ........  «et il va même jusqu'à insérer dans le texte la Fatiha calligraphiée, mais cela est une autre affaire et Drissi Chraïbi n’a pas le talent de Morsy.
Je voudrai toutefois signaler avant de conclure le travail solitaire et innovateur de M Loakira . Peut-être  ce poète est-il en train de faire réussir le passage de cette littérature du thérapeutique vers l’esthétique. Lisez-le, il a amorcé avec sa trilogie ce passage périlleux.
J'ai toujours eu quelques inquiétudes à parler devant des professionnels de la psychanalyse, mon ami Farid Mrini le sait bien.
Ils me feront remarquer à juste titre que parlant de ces récits et de la psychanalyse, je n'ai pas évoqué le thème de la sexualité. Si dans ces récits à leur début l'évocation de la sexualité était timide ; et que peut-être en ces temps-là Assia Djebbar disait vrai quand elle disait que « la langue étrangère ne lui permet pas l'expression des mots d'amour » le thème de la sexualité enfin débridée, celle qu'affectionnent les analystes et les critiques a  fait irruption dans les récits récents, ceux de Leftah, par exemple, ceux de Hmoudane, ou ceux de Taia
Mais cette soudaine irruption, un peu déroutante, ne fait que confirmer mes propos, que cette littérature est plus du domaine du thérapeutique que de l'esthétique parce que peut-être que nous nous approchons du dévoilement de l’énigme.
Cela pourrait être l'objet d'une autre rencontre entre littéraires et psychanalystes
Contentons-nous de faire nôtre la prière de Jean Dejeux
«Que Dieu nous protège du mot je » et qu'un jour des auteurs le fassent disparaître dans un déluge de créations esthétiques. 


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