La crise des médias

Trouver un modèle alternatif est une urgence


Par Ziad Gebran *
Samedi 16 Mai 2015

La crise des médias
La promesse du livre se trouve dans son titre. « Sauver les Médias » de Julia Cagé est une affirmation, une évidence, et non pas un appel à l’impératif, comme on aurait pu le croire. L’auteur, normalienne, titulaire d’un doctorat de l’université de Harvard et actuellement professeur d’économie à Sciences Po-Paris, est sûre d’elle. La proposition qu’elle développe dans ce livre est une solution à la crise que vivent les médias : le statut de « société de média à but non lucratif », intermédiaire entre le statut de fondation et celui de société par actions est un modèle économique parfaitement adapté à la révolution numérique et aux enjeux du XXIème siècle. C’est ce qui est affirmé sur la dernière de couverture de l’ouvrage, avec une pointe de prétention, même si un appel au débat conclut cette présentation.
C’est d’ailleurs ce qui est déstabilisant dans le livre de Julia Cagé. Compte tenu de cette prévente ambitieuse, on l’ouvre avec beaucoup d’attentes.
Des attentes qui ont malheureusement de grandes chances d’être déçues tellement elles sont fortes.
Cette crise des médias, à la fois économique et technologique, tout le monde en parle sans trouver de solution. Quand une économiste montante affirme avoir trouvé un début de réponse, on ne peut qu’être enthousiaste à l’idée de découvrir, comprendre et s’approprier son raisonnement. Pourtant, le cœur de celui-ci ne court que sur une trentaine de pages, dans le dernier chapitre. Le reste n’est consacré qu’à des critiques des propositions déjà faites et qu’à un descriptif de la difficile situation des titres de presse.
Evidemment, cette déception n’enlève en rien à l’idée de Julia Cagé ni son originalité ni son explication claire et pédagogique. Plus que cela, c’est aussi un nouveau mode d’entreprise qui est, ici, prôné pour «repenser le partage du pouvoir d’une manière plus démocratique dans le capitalisme», écrit-elle en conclusion, complété par une volonté de permettre le renouvellement du pouvoir et des personnes. Ainsi, sa proposition tente de trouver «un entre-deux entre les errements symétriques de l’hyper-coopérative et de l’hyper-capitalisme». Tout un programme qui rend encore plus décevant le contenu de l’ouvrage.
Pourquoi tenter l’expérience sur les médias ? D’abord, parce que la crise est telle qu’il n’y a pas à tergiverser : trouver un modèle alternatif est une urgence ! Aussi, parce que leurs rapports aux nouvelles technologies font qu’ils sont plus légitimes pour expérimenter des dispositifs issus d’Internet, comme le crowdfunding.
C’est d’ailleurs le sous-titre du livre, qui résume bien son positionnement, Capitalisme, financement participatif et démocratie.
On peut aussi reconnaître à l’auteur de ce livre sa lucidité quant à la situation réelle des médias en France, et plus largement dans le monde. Si sa proposition n’est pas suffisamment détaillée, on peut saluer le travail d’analyse pertinente qu’elle a réalisé avec, en son cœur, la reconnaissance de la spécificité de ces entreprises, indispensables au fonctionnement de notre démocratie. L’information est érigée par Julia Cagé comme bien public, «socle même de la participation politique». Suit d’ailleurs, quelques chapitres plus loin, une démonstration du lien de cause à effet, entre la concurrence dans le secteur et les taux de vote aux élections : «cette augmentation de la concurrence a entraîné un émiettement des rédactions et – mécaniquement – une baisse de la quantité d’informations produite par chacune des rédactions prises individuellement.
Moins bien informé, un certain nombre de citoyens ont fait le choix de se détourner des urnes».
Le ton est d’emblée donné. Dans les premières pages, est raillé l’ensemble des rachats de titres par des chefs d’entreprise, en France ou à l’étranger comme Jeff Bezos, CEO d’Amazon : «les médias sont trop souvent devenus des danseuses pour milliardaires en mal d’influence. Dans quelle démocratie vit-on pour se réjouir qu’un spéculateur immobilier, allié à un acteur de la téléphonie mobile, surgisse pour sauver Libération au dernier instant ?».
Sauvez les médias n’est donc pas qu’un ouvrage technique, économique ou juridique, mais est aussi  un diagnostic précis, documenté et fiable, qui peut vite devenir une référence dans l’écosystème. En effet, elle l’affirme elle-même : «les médias n’ont pas trouvé le bon modèle économique, car nous continuons de vivre avec les réflexes du passé, faute d’une analyse de la crise». Tout est passé au crible, les modes de production comme de consommation de l’information, la concurrence comme les systèmes d’aides actuels. Evidemment, avec une constante pointe de critique sur ce qui est fait ou a déjà été entrepris pour résoudre la crise. Ainsi, la baisse de la qualité du journalisme est constamment pointée du doigt, comme conséquence évidemment de la crise, mais aussi comme un facteur qui s’autoalimente et nourrit la crise que vit le secteur. Ce qui est dommage pourtant, c’est que, pour un livre qui se veut être l’inventeur des médias du XXIème siècle, Julia Cagé parle très peu des expériences, plus ou moins réussies, des nouveaux types de supports. C’est le cas de Mediapart qui a, par exemple, pris le parti d’être sur le web, exclusivement sur abonnement et avec une gouvernance spécifique.
C’est bien là le principal défaut du livre de Julia Cagé. A force d’être sévère envers tout le système des médias actuels, on ne peut qu’être moins tolérant dans notre perception de ses idées. Rien ne trouve grâce à ses yeux, tout doit être remplacé par le statut qu’elle propose, qui se veut être le meilleur des deux mondes actuels – en s’inspirant de la coopérative et de la société par actions évidemment. Comme un bon élève, irréprochable sur le plan technique, elle alimente son raisonnement de chiffres et d’éléments de comparaison internationale. C’est tout à son honneur ; mais plus on avance dans les chapitres, plus on est frustré face à l’absence de solution avancée.
Frustré voire lassé de voir l’économiste faire étalage de sa capacité à bien analyser la situation, nous faisant (trop) attendre pour nous donner sa recette magique. D’autant plus que, indépendamment de cette dernière partie consacrée aux détails de sa proposition, elle n’avance, dans le reste des chapitres, aucun ingrédient afin d’alimenter notre propre réflexion.  Elle l’affirme elle-même : «Notre objectif n’est pas de clore ce débat en prétendant fournir des solutions toutes faites, mais plutôt de l’ouvrir en proposant des pistes nouvelles». Il y a aussi une part de naïveté dans le raisonnement de Julia Cagé. Si les médias et l’information sont effectivement un des piliers de notre démocratie, la presse n’a jamais été un secteur économique en dehors de toutes les règles du marché. Les abonnements, la publicité ou tout autre moyen de contribuer au financement de supports ont toujours existé. Si la situation actuelle impose évidemment de trouver de nouvelles solutions, celle du passé ayant montré les limites au sein du nouveau monde dans lequel nous vivons, est-ce que cela veut dire qu’il faut sortir entièrement les médias du système et, osons un gros mot, du capitalisme ? Pas si sûr. Pourtant, à la lecture du livre, on a l’impression qu’elle privilégie plutôt cette voie-là. Ainsi, le seul montage qui lui paraît satisfaisant, même s’il n’est pas exempté de quelques critiques, est la Fondation Bertelsmann… sous l’intitulé «Des médias à but non lucratif». Même sa proposition de statut, intéressante sur le papier, en équilibrant le pouvoir entre les différentes parties prenantes, risque de ne pas attirer beaucoup d’investisseurs.
Or, qu’on le veuille ou pas, dans le monde d’aujourd’hui, cela reste le nerf de la guerre.
Bref, il y a un côté déceptif dans ce livre de Julia Cagé. En le lisant, c’est plus l’impression d’une thèse universitaire, bien ficelée techniquement mais manquant d’appui dans le réel pour nous convaincre de la pertinence de sa solution, plus portée sur l’analyse que sur la proposition d’une action concrète.

 * Fondation Jean-Jaurès 


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