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La cueillette des fraises une sacrée marmelade

Privées de leurs droits les plus élémentaires, les ouvrières sont surexploitées à outrance


Hassan Bentaleb
Vendredi 14 Mars 2014

La cueillette des fraises une sacrée marmelade
Les premières fraises de la saison font leur apparition ! Elles prennent d’assaut les étals des marchés. Elles proviennent en grande partie des plantations concentrées à hauteur de 75% dans la région du Loukkos et Moulay Bousselham.  Des zones où la culture de l’or rouge était et demeure un vecteur important de développement. 
En effet, les surfaces cultivées progressent chaque année d’environ 20% en moyenne. Ainsi, la superficie est passée de 750 hectares en 1995 à 4.400 aujourd’hui. Parallèlement, la production a atteint 148.000 tonnes annuellement. Une production assurée par plus de 300 exploitations et exportée à raison de 25% à l’état frais et à 50% en surgelé. Le reste étant consommé par le marché local.    
Un envol qui génère aujourd’hui un chiffre d’affaires de l’ordre de 1,335 milliard de DH à l’export et  quatre millions de journées de travail, soit l’équivalent de 18.000 emplois stables pendant les 10 mois que dure la campagne. Un envol économique réalisé grâce au recours à une main-d’œuvre abondante, bon marché et prête à effectuer les tâches les plus ingrates permettant le maintien de cette agro-industrie et garantissant la hausse de sa rentabilité. 
Une main-d’œuvre à majorité féminine, analphabète, issue de milieux très pauvres et qui fait objet de tous les abus. Licenciement abusif, non déclaration à la CNSS, insultes et châtiments, travail des mineures, non-respect du salaire minimum agricole garanti (SMAG), viol, harcèlement sexuel et la liste est longue. Une situation longtemps passée sous silence en raison des enjeux économiques et sociaux que représente la culture de la fraise. 
Des abus contre les droits des ouvriers qui persistent de manière généralisée dans les exploitations agricoles malgré des inspections du travail très insuffisantes et les dénonciations de la société civile.
Selon un rapport de l’Association Main solidaire (AMS) publié dernièrement,  l’année 2013 a enregistré 1.910 violations du Code du travail dont 390 cas concernant l’embauche sans contrat de travail, 374 le non-payement des heures supplémentaires, 350 la mauvaise condition de transport, 216 la non-déclaration à la CNSS, 177 le non-respect du SMAG, 112 les insultes et châtiments, 68 les licenciements abusifs et  2 cas de viol. 
Des chiffres qui ne révèlent qu’une partie de la réalité puisqu’une grande majorité de femmes travaillant dans ces plantations de fraise refusent de lever le voile sur leurs conditions de travail de peur de représailles notamment la perte de leur emploi.
 
Une main-d’œuvre 
féminine docile et 
corvéable  à merci 
 
Elles sont plus de 20.000 femmes au total qui travaillent dans les champs de fraises recrutées dès leur plus jeune âge dans les petits villages et les douars. Les mineures constituent 5% du total de cette main-d’œuvre. Certaines fillettes ont commencé à travailler à l’âge de 11 ans. «On a trouvé même des cas de filles embauchées dans les champs à l’âge de 8 ans», nous a souligné Zakia Baghdadi, coordinatrice de l’Observatoire des droits des travailleuses dans le secteur agricole relevant de l’AMS.  
La plupart de ces femmes n’ont jamais mis le pied dans une école. Si certaines d’entre elles ont pu accéder à l’enseignement public, rares sont celles qui ont pu passer le bac. Des chiffres qui n’ont rien de surprenant puisque  la région  enregistre le taux d’analphabétisme, de déperdition scolaire et de déscolarisation des filles le plus fort du  pays.    Leur journée commence d’habitude à l’aube. Le travail est purement manuel. Il n’exige pas un grand savoir-faire ni une grande expérience mais demande plutôt beaucoup de persévérance et d’endurance physique. Ces ouvrières agricoles  sont appelées à effectuer des tâches physiquement pénibles en raison de l’effort musculaire demandé. Elles travaillent 10 à 12 heures courbées dans la cueillette de fraises portant une caisse sur le dos dans des tunnels de plastique brûlant, plus rarement à l’air libre, les pieds dans une boue chargée en fongicides et en pesticides dont la toxicité a été maintes fois démontrée. Elles sont chargées de cueillir assez tôt les fraises, de trier les pourries et de garder le trop vert. 
La saison de la fraise dure normalement six mois, si tout va bien. Elle commence  en février et dure  jusqu’en juillet. Certaines  femmes sont embauchées pour une durée de 9 mois afin d’assurer l’ensemble du cycle de la fraise, depuis les plantations en automne, jusqu’à l’arrachage des plastiques en fin de saison.
Isolées dans la plupart du temps des villages, les plantations sont souvent difficiles d’accès faute de transport en commun et de moyens de locomotion. Pour y arriver, certaines femmes effectuent chaque jour des dizaines de kilomètres à pied. D’autres sont contraintes de s’entasser comme du bétail dans des fourgonnettes Mercedes 207, des charrettes ou des tracteurs. Elles sont souvent 50 ou 60 femmes, se déplaçant debout, pendant une heure ou une heure et demie sur des pistes impraticables notamment en hiver. Un parcours semé de tous les dangers. 
Malika, 15 ans, en garde encore un mauvais souvenir. Elle souffre aujourd’hui d’un handicap permanent après avoir fait une chute d’un tracteur. «Un jour, en empruntant la route vers l’une des fermes de fraise, je suis tombée lorsque le chauffeur s’est arrêté brusquement. J’étais grièvement blessée aux genoux. Et c’est ma mère qui m’a prise en charge. Quant à mes employeurs, ils se sont empressés de me tourner le dos et se sont contentés de  me licencier», témoignage recueilli auprès de l’Observatoire.  
 
Un travail au rabais
 
Recrutées la plupart du temps dans les Moukaf ou dans les douars (Laaoumra, Kaskasaa, Bdaoua, Arbouaa…), ces femmes travaillent souvent de l’aube jusqu’au coucher du soleil moyennant un salaire de 35 à 45 DH. Elles font même des heures supplémentaires jamais payées comme il se doit. Certains exploitants paient ces travailleuses selon les quantités récoltées et non sur la base du temps de travail. « Pour chaque semaine, ces femmes ont  un salaire d’environ 300 DH dont une partie est consacrée aux frais de transport alors que le SMAG au Maroc est égal à 63,39 DH par jour et cela depuis juillet 2012 », nous a précisé Mme Zakia. Mais ces abus ne concernent pas seulement le revenu minimal, ils sont aussi constatés au niveau des heures supplémentaires. La majorité des femmes rencontrées se sont accordées sur le fait que les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées et même   lorsqu’elles le sont, elles ne le sont jamais au tarif  défini par les lois en vigueur. « La comptabilisation des heures supplémentaires dépend en grande partie de l’humeur des contremaîtres et du degré de relation avec les ouvrières.  On a constaté que seules les femmes qui obéissent aux avances et aux actes sexuels sous contrainte bénéficiaient de ce droit », a ajouté notre source.    
Ces femmes sont souvent embauchées sans contrat ni bulletin de paie et sans même être déclarées aux services de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Une situation aggravée davantage par le fait que la plupart d’entre elles n’ont même pas de document qui certifie leur identité et elles n’apparaissent dans aucun registre civil.  «Bon nombre de ces femmes sont exclues des listes des bénéficiaires de la CNSS et s’il arrive que certaines soient inscrites,  c’est uniquement pour la forme puisqu’on a enregistré de nombreux cas de fraude», nous a expliqué la coordinatrice de l’Observatoire. En effet, ces travailleuses sont souvent inscrites sous de faux noms. Et souvent ce droit est suspendu une fois la saison terminée. « Certains exploitants exigent la restitution des cartes d’affiliation à la CNSS à la fin de chaque saison pour les remettre à d’autres ouvrières agricoles en profitant de leur analphabétisme. Ces mêmes exploitants ne déclarent pas toutes les journées travaillées et prélèvent des cotisations sur ces journées», a noté notre source.    
 
Contremaîtres 
omniprésents
et patrons inconnus
 
Nombre de ces ouvrières agricoles ignorent l’identité de leur patron.  Leur relation avec leur employeur est quasi inexistante. Elles sont embauchées pour travailler dans des fermes appartenant à des riches propriétaires ou dans des exploitations familiales.  
  Il s'agit en majorité de petites exploitations agricoles de moins de cinq hectares, souvent grillagées, pour empêcher l’entrée d’intrus. On compte aujourd’hui 625 firmes dont 593 spécialisées dans la culture de fraise. Elles représentent 80% des surfaces cultivées. Des espaces fortement préservés comme des lieux où ces femmes doivent travailler en silence pour ne pas avoir d’ennuis. «On est emmenées par Lhaj», c’est souvent la phrase que nous répètent ces ouvrières chaque fois qu’on leur demande l’identité de leur employeur», nous a précisé El Ayachi Khazaâli, syndicaliste de l’UMT. Pour elles, tous  les patrons s’appellent Lhaj.
Les travailleuses connaissent seulement les contremaîtres, omniprésents dans les champs et qui ont un œil sur tout ce qui bouge dans la plantation. Ce sont eux qui recrutent les filles et qui les payent et ce sont eux qui peuvent  décider à tout moment de les mettre dehors. Un pouvoir absolu dont ils profitent largement. Parfois, en dépassant les limites de l’acceptable. «Le chef contrôle nos moindres gestes, notre façon de travailler, nos discussions. En somme, il veut tout contrôler comme si on était sa propriété. Si une fille lui plaît, elle n’a qu’à obéir. Ici, les chefs se comportent très mal avec les femmes et ne les respectent pas. Ils font du chantage et profitent de leurs corps sachant que ces dernières ne peuvent rien dire ou faire parce qu’elles ont peur pour leur vie et pour leur boulot », a confié Amina, ouvrière agricole. Najat, une autre ouvrière de 19 ans, en sait quelque chose de ces abus : «J’étais violée à 13 ans par le propriétaire de la ferme où j’ai travaillé à Moulay Boussalham. Un viol qui a engendré une  grossesse donnant naissance à un garçon âgé aujourd’hui de 5 ans. La peur m’a empêchée de porter plainte contre mon violeur».  
 
La peur dans le ventre
 
En effet, la peur paralyse ces femmes et hante leurs esprits. Ces ouvrières ont  peur de tout et surtout de la dureté de la vie. Leur précarité sociale fait d’elles   une force de travail soumise et corvéable à merci. 
Pour ces femmes, ce qui compte, c’est d’abord un travail pour nourrir leurs familles et  subvenir à leurs besoins. Elles sont en grande majorité la seule source de revenu pour leurs foyers.  Ces femmes, en paraphrasant Marx, « ne comptent point le travail en tant que tel comme faisant partie de leur vie; c’est bien plutôt le sacrifice de cette vie».  Certaines de ces femmes considèrent mêmes ces abus comme normaux. Elles jugent tout acte de violence physique ou verbal comme faisant partie des règles du jeu. Elles n’accordent pas trop d’attention à ces pratiques pourtant indignes et inhumaines.  «Le contremaître peut insulter et même frapper ces femmes sans être gêné car il sait bien que ces malheureuses croient qu’il agit dans leur intérêt», nous a expliqué Fouad Akhris, un observateur à l’AMS.  
Une croyance que partagent même les familles de cette-main-d’œuvre qui semblent entretenir un système d’obéissance et un ordre culturel qui ne favorise pas le changement.  «Chaque fois qu’on demande à ces femmes  d’adhérer à notre syndicat, une grande majorité refuse catégoriquement.  Les parents n’encouragent pas non plus leurs progénitures à s’engager dans un syndicat », nous a souligné El Ayachi Khazaâli. 
Pourtant, la peur et le besoin n’expliquent pas tout. Ces femmes ne sont pas des dupes ou de simples novices qui ignorent tout de leurs droits. Un sondage effectué en 2011 par l’Observatoire a démontré que 64,4 % des travailleuses interviewées savent pertinemment qu’elles ont droit à la grève, 47,4% à un congé de maternité, 34,1%  à un salaire minimum et 35,6% à des heures supplémentaires et les heures de nuit. « Ces femmes agissent d’abord par intérêt. Une fois, qu’il n’y est plus, elles vont certainement voir ailleurs », nous a précisé Fouad Akhris
C’est partout pareil
 
Pourtant, même ailleurs, la vie de ces femmes n’est pas si rose. C’est le cas de ces milliers de  saisonnières  marocaines  sélectionnées dans le cadre «des contrats en origine et de la migration circulaire» qui ont traversé la Méditerranée pour aller travailler  dans les champs de fraise de la région andalouse et qui ont découvert des conditions de travail presque identiques à celles déjà vécues au Maroc. «Certes, on ne s’attendait pas à un  paradis mais on aspirait juste à une vie digne. Hélas, le travail dans les champs espagnols est aussi pénible que dans notre pays», nous a confié Wissal Majdoub, une ancienne saisonnière dans une firme de fraise en Espagne. 
Cette dernière se rappelle encore ces journées longues et dures dans les plantations de fraise à Huelva au Sud de l’Espagne.  Elle se souvient que les saisonnières marocaines ont été payées dans certaines fermes selon les quantités récoltées et non sur la base du temps de travail. Et qu’elles ont été souvent contraintes à s’engager dans une compétition acharnée avec des ouvrières d’autres nationalités pour remplir le plus grand  nombre de caisses de fraise et pour travailler le plus grand nombre de jours possibles.  De même pour les heures supplémentaires, les indemnités de chômage, des droits en termes de retraite ou de maternité. 
Une situation qui en dit long sur l’échec du concept de la migration circulaire longtemps prônée par l’UE et érigée en antidote à la migration clandestine. 
En effet, et comme l’a bien résumé Emmanuelle Hellio dans son article «Saisonnières à la carte», l’agriculteur, qu’il soit marocain ou espagnol, a besoin  de saisonniers  prêts à être jetés dans les champs le moment venu. Une main-d’œuvre moins chère qui soit à la fois immédiatement mobilisable (par exemple en cas de mûrissement subit de la récolte) et facilement licenciable (en cas d’effondrement du prix du marché).  En d’autres termes, ils veulent des machines  «disponibles et d’accord pour absorber ces variations».  Un constat qui met à nu une logique capitaliste  en contradiction totale avec les droits humains les plus élémentaires. 


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