La grande famine Premier roman de Soufiane Marsni


Par Jean Zaganiaris EGE Rabat, Cercle de Littérature Contemporaine
Mercredi 5 Septembre 2018

Soufiane Marsni a publié son premier roman
«La grande famine» aux éditions Marsam.
L’histoire se déroule dans un bidonville de
Casablanca au cours des années quarante,
marquées par la pénurie alimentaire. Par-delà
la contextualisation historique finement menée,
ce beau roman interpelle notre temps présent.  


Le livre de Soufiane Marsni s’inscrit dans la tradition du roman réaliste. Lors de l’échange que nous avons eu avec l’auteur en octobre 2017, ce dernier nous a parlé de ses lectures, notamment des classiques français du XIXème siècle, du «Grand Meaulnes» mais aussi de Gogol, Tolstoï et Dostoïevski. Les descriptions de la famine dans le Maroc colonisé possèdent ce regard social que l’auteur de texte littéraire sait porter sur l’existant. Un souci d’historicisation et d’évocation du détail est présent dans le livre. Soufiane Marsni rend compte de l’atmosphère d’une époque où «rien ne serait plus comme avant».
Les familles quittent leur douar pillé par les militaires français qui s’appropriaient leurs provisions et se rendent dans les bidonvilles des grandes agglomérations urbaines pour tenter de survivre, même si elles ne mangent pas à leur faim. Ahmed arrive à Casablanca avec sa femme Halima et ses deux filles, Fatima et Zineb. Ils parviennent à se loger dans un immeuble relativement correct grâce à l’emploi que le chef de famille a trouvé sur le port. Toutefois, ce dernier perd la vie dans un malheureux accident et Halima se retrouve seule pour subvenir aux besoins familiaux : «Le deuil avait consumé Halima comme la bûche et l’inquiétude avaient creusé son visage. Malgré le chagrin, elle dut faire face à ses nouvelles responsabilités et s’occuper toute seule de l’éducation de ses deux filles. Jamais elle n’avait imaginé, même dans les moments les plus difficiles, qu’elle se trouverait un jour dans cette situation, seule au monde avec deux bouches à nourrir. Même dans ses plus mauvais cauchemars, cette pensée ne lui avait jamais effleuré l’esprit ». Halima parvient à trouver un emploi à l’usine mais cela ne suffit pas à les sortir de la précarité, d’autant plus que sa fille Zineb commence à perdre l’usage de la vue. Les coupons de rationnement demeurent leur principale source d’approvisionnement.
Loin d’inscrire son roman dans un quelconque misérabilisme, Soufiane Marsni rend compte avec beaucoup de réalisme de cette époque tragique où les gens ne mangeaient pas tous les jours. Le rapport de littérature à la mémoire d’un pays est important, à la fois pour décrire ce qui s’est passé mais aussi pour interpeller le présent.
Dans un contexte d’austérité imposé aux populations gouvernées par les logiques néolibérales, «La grande famine» rappelle que les pénuries et les précarités professionnelles auxquelles sont soumis les individus ne peuvent que nuire à l’ensemble de la société, y compris aux dominants (comme le montre la scène où Moussa interpelle les patrons français qui ont licencié abusivement Fatima, devenue leur petite bonne). Il ne fait pas bon vivre dans un monde où l’on ne peut profiter publiquement des maigres jouissances de la vie, où chacun épie vos faits et gestes avec jalousie et malveillance, où la solidarité, l’amitié et les comportements éthiques sont rendus impossibles.
Cette société explosera tôt ou tard à la figure de ceux qui croient la gouverner, comme le montrera l’histoire du Maroc dès 1947 avec les fameux discours de Feu Mohammed V et de sa fille la Princesse Lalla Aïcha à Tanger ainsi que la résistance nationaliste de plus en plus organisée.
Halima rencontre à l’usine la souffrance de la condition ouvrière. Ses mains s’abîment, son corps s’épuise. Autour d’elle, les autres femmes sont haineuses, colériques, en souffrance également. Halima fait la connaissance d’Aïcha, une autre ouvrière habitant dans un bidonville et élevant également toute seule son fils. Peu à peu, Halima se retrouve prise dans des situations où elle doit nécessairement recourir à des procédés illégaux pour faire vivre sa famille. Avec Aïcha, elle réussit à obtenir un double rationnement en usurpant une fausse identité mais vit avec l’angoisse d’être découverte, d’autant plus qu’un policier habite l’immeuble et que Halima n’est pas en bons termes avec son épouse.

La pénurie a créé la convoitise.

Lorsque Zineb s’affiche avec une tartine dans la rue, tous les gosses du quartier se jettent sur elle pour en avoir un bout. Un garçon finit par la lui arracher des mains et la scène finit en bagarre. Nous ne sommes pas loin de la vision de Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme, et la faim n’aide pas à la pacification des rapports humains. L’une des images décrites par Soufiane Marsni reflète cette sombre réalité conflictuelle : «Avant de rentrer chez elle, Halima s’arrêta pour regarder la décharge et fut attirée par une fillette qui raclait le fond d’un pot de confiture avec une cuillère. Elle était très belle malgré ses vêtements en lambeaux et son visage sale. Profitant d’un moment de distraction, un garçon efflanqué comme un lévrier s’approcha d’elle sans faire de bruit, lui arracha le pot et s’éloigna très vite en clopinant légèrement. Ne prêtant aucun égard aux pleurs de la fillette, il se mit à lécher la confiture de ses doigts sales et englués en souriant avec satisfaction». Lors de son arrivée en ville, ces scènes touchaient beaucoup Halima.
Aujourd’hui, et c’est sans doute cela qui donne une dimension tragique encore plus intense au récit, cette mère de famille est devenue insensible à tout cela. Elle ne cherche qu’à faire vivre ses filles comme elle le peut, dans un contexte où le seul enjeu est d’obtenir de la nourriture pour ne pas mourir de faim.


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1.Posté par Amraoui fatima le 29/10/2018 16:55 (depuis mobile)
Waw! Vraiment c''''est un roman trés riche et je l''''ai aimé, bonne continuation notre cher intellectuel, toutes mes salutations les plus cordiales !

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