La laque de la transition birmane


Par Jean-Paul Marthoz *
Lundi 26 Septembre 2011

En août et septembre 2007, des dizaines de milliers de Birmans s’étaient mobilisés contre la Junte militaire, suscitant l’espoir d’un changement démocratique pacifique dans un pays soumis depuis la fin des années 1950 à une dictature de fer.
Les images de la « Révolution safran » avaient fait le tour du monde. Et puis, très vite, la répression s’était abattue, les lumières s’étaient éteintes et le pays était retombé dans l’oubli.
La sortie, début septembre à Toronto, du nouveau film de Luc Besson, The Lady, a, un furtif instant, replacé la Birmanie au menu de l’actualité. Le réalisateur y décrit le drame de l’opposante Aung San Suu Kyi, assignée à résidence et soumise au chantage de la Junte, alors que son mari, résidant à Londres, est atteint d’un cancer en phase terminale. Même s’il s’attache à décrire une histoire privée au sein de l’Histoire publique de la Birmanie, The Lady appartient à la lignée des grands films qui célèbrent le courage politique et la dignité humaine. Comme Cry Freedom de Richard Attenborough qui, en 1987, décrivit l’amitié entre Steve Biko, leader sud-africain de la Conscience noire, et le journaliste « libéral » blanc Donald Woods, il offre une puissante allégorie de la lutte toujours inachevée, toujours réversible, pour la liberté.
Ce film renforce le statut d’icône mondiale qu’incarne le Prix Nobel de la Paix 1991. « Vous êtes l’exemple extraordinaire de quelqu’un qui a travaillé pendant des années au milieu de difficultés incessantes, lui confiait récemment Stéphane Hessel (Résistances. Pour une Birmanie libre, Ed. Don Quichotte, 2011). Et vous n’avez jamais perdu ni votre foi ni l’espoir. »
A l’exemple des grands dissidents, Andrei Sakharov, Vaclav Havel ou Nelson Mandela, qui ont illuminé l’histoire du siècle dernier, les démocrates birmans ont conquis une place spéciale dans l’imaginaire de la liberté. En dépit des incertitudes de toute transition démocratique et des doutes que suscite l’énorme complexité ethnique de ce pays, la longue marche de l’opposition birmane revêt un caractère binaire, exemplaire, essentiel, comme dans une pièce de théâtre classique qui oppose la lumière aux ténèbres, Antigone à Créon.
C’est la force de ces images et de ces représentations qui détermine en grande partie l’attitude de la communauté internationale à propos de la Birmanie. Qu’ils croient vraiment aux valeurs démocratiques dont ils se réclament ou qu’ils maugréent en critiquant les obstacles posés par l’éthique à la réalisation de bonnes affaires, les dirigeants des Etats-Unis et de l’Union européenne sont cadrés par le symbolisme de la Dame de Rangoon. Les sanctions qu’ils ont adoptées au fil des ans contre le régime birman s’expliquent largement par leur souci de ne pas être – ou de ne pas paraître – hostiles à cette héroïne du combat universel pour la démocratie.
Et pourtant, derrière l’apparente unanimité vertueuse des pays occidentaux, les luttes d’influence font rage. Aux Etats-Unis comme en Europe, des milieux d’affaires estiment qu’il est temps de normaliser les relations avec le nouveau gouvernement birman, issu des élections, pourtant entachées de multiples irrégularités, de novembre 2010.
Les arguments de ces cercles « réalistes » sont directs : la Birmanie regorge de matières premières, aux frontières stratégiques de l’Inde et de la Chine. Ces deux géants, ajoutent-ils, se sont engagés sans complexe en Birmanie, développant d’ambitieux projets industriels, énergétiques et portuaires, raflant la mise face à des démocraties occidentales entravées par le « lobby des droits de l’Homme ». Finalement, proclament-ils, les sanctions devraient être levées afin de favoriser l’évolution graduelle vers un Etat de droit minimal.
En avril dernier, en dépit des pressions exercées par les partisans de la normalisation, en premier lieu par l’Allemagne, l’UE a prorogé ses politiques restrictives à l’encontre de la Birmanie, tout en exemptant quelques hauts dignitaires de sa liste des personnes soumises aux sanctions, afin, officiellement, de permettre un éventuel dialogue avec le régime.
Le différend intra-européen porte aussi sur la création sous les auspices des Nations unies d’une Commission internationale d’enquête sur les crimes contre l’humanité imputés à la Junte militaire birmane. A ce jour, douze membres de l’UE, dont la Belgique et la France, appuient cette résolution, mais ils sont soutenus par une large coalition de la société civile, de la Confédération syndicale internationale à Human Rights Watch.
La «qualification» de l’actuel gouvernement birman est au cœur de la controverse. Les partisans d’une normalisation, insistant sur les gestes posés par le pouvoir, en particulier la libération d’Aung San Suu Kyi, évoquent le scénario d’une «transition politique graduelle» et comparent la situation birmane à celle de la Corée du Sud, qui passa en 1987 de la dictature à la démocratie, ce qui contribua à transformer ce pays en 12e puissance industrielle du monde.
Dans beaucoup de milieux, toutefois, même si Aung San Suu Kyi a évoqué dimanche «des évolutions positives», le scepticisme reste de mise. Rien n’est résolu, avertit Joshua Kurlantzick, du Council on Foreign Relations, dans la revue Current History, décrivant un pays confronté aux conséquences de l’ouragan Nargis de 2008 qui fit plus de 130.000 victimes et démontra l’impéritie et le cynisme du régime, menacé par des rébellions ethniques et rongé par la corruption et le népotisme.
Les nouveaux habits civils du nouveau gouvernement, ajoutent les opposants, ne trompent que ceux qui veulent se laisser illusionner. L’armée, pilier du système, conserve l’essentiel du pouvoir. Ses soldats continuent à se livrer à des exactions : viols, déplacements et travail forcés, torture. Ses hommes de paille vampirisent l’économie du pays.
La presse, comme le signale un rapport du Comité de protection des journalistes (CPJ) publié aujourd’hui à New York (Crispin, Marthoz et Aung Zaw, In Burma, transition neglects press freedom), reste soumise à un sévère contrôle. Quatorze journalistes au moins sont en prison, les sujets sensibles comme l’affairisme des militaires, les affrontements entre l’armée et les groupes insurgés ou encore les mégaprojets d’infrastructures chinois sont tabous. Le pouvoir harcèle également les médias birmans exilés, comme la Democratic Voice of Burma et le magazine Irrawaddy, qui sont les seuls à fournir une information critique et crédible sur le pays. Ces derniers mois, ils ont été victimes d’attaques de déni de service distribué (DdoS) et de piratage de leurs sites.
Les signes d’espoir, nous confiait un opposant, viennent de la fortitude de la Dame de Rangoon, mais aussi du développement, après le désastre de l’ouragan Nargis, d’une société civile qui a appris à se prendre en main et agit sur le terrain pour répondre aux besoins immédiats de la population.
A ce jour, toutefois, la démocratisation birmane est plus mince que la laque qui recouvre le siège où continue à trôner le général Than Shwe, président du Conseil suprême d’Etat et détenteur réel du pouvoir.

 * Journaliste et essayiste belge


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