L’achat local de nourriture sauvera-t-il la planète ?


PAR PIERRE DESROCHERS ET HIROKO SHIMIZU *
Mercredi 12 Mai 2010

L’achat local de nourriture sauvera-t-il la planète ?
Le mouvement en faveur
de l’achat local de denrées
alimentaires a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années, autant au Québec qu’ailleurs dans le monde. Au-delà des arguments économiques
traditionnels relevant d’une
certaine forme de protecti
onnisme, c’est la question
environnementale qui semble aujourd’hui motiver beaucoup de groupes et de citoyens
à promouvoir une réduction des « kilomètres alimentaires » (food miles). On prétend
qu’en décourageant les
consommateurs d’acheter des aliments transportés sur de longues distances, moins
d’énergie sera dépensée -et moins de gaz à effet de serre (GES) seront conséquemment émis-, ce qui contribuera à minimiser la dégradation de l’environnement.

L’achat local fait miroiter une relation plus étroite avec la nourriture, les producteurs voisins et le passage des saisons, tout en garantissant des bénéfices environnementaux, économiques, sociaux et sur le plan de la santé. Il existe des raisons bien légitimes justifiant qu’un consommateur fasse le choix personnel d’acheter ses aliments localement, par exemple s’il trouve que les produits du terroir québécois sont de meilleure qualité. Par contre, les présumés avantages environnementaux de l’achat local se fondent souvent sur une évaluation inappropriée des sources globales d’émissions de gaz à effet de serre dans le processus de production et de distribution des aliments, ainsi que sur une mauvaise compréhension des avantages de la spécialisation géographique.

p De l’agriculture de
subsistance à l’agriculture
commerciale

Il est important de bien saisir la distinction entre l’agriculture de subsistance et l’agriculture commerciale avant de pouvoir discuter de production alimentaire. Dans un contexte d’agriculture de subsistance, la nourriture est consommée par la communauté qui l’a produite. Les récoltes sont entreposées et graduellement épuisées jusqu’à la saison suivante, alors que le bétail domestiqué ajoute une certaine variété à la diète et joue un rôle d’assurance contre les mauvaises récoltes.
Les individus qui vivent dans des systèmes de production agricole de subsistance sont constamment menacés d’une famine provoquée par le mauvais temps, une maladie des plantes, une invasion d’insectes et l’impossibilité de recourir aux surplus de nourriture en provenance d’autres régions.
Cette situation n’a commencé à changer de façon notable en Europe occidentale qu’à la fin du XVIIIe siècle, avec le développement des moyens de transport et d’entreposage à grande échelle des aliments.
L’agriculture commerciale, quant à elle, s’appuie sur des échanges avec des producteurs situés dans des endroits plus éloignés.
La productivité croissante et la spécialisation plus poussée de ce type d’agriculture permettent aux populations de développer des expertises dans d’autres domaines.
Les producteurs agricoles des économies développées se spécialisent habituellement dans quelques cultures ou dans l’élevage d’un type de bétail. Bien qu’ils soient aujourd’hui peu nombreux, ils génèrent souvent des surplus en quantité suffisante pour les écouler sur les marchés internationaux grâce à la forte productivité permise par les technologies modernes.
Ces exportations, couplées avec celles en provenance d’autres domaines d’activité, permettent l’importation de biens – y compris des aliments – produits plus efficacement ailleurs. Ces échanges garantissent aux parties un niveau de vie plus élevé qu’il ne serait autrement possible.

p  Les émissions de
GES dues au transport
des aliments

L’aspect le plus discutable de la thèse de l’achat local mesuré par le nombre de kilomètres alimentaires est le fait qu’elle ignore les écarts de productivité entre les emplacements géographiques. En d’autres termes, les militants présument que la production d’un aliment nécessite la même quantité d’intrants quels que soient l’endroit et la façon dont il est produit. De ce point de vue, la distance parcourue entre le producteur et le magasin où les aliments sont achetés, de même que le mode de transport utilisé, deviennent les principaux facteurs qui déterminent l’impact sur l’environnement.
En réalité, certains emplacements sont beaucoup plus favorables que d’autres à la production de certaines cultures. Par exemple, les fraises sont cultivées presque toute l’année en Californie dans des conditions pratiquement idéales (ni trop humides, ni trop chaudes). En conséquence, un hectare de terre californienne donne plus de 50 000 kg de fraises, en comparaison de 7000 à 10 000 en Ontario, permettant par la même occasion une utilisation beaucoup plus efficace du carburant, du capital, de la machinerie et d’autres ressources.
Une évaluation réaliste de l’impact environnemental de la production des aliments doit également tenir compte du transport à leur destination finale chez le consommateur – et non uniquement aux magasins – ainsi que de la consommation totale d’énergie et des émissions de GES associées à la production. Des chercheurs ont jeté un nouvel éclairage sur cette question en utilisant la méthodologie de l’Évaluation du cycle de vie.
Au chapitre du transport, la perception change considérablement lorsqu’on observe le processus dans son ensemble au lieu de se focaliser uniquement sur le pays où l’aliment a été produit. Les choix de transport des consommateurs, tels que la marche ou la bicyclette par opposition à la conduite automobile, ont de toute évidence des conséquences sur la quantité totale de CO2 associée à leurs achats.
Les nombreuses courses en voiture pour ramener un volume modeste de nourriture que fait chaque famille ont un impact relatif notable sur les émissions de GES. Les voitures sont énormément moins efficaces que les plus gros moyens de transport qui déplacent la nourriture de l’endroit où elle a été produite jusqu’à celui où elle sera vendue. Transporter de très grandes quantités de nourriture dans des navires ultra efficaces propulsés au diesel requiert beaucoup moins d’énergie par pomme ou côtelette d’agneau, même si la distance parcourue est beaucoup plus grande.
L’analyse probablement la plus exhaustive à avoir été produite jusqu’à maintenant sur l’enjeu de l’achat local est une étude réalisée en 2005 par le ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales (DEFRA) du Royaume- Uni. Elle a notamment montré que 82 % des 30 milliards de kilomètres alimentaires (la distance parcourue entre les producteurs et les consommateurs) qu’on estime être associés aux aliments consommés par les Britanniques sont générés à l’intérieur même du pays, le transport par voiture des magasins jusqu’aux maisons comptant pour 48 % et le transport par véhicule lourd pour 31 %. Les transports par avion et par bateau comptaient chacun pour moins de 1 % des kilomètres alimentaires.
Dans le pire des scénarios, un consommateur britannique se déplaçant par voiture sur dix kilomètres pour acheter des fèves vertes du Kenya est responsable de plus d’émissions de carbone par sac de fèves que le transport par avion des mêmes fèves du Kenya vers le Royaume-Uni.

p  Les émissions de
GES dues à la
production des aliments

Comme on vient de le voir, le transport de la nourriture sur de longues distances par avion ou par bateau n’est responsable que d’une fraction des émissions totales de GES générées par les différents moyens de transport. De plus, le transport n’est même pas la principale cause d’émissions de GES.
La portion de la chaîne de production agricole qui nécessite le plus d’énergie est celle qui a trait à la production elle-même (l’utilisation de fertilisants, de pesticides, l’irrigation, l’énergie requise pour faire fonctionner la machinerie, etc.). Aux Etats-Unis, une récente étude ayant recours à la méthodologie de l’Évaluation du cycle de vie a montré que 11 % des émissions de GES associées à la nourriture provenaient du transport dans son ensemble, contre 83 % pour l’étape de la production.
L’étude du DEFRA comparait également les émissions provoquées par la dépense énergétique de la production de tomates au Royaume-Uni et par l’importation de tomates espagnoles. La production de tomates au Royaume-Uni entraîne l’émission de 2394 kg de CO2/tonne, contre 630 kg/tonne pour les tomates espagnoles. La différence provient essentiellement de l’énergie nécessaire à la production de tomates en serre au Royaume-Uni (environ 90 % de l’énergie totale utilisée) alors que la culture se fait dans des serres non chauffées recouvertes de plastique en Espagne.
De même, les militants et les consommateurs oublient facilement l’importance du contexte saisonnier dans le calcul de l’énergie utilisée et des émissions de CO2. Dans une étude publiée en 2006, des chercheurs concluent que l’envoi et la vente rapide pendant l’hiver en Grande-Bretagne de pommes néo-zélandaises fraîchement cueillies provoquent moins d’émissions de GES que l’achat de pommes cultivées sur place et entreposées pendant plusieurs mois, pour la bonne raison que la Nouvelle-Zélande est située dans l’hémisphère sud où la saison de culture coïncide avec l’hiver dans l’hémisphère nord.
De façon générale, les environnements physiques comme celui du Canada qui nécessitent des installations et des technologies pour maintenir les aliments au chaud ou au froid requièrent une dépense d’énergie beaucoup plus élevée que les climats plus favorables, dans une mesure qui dépasse souvent de loin la quantité d’énergie nécessaire au transport des produits agricoles venant d’endroits plus éloignés.

p  Les coûts économiques
de l’agriculture
de subsistance

L’option de ne consommer que des produits locaux et de s’abstenir de commercer – c’est-à-dire pratiquer l’agriculture de subsistance, ce à quoi correspond l’achat local si on la pousse à sa conclusion logique – est irréaliste et impliquerait des sacrifices très importants. Des politiques restrictives en faveur de l’achat local de nourriture entraîneraient des prix beaucoup plus élevés et une réduction draconienne de la quantité et de la diversité de la nourriture disponible, même dans les régions agricoles qui sont actuellement les plus développées et les plus productives.
Les partisans les plus radicaux de l’achat local sont ceux qui limitent volontairement leur consommation à des aliments cultivés ou abattus à l’intérieur d’un périmètre de 161 km (100 milles) de leur résidence. L’un des exemples les mieux documentés est celui d’un couple canadien vivant dans le sud-ouest de la Colombie-Britannique (probablement la région agricole la plus écologiquement diversifiée et la plus productive au Canada) qui a relevé ce défi écologique en 2005 pendant une année et a raconté son expérience sur Internet et dans un livre. Quelques problèmes fondamentaux associés à l’approche des 100 milles ont rapidement été identifiés :
-  Coût : Les produits biologiques locaux ou les substituts à des produits courants coûtent en général plus cher (souvent considérablement plus cher) que les produits courants.
-  Absence de variété : Il est impossible de produire localement du sucre, du riz, des citrons, du ketchup, de l’huile d’olive, du beurre d’arachide, du jus d’orange et de la farine. En hiver, le choix de légumes était extrêmement limité.
- Temps : Le temps passé à obtenir et à préparer la nourriture équivalait à un emploi à temps partiel.
Ces problèmes étaient évidemment atténués par le fait que le couple ne se privait pas d’un grand nombre de services, comme les soins de santé, qui n’étaient disponibles que parce que l’importation de nourriture permettait à d’autres de leurs concitoyens de se spécialiser dans des activités non agricoles. L’expérience permet tout de même d’illustrer les avantages considérables et tout à fait concrets du commerce et de la subtile division du travail qu’il permet.
Chercher des aliments plus frais et entretenir des relations de voisinage peuvent s’avérer de bonnes raisons d’acheter des produits locaux, mais sauver la planète ou soutenir l’économie locale n’en sont pas.
Les militants qui font la promotion de l’achat local mettent souvent de l’avant ses avantages économiques, dans la mesure où celui-ci entraîne des revenus plus élevés pour les producteurs locaux. Ce qui manque toutefois dans cette analyse est le fait que le gain de l’agriculteur, s’il est forcé par une intervention des pouvoirs publics, ne peut survenir qu’aux dépens du consommateur qui doit payer plus cher pour un produit similaire, ou le même prix pour un produit de moindre qualité (si ce n’était pas le cas, il ne serait pas nécessaire d’adopter des mesures coercitives pour pénaliser les produits en provenance de régions plus éloignées). Ces politiques font en sorte que les consommateurs et les contribuables se retrouvent avec moins d’argent dans leurs poches pour acheter autre chose ou pour investir, ce qui a des effets négatifs sur l’économie régionale. Ces mesures pénalisent également les fermiers des pays en développement, qui perdent une occasion d’améliorer leurs conditions de vie.
Dans une économie moderne, les gens se spécialisent dans ce qu’ils font le mieux et échangent le fruit de leur labeur. Cela garantit à la fois des prix plus bas et une plus grande variété de produits tout au long de l’année.
C’est pourquoi la survie alimentaire d’une population mondiale croissante nécessite un libre-échange en matière agricole, de manière à s’assurer que la nourriture est produite de la façon la plus efficace possible dans les endroits les plus appropriés, permettant ainsi d’obtenir des économies de ressources, la création de plus de richesse et un environnement plus sain pour tous.

* Respectivement professeur associé au département de géographie de l’Université de Toronto Mississauga et consultante indépendante.



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