La démocratie occidentale : De l’agora au forum électronique


Par Brahim Azeroual / Agadir
Mardi 15 Avril 2014

La démocratie occidentale : De l’agora au forum électronique
Le passage de l’agora au forum électronique est la résultante d’un changement de paradigme intellectuel et politique au sein de l’espace géopolitique européen.
La démocratie des forums électroniques peut-elle, relancer le débat politique et éthique et mener les foules esseulées, dépolitisées et désyndicalisées à repenser le politique et à participer activement à la gestion de la chose publique à la suite des échecs des partis politiques qu’ils soient de gauche ou de droite et de l’intelligentsia après la déconstruction de l’idéal intellectuel suite à la mort de Russel, Sartre, Foucault et Bourdieu ?
La démocratie électronique peut-elle créer d’autres «significations imaginaires «pour reprendre le concept de Cornélius Castoriadis, et préparer le terrain au «capitalisme de la générosité «et aux mutations de l’étape post-décadente? La démocratie médiatique est- elle une alternative crédible à la démocratie représentative en perte de vitesse après des décennies de gestion de la scène politique européenne par les démocrates libéraux ?
La démocratie directe des Athéniens est ancrée dans une culture façonnée et fascinée par l’harmonie et la splendeur du Cosmos. L’espace politique athénien doit en l’occurrence, refléter la grandeur du Cosmos et s’imprégner de son harmonie et de sa magnificence.
Aux yeux d’Ulysse, le but de l’existence ne réside pas dans le salut au sens d’une conquête à tout prix de l’immortalité. Il est d’ ailleurs, dans la quête de l’harmonie, dans la mise en accord de soi avec l’ordre cosmique garanti par Zeus : tel est du reste le but ultime de tout le voyage d’Ulysse. (Luc Ferry-Lucien Jerphagnon –La tentation du christianisme –Biblo-essais-page 54).
L’agora est cet espace commun et délibératif, dans lequel il est impératif de penser sereinement le politique, la gestion de la polis, et tracer les contours d’une rationalité politique à toute épreuve. Du reste, il est l’espace délibératif, où on démontre l’impertinence du sophisme et de la rhétorique fantaisiste voire hallucinante des faux démocrates et des faux intellectuels (les sophistes). 
La démocratie médiatique est façonnée par la machine médiatique des temps globalisés, les repères techniques de la société du spectacle et la simulation en vogue depuis plus d’un demi-siècle. 
Il est certain que le citoyen médiatique participe profusément au débat électronique sur les flottements de la démocratie représentative ou sur les tergiversations de la raison politique classique. Toutefois, sa contribution reste limitée, intellectuellement, puisqu’elle puise dans l’imaginaire collectif et les stéréotypes de la société du spectacle plus qu’elle se réfère à des sources  théoriques solides, à des référentiels consistants ou à des événements historiques riches en significations. 
Si le débat athénien est raisonnant et argumentatif, le débat électronique du temps du capitalisme turbo est esthétisant, à foison et jouissif par essence.
Il est normal que le débat soit animé profondément par la volonté de jouissance plus que par la volonté de savoir, par le plaisir des jeux jubilatoires plus que par les syllogismes, les inductions et les comparaisons fécondes.
Le forum électronique est un espace virtuel et cybernétique ouvert au débat politique, à la critique de la gestion politique telle qu’elle est pratiquée dans le continent européen, ici et maintenant.
La démarche du débat électronique est diamétralement opposée à la démarche du débat politique grec et romain en raison de la culture politique régnante et la nature des interférences et interactions entre les diverses formes de l’imaginaire collectif dans l’Antiquité et les temps modernes. 
Le pathos et l’émotivité sont souvent les moyens utilisés pour fonder le «raisonnement» politique électronique et défendre le bien-fondé d’une opinion soutenue communément par la communauté électronique. Or, la raison politique exige des raisonnements probants et convaincants d’un point de vue historique et théorique.
L’esthétisation du débat peut être contre-productive et intempestive si elle n’est pas soumise à une réflexion référenciée et une connaissance approfondie non seulement de l’histoire mondiale mais aussi de la philosophie de l’histoire et de l’histoire des civilisations.
Les Grecs ont établi une différence éloquente entre l’argumentaire philosophique, le débat politique d’une part, et les volées vertigineuses de l’imaginaire épique (homérique), les éclats et les flamboiements des fêtes dionysiaques d’autre part.  
Force est de constater que les machineries esthétisantes, du cinéma et des mass -media, submergent de plus en plus les échanges, les joutes, les commentaires, les opinions.
En conséquence, les interférences entre les motifs et les images fétichisés de l’imaginaire cinématographique, resurgissent dans le débat et amoindrissent l’ampleur du raisonnement et de l’argumentaire politique électronique.
Ainsi le forum électronique ne peut pas se détacher de l’esprit du spectacle, et de la volonté de séduire et de fasciner qui le hante et l’incite à user davantage les techniques de marketing et les clichés de la mythologie moderne (– Mythologies de Roland Barthes…..).
 La démocratie turbo, vise en réalité à séduire et à fasciner l’homme cybernétique et le convaincre par la force de l’émotion, l’identification psychologique et la dissymétrie généralisée.
L’appareil est numérique tandis que l’esprit est analogique voire pré-analogique dans les cas les plus pointus! L’exposition au «prêt-à-pensée», aux a priori, ne mène point à  la pensée systématique et rigoureuse. Les  temps  postmodernes,  concilient non sans paradoxes, entre la complexité vertigineuse de la technologie et la  mythification  galopante de la pensée parcellaire et unidimensionnelle.   Contrairement aux mythes hantés par les commencements des temps primordiaux et les actes paradigmatiques des héros fondateurs et civilisateurs (Eliade, Dumézil, Lévi-Strauss), les mythes postmodernes mystifient continuellement les temps brisés et l’homme déraciné et  séparé à la fois de la nature  et  de la culture (la culture savante). L’homme postmoderniste est en l’occurrence une abstraction médiatique modulée pour s’adapter avec  les  impératifs de la sur-modernité et les petits récits  d’une société tournée vers  l’insaisissable médiatique. 
Ainsi le débat électronique versera parfois dans le spectaculaire, dans l’esthétisation et le sensationnel. Le monde dépolitisé, sera esthétisé à outrance et l’homme médiatique jouira des fabulations envoûtantes des imaginations emportées fastueusement par le plaisir esthétique, l’émerveillement technique et la communication émotive.  
Quand le pathos déloge le raisonnement, le débat électronique sera condamné à sombrer dans la démesure, l’esthétisme et la simulation. La démocratie du forum électronique sera d’ ailleurs, un aspect représentatif du capitalisme turbo et de la mondialisation médiatique dominante.
Si l’agora se réfère à la vérité au détriment de la doxa, à la mesure contre l’hybris, le forum électronique se réfère à la vérité conventionnelle et instantanée et à la volonté des votants  électroniques et des citoyens cybernétiques. L’envie sera désormais la seule caution de la vérité. Ainsi on passe de la démocratie, de la sondocratie, à la furumocratie.
 (Les savoirs traditionnels font place au sondage, au marketing.
Des termes comme télé- démocratie et vidéocratie, apparemment en contradiction entre eux, expriment en fait un unique concept. A l’ère de la vidéo, le pouvoir de la majorité devient réel. Il s’agit d’une démocratie, ou pouvoir populaire, filtré par l’écran .Mais il s’agit aussi d’un pouvoir qui, au nom de la majorité, refuse tout type de limitation et de contrôle, mettant en œuvre une sorte de dictature, une démocratie antidémocratique).
Tandis que l’agora mise sur les raisonnements et la maitrise de l’art de la persuasion et l’agencement systématique des preuves, le forum électronique fait souvent usage du pathos, de l’émotionnel et du sensationnel. L’affect l’emporte souvent sur l’intellect dans le débat électronique, et le spectaculaire prend le dessus, sur l’échange interactif et délibératif. 
Au lieu d’apprécier les preuves cohérentes et consistantes , les participants au forum sont souvent  fascinés  par la prestation esthétique de l’intervenant adulé, par les clashs, les buzz, les likes  et les figures rhétoriques (la métaphore, la métonymie, l’ ironie, la litote, etc). 
Par conséquent, l’icône s’associe au simulacre pour annoncer le triomphe de l’imaginaire technique sur le raisonnement politique sur tous les niveaux.
Si l’agora met en relief la persuasion rationnelle, le forum électronique met en perspective une esthétisation des opinions, des positions et des choix idéo-politiques.
Il est à préciser que l’esthétisation du débat électronique est un aspect de l’ère du relâchement, de l’apolitisme, de l’indifférence politique postmoderniste généralisée  et de l’aliénation heureuse. Cette esthétisation et la récompense offerte aux êtres  individualisés, atomisés et isolés à force de technologisation et condamnés à s’éloigner de la convivialité communautaire et de la générosité collective. Le dandy électronique cherche toujours les belles formules et les belles stylisations pour stopper le cours et le devenir de la réflexion politique, et affirmer la supériorité «esthétique » et «philosophique» des aphorismes sur le raisonnement systématique et du cynisme intellectuel sur la réflexion responsable et sereine et de la légèreté stylistique sur la consistance argumentative.
La démocratie électronique ne se détache point du culte de l’immédiat et de l’éphémère, tandis que la démocratie antique exigeait non seulement une vérité paradigmatique, mais une temporalité plus étendue et un temps politique plus nuancé. Le temps mesuré, technicisé, remplace irréversiblement le temps ontologique des mondes homériques et des mythes cosmogoniques (Théogonie d’Hésiode).
Quand la démocratie représentative s’accroche actuellement à l’immédiateté, à la misosophie et au simulacre, elle perd certainement sa raison d’être, dans un monde touché à fond par la superficialité et la flétrissure de l’imaginaire politique.  
Force est de constater que le débat électronique s’ imprègne de la technologie, de son mode de fonctionnement et de ses finalités ultimes(Heidegger, Jacques Ellul ….). La technique numérique  impose impérativement  ses règles, à la réflexion et au fonctionnement du forum électronique. Il est difficile d’envisager un débat politique serein et productif, dans un contexte marqué non seulement par les fluctuations du pouvoir classique, mais aussi par l’immédiateté cognitive, le savoir parcellaire et instrumentalisé et le relativisme extrapolé .
Peut-on concilier entre le raisonnement, l’émotivité et la sensibilité, dans le débat électronique ?
Peut-on réfléchir sur le politique sans intellectualisme ni esthétisme, sans consensus ni dissensus, sans accords préétablis ni désaccords enflammés ? 
Le rééquilibrage du débat électronique peut-il aider à confronter l’imprévisibilité des événements, à assimiler sagement l’adversité du monde, et à resublimer l’amour du politique et à relancer   la réflexion conviviale sur la gestion juste et sereine du champ politique ?
Est-ce que la forumocratie peut participer à la régulation et à la socialisation des subjectivités voire des égoïsmes, à l’organisation des divergences d’intérêts et au développement d’une forumocratie solidaire capable de conjuguer solidarité et générosité ?
Si les sagesses des anciens et des modernes (André Comte-Sponville et Luc Ferry) sont connues, quelle sera la sagesse de la forumocratie actuelle et de la forumocratie de demain?  


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