La littérature marocaine de langue française entre le thérapeutique et l'esthétique


Par Abdeljlil Lahjomri *
Lundi 15 Août 2011

Les relations de la psychanalyse et de la littérature paraissent évidentes. Elles sont pourtant tumultueuses, et comme l'affirme Julia Kristeva, paradoxales. Cet écrivain analyste n'hésite pas à avancer que ce rapprochement serait scandaleux. Tout le monde connaît le point de vue de Freud. « Dans mon esprit, dit-il, je compose toujours des romans, en m'appuyant sur mon expérience de psychanalyste. J’aimerais devenir romancier, mais pas encore, plus tard peut-être » et son texte sur « l'Homme Moise et la religion monothéiste » a comme sous-titre « un roman historique ». Sophocle a aidé  si l'on peut dire à l'élaboration du concept d'Oedipe et Shakespeare à l'étude de la pulsion de mort  Nous savons que des écrivains illustres comme J.L Borges et Gilles Deleuze étaient résolument contre et que d'autres comme Samuel Becket, Pierre-Jean Jouve, Michel Leiris, résolument pour. Il y a des psychanalystes qui se veulent ou prétendent être écrivains, il y a des écrivains qui usent des techniques psychanalytiques pour écrire des romans et on a vu des patients faire du récit de leur cure un texte qui se voulait littéraire («Marie Cardinal -   Les mots pour le dire»). Freud  considérait que des écrivains avaient été précurseurs de la psychanalyse.  L'anthologie intitulée (Le pays intérieur, voyage au centre du moi) d’Anne Maurel s'est autorisée de cet avis pour réunir en un même volume, Kafka, Rilke, Proust, Dostoïevski, Baudelaire,  Constant, Stendhal, G. Sand, G de Nerval et bien d'autres.
Et si je ne me trompe, il y a actuellement une discipline dans des cursus universitaires qui s'appelle littérature et psychanalyse et des professeurs de littérature et psychanalyse.
Mais ce n'est pas notre propos; ce que nous tenterons de faire pour ce qui est de la littérature marocaine de langue française, c'est ce que Julia Kristeva a fait dans sa conférence « Psychanalyse et littérature » quand elle a étudié les œuvres de Mallarmé, de Proust et de Céline. En plus modeste, cela va de soi.
Elle a commencé par montrer comment la psychanalyse nous aide à comprendre les œuvres de ces écrivains et comment leurs œuvres confortent l'approche psychanalytique, mais aussi et surtout comment travaillant le langage, ces écrivains produisent de nouvelles formes de beauté, tentent et réussissent une révolution du langage poétique, cherchent comme Mallarmé «le mot total».
En suspendant le sens, ils accèdent et nous font accéder à cette étrange étrangeté qu'est la beauté des mots, en somme ils nous font quitter  le sens des mots pour aller au-delà  des mots et de leur signification  pour nous en faire apprécier la saveur, l'incandescence, les correspondances, pour  donner un sens non au sens mais à plutôt un sens à l'ailleurs du mot, au renouveau du mot, un  ailleurs et un inconnu un  nouveau très baudelairien.
La recherche du plaisir que procure l'ailleurs  du langage ainsi réinventé, renouvelé est la raison d'être de l'acte d’écrire ; le dévoilement du sens, de l’énigme, le déchiffrement, sont par contre la condition d'être du récit analytique, de l'acte de se dire.
Toutes les deux travaillent le langage, l'une pour le renouveler, l'autre pour en  dévoiler le sens caché.
L'anamnèse en donnant un sens aux  mots cachés du récit fait par le  patient l'aide à guérir  des souffrances traumatiques. Le récit littéraire en réinventant les correspondances des mots installe le lecteur dans l'invention  esthétique et crée un nouveau langage, langage qui serait unique, qu'aucun écrivain  n'a utilisé avant, qu'aucun n'utilisera après. Singulier. Notre propos est d'essayer de voir ce qu'il en est de cette approche dans le cadre des récits que nous propose la littérature marocaine de langue française. Le titre que j'ai donné à cette intervention hésite à choisir entre la thérapeutique et l’esthétique, mais vous vous en doutez, j'affirme sans hésiter que ces récits sont pour moi plus de l'ordre du thérapeutique que de l’esthétique.
Et ce n'est pas chez un analyste thérapeute que je trouve l'argument qui justifierait cette affirmation mais chez un poète qui n'a pas la célébrité que confèrent les best-sellers parce que ses écrits ne veulent pas l'être mais qui est de nos jours un des meilleurs ciseleurs de la langue française.
Christian Bobin écrit dans son texte intitulé « Le livre inutile » ceci : « Les grands auteurs ne sont pas des écrivains. Un écrivain, c'est quelqu'un qui parle de lui, qui désire qu'on en parle. Un écrivain c'est quelqu'un qui cherche à être quelqu’un. Il a des idées… Un grand auteur n’a pas d'idées… n'écrit pas avec des idées… il écrit…, des livres singuliers, des livres à un seul exemplaire…».
Etudié sous cet angle quelque peu  insolite mais qui, à mon avis, rejoint la perspective d'analyse de Julia Kristeva,  la littérature marocaine de langue française en dépit des réussites incontestables, est plus une littérature d'écrivains que d'auteurs. Une littérature qui cherche à donner un sens au récit, plus qu'une littérature qui invente des mots, les réinvente et recrée la beauté des mots.
 Elle se présente comme une littérature qui parle d'elle-même plus qu'elle « ne secoue les lettres mortes », les expressions asséchées , plus qu'elle ne s'intéresse à l'alchimie des mots , à leur musicalité ,une littérature pour dire comme Julia Kristeva  qui  ne suspend pas  le sens « pour nous engloutir dans l'émotion » une littérature qui n'est pas « un opéra du déluge », (l'expression est de Céline) mais une littérature qui   noie le lecteur dans un déluge d'idées , de réflexions  .
On s'attend évidemment à ce que le premier argument que j'utiliserai pour défendre cette thèse serait que le genre autobiographique est  dominant dans cette littérature. La critique littéraire l'a relevé et il n'y a pas lieu ici de parler du genre autobiographique mais tout simplement de s'interroger sur le pourquoi de sa  permanence, de sa domination du Passé simple de Driss Chraïbi, à Parcours immobile d'Edmond Amran Elmaleh à Ishmaël ou l'exil de Zaghloul Morsy, au récit d’Abdellatif Laabi  Le fond de la jarre.
Je ne cite que ces romans, mais les œuvres de Hmoudane, de Leftah, de A. Taia sont autobiographiques plus d'un demi-siècle après Driss Chraïbi
Qu'est-ce qui explique cette permanence, justifie cette domination ? Qu'est ce qui fait qu'au lieu d'un déclin de la curiosité psychique pour  qu'enfin l'on puisse s'émerveiller de l'émergence d'une littérature de sensations esthétiques l'on  assiste tout au contraire à un essor de cette curiosité de soi pour soi; narcissique, et lancinante et qui permet au jeune  A.Taia de s'écrier dans un article «Je suis un autobiographe ?».
Comme pour  Driss Chraïbi le premier d'entre eux, le genre autobiographique est encore aujourd'hui  le véhicule du thème de  la révolte,  révolte contre le nous,  révolte contre le père, contre l'autorité et les pouvoirs quels qu'ils soient, contre la famille, le pays, la patrie, le quartier, l'école, les maîtres, la religion, le passé, le présent. Ils se révolteraient contre l'avenir s'ils  en entrevoyaient un.
La  fonction paternelle freudienne, ce surmoi génèrerait-il un malaise permanent pour que les traumatismes soient à ce point identiques pour que A Taia, ou Hmoudane, souffrant des mêmes souffrances que Driss Chraïbi un demi-siècle plus tard, usent du même procédé,  parfois des mêmes mots pour exprimer une même révolte et décrire la même incision entre eux et leur société, le même gouffre qui les sépare, le même néant qui les guette ?
Cette littérature va offrir au lecteur d’hier, d'aujourd'hui et certainement de demain le même spectacle d'une identité brisée et fracassée. Nous ne ferons pas la liste de ces ruptures, de ces incisions mais rappelons tout simplement celle que provoque la    césure  inaugurale, celle où à l'école de l'étranger, au contact de cette langue qui lui est étrangère,  enfant, futur écrivain prendra conscience de la singularité de  son moi et  de l'étranger qui est en lui , qui est lui, qu'il est devenu.
Nazir Hamad dit: «Il n’y a pas d'origine que divisée», Morsy parle «des balbutiements du même et de l'autre». Dans son roman, sa mère dit: «Tu portes en toi les semences et les promesses de deux écoles» et Khatibi écrit : «Naissant à l'écriture, l'écrivain refonde son identité divisée et ressoudée par et dans le langage, ce lien indestructible de la séparation ». Cette scène inaugurale de la division fait de l'enfance  le thème incontournable de cette littérature. On la retrouve fréquente  dans ce corpus  et c'est elle qui préside à l'émergence du je du narrateur et en même temps de l'autre je, celui qui écrira la narration, le producteur du récit, du texte.

A suivre
 

De la note et autres lectures d’été
 
Depuis quelque temps, la mode est d’oublier la canicule en plongeant dans les eaux glacées de Scandinavie. Glacées et glauques. Henning Mankell et Stieg Larsson (la trilogie du Millenium), pour une fois vedettes méritées du box office, nous ont convaincus que le modèle suédois, si souvent mis en vitrine par nos politiciens, cachait dans son arrière-cour néo-fascistes en liberté, égoïsme d’une société qui a peur de perdre ses acquis et mépris des étrangers. Ça vous rappelle quelque chose ?
Ajoutez-y le Norvégien Gunnar Staalesen (éd. Gaïa), dont le dernier opus, L’écriture sur le mur, est excellent. Une radiographie frissonnante de la « bonne société » de Bergen.
A ce propos, d’aucuns auront peut-être la curiosité de feuilleter le nouveau thriller hennuyer, intitulé sobrement La note, d’Elio Di Rupo. Hélas, si les éléments de l’intrigue ont été habilement semés tout au long des pages, le dénouement est tout à fait improbable. Certes, le héros a emprunté quelques éléments de la panoplie de Sherlock Holmes : il lit dans la boue laissée par ses prédécesseurs et pratique l’art du déguisement. Mais le méchant n’est pas puni et le crime reste inexpliqué. Croisons les doigts pour que l’auteur ne finisse pas avec son plus redoutable ennemi, au fond de la cascade de Coo, tels Holmes et Moriarty disparaissant ensemble dans le gouffre de Reichenbach.
Je me demande s’il ne vaut pas mieux laisser La Note en attendant ses redoutables clones, La Note-le retour, et Les Enfants de la Note. Plutôt emporter Le Droit au Retour, du romancier hollandais Léon De Winter (éd. du Seuil).
Ecrit avec la verve et le rythme d’un écrivain américain, Le Droit au Retour commence dans un futur plus ou moins proche dans un Israël réduit à une peau de chagrin. Un personnage, autrefois un brillant prof d’université revit sa vie défaite depuis que son fils a été enlevé une vingtaine d’années plus tôt alors qu’il vivait dans la banlieue d’une ville américaine.
Rien de sinistre pourtant dans ce récit mais un portrait décapant, ironique et profond de notre époque.
Curieuse coïncidence : dans Arrêtez-moi là !, de Ian Levinson – et non d’Elio Di Rupo – (éd. Liana Levi), il est aussi question d’enlèvement d’enfant. C’est même ce qui conduit le narrateur, un chauffeur de taxi sympa et miteux, en prison. C’est lui qu’on soupçonne du crime.
Le récit de cette erreur judiciaire devrait ravir tous ceux que le feuilleton DSK commence à fatiguer. Rodomontades du procureur, avocat acharné, etc. L’humour en plus.
L’humour, c’est ce qui manque le plus depuis un an dans la saga belgica, qu’on la lise en latin ou en esperanto.
Par Alain Berenboom
Ecrivain  belge


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