Kamal Lahbib : Les discours du gouvernement sur les financements des associations relève d’une volonté politique de jeter le discrédit sur leur rôle


Il serait le mieux placé pour nous expliquer ce qui arrive actuellement sur la scène associative. Kamal Lahbib,dirigeant du Forum Maroc Alternatives est de toutes les batailles pour davantage de libertés publiques et d’espaces pour l’action civile.
Ici, il revient sur les dernières positions
de l’Etat quant aux décisions d’interdiction frappant certaines
associations. Il est clair : le changement s’opère dans le respect de la diversité.

Interview réalisée par Mustapha Elouizi
Lundi 17 Novembre 2014

Kamal Lahbib : Les discours du gouvernement sur les financements des associations relève d’une volonté politique de  jeter le discrédit sur leur rôle

Libé : Après Hassad, Dahak s’en prend, dans ce qui semble être une campagne du gouvernement Benkirane, aux ONG. Qu’en pensez-vous ? 
Kamal Lahbib : Je pense qu’il faudrait, en fait, revenir aux déclarations du ministre chargé des relations avec la société civile, et même encore plus loin dans l’histoire conflictuelle entre l’Etat et les associations. Il ne faudrait pas oublier les restrictions de 1973, ni le ridicule de Driss Basri qui a dissout par arrêt administratif une association qui a reçu plus de 240 DH d’une même personne. Dès qu’on commence à parler de l’argent, on bascule dans le délire et l’idéologique. Il est clair que les associations gênent ! Un retour sur les quinze dernières années de la vie associative au Maroc, nous rappelle les cheminements de la volonté étatique, qui oscille entre les velléités de cooptation et de contrôle ou de répression. 

"Seules 7,9 % des associations 
ont établi des partenariats avec 
l’Etat ou des établissements publics, 2,7% avec les collectivités locales et seules 1,5% ont travaillé dans le cadre de partenariat avec l'étranger"


Qu’est-ce qui vous agace dans ces déclarations ? 
Aucun chiffre n’est précis, ne concorde entre les différentes déclarations des responsables de l’Etat. Ils reposent, en matière de financements étrangers particulièrement, sur les déclarations volontaires des associations, conformément à la loi. Au lieu de les encourager au respect de la loi, à la transparence, ce sont quelques-unes qui sont la cible des attaques du gouvernement. Mais on n’est pas à un paradoxe près. Les discours du gouvernement sur les financements des associations relève d’une volonté politique de  jeter le discrédit sur leur rôle. 
La seule étude sérieuse aujourd’hui qui offre des chiffres crédibles est celle du HCP. Or, cette étude relève que seules 7,9 % des associations ont établi des partenariats avec l’Etat ou des établissements publics, 2,7% avec les collectivités locales et seules 1,5% ont travaillé dans le cadre de partenariat avec l'étranger avec des montants plus ou moins importants voire dérisoires. 
A titre de comparaison, le budget cumulé des associations françaises est d’environ 70 milliards d’euros, soit 3,5% du PIB, soit plus que l’hôtellerie et la restauration (2,6%) et autant que l’agriculture et l’industrie agroalimentaire (3,4%). Sur un autre volet, les fonds levés sous couvert de la Palestine, de la Tchétchénie…, et au nom des préceptes religieux et du « Jihad humanitaire » sont des fonds importants : l’International islamic relief organization (Iiro), la plus puissante des ONG islamiques au monde, gère un budget annuel de 500 à 600 millions de dollars. «La Al-Haramain Charitable Foundation » a, en un an, construit 950 mosquées, distribué 10 millions de pamphlets religieux et 20.000 voiles islamiques dans le monde. Par ailleurs, il est impossible d'évaluer la masse financière de la zakat, qui doit être pratiquée «sans ostentation».
Que voulez-vous dire exactement ? 
Je veux dire qu’il ne s’agit donc pas d’un phénomène isolé et exclusivement marocain, mais plutôt du résultat de l’exaspération éprouvée par les Etats face à leurs associations. Aujourd’hui, ce n’est pas moins de 20 Etats dans le monde qui pensent à légiférer sur la question ou qui l’ont déjà fait. L’Etat marocain accuse (sans fondements pour le moment) les associations de s’inscrire dans un agenda étranger. En Russie, la Chambre basse du Parlement russe (Douma) a adopté en 2012 un projet de loi qui qualifie les ONG recevant un financement étranger et qui ont une activité politique d’« agents de l’étranger». En Egypte, ce n’est pas moins de 120 associations qui tombent sous le coup de la nouvelle loi et qui deviennent passibles de la prison à perpétuité pour financements de l’étranger. 
Il est clair que ce type de fonctionnement est lié à des systèmes autoritaires qui ont peur de la démocratie. Ces initiatives visent à réduire au silence toute critique des  gouvernements. 
Pour finir ce chapitre, il est difficile de conclure à une politique cohérente, concertée, du gouvernement à l’encontre des associations. La nature de l’Etat dans sa complexité et sa dualité, nous impose une approche différenciée entre les positions de Choubani-Benkirane et celles du ministre de l’Intérieur.

"Les gouvernements islamistes 
ont fait leur choix d’un «néolibéralisme halal» avec un lexique moralisateur" 


Que devrait faire l’Etat à votre avis ? 
Au lieu de s’en prendre aux associations, l’Etat devrait commencer par clarifier sa position stratégique de l’aide au développement qui est attribuée par des Etats dont l’ingérence dans les politiques publiques ne fait aucun doute et qui sont à l’origine des financements des associations qu’il incrimine.
Enfin, les associations n’ont cessé de réclamer la transparence des financements; elles subissent de multiples contrôles. Mais le contrôle doit se limiter à l’usage correct des fonds pour les activités programmées selon des choix stratégiques autonomes. Mais tout contrôle politique (ou et idéologique), toute instrumentalisation de la justice est inacceptable et inadmissible. Le financement est un droit et non une faveur, le contrôle et la reddition des comptes sont un devoir et une obligation. 
La presse s’est fait l’écho d’une rencontre du ministre de l’Intérieur avec certains responsables et acteurs associatifs. Pouvez-vous nous faire le bilan de cette entrevue informelle ? 
Trop tôt pour en faire le bilan. N’ayant pas été à cette rencontre, il faudrait que je puisse écouter les personnes ayant assisté à cet échange, pour se faire une idée. Ce qui ressort toutefois des échos, c’est l’unanimité des associations de défense des droits de l’Homme quant aux mesures d’interdiction des activités et de l’accès aux espaces publics  prises par les autorités, au niveau central ou local, parfois par excès de zèle. Cette rencontre sera suivie par d’autres pour comprendre et parvenir à un modus vivendi du respect de la loi qui, seule, peut trancher dans des conflits qui surviennent entre les autorités sécuritaires et les associations. 
Deuxième grande conclusion à tirer de cette initiative, c’est la carence des mécanismes de médiation. S’il est un choix clair pour les associations de manière quasi générale, c’est qu’elles ne sont pas d’accord avec les politiques publiques actuelles, mais elles ne sont pas contre l’Etat. Ce qui exige de plus en plus de mettre des passerelles de dialogue et de résolution des conflits sans recourir à la violence de quelque nature que ce soit. La loi et la justice restent le recours ultime.

"Le changement s’opère dans 
le respect de la diversité 
des composantes des sociétés 
en mutation"


Mais, l’on ressent l’intensité de cette confrontation entre ONG et ministère de l’Intérieur? 
Ma conviction est faite : ce n’est plus dans la confrontation que nous réalisons les changements, en cette phase historique au moins, c’est dans la libre expression et la concertation que la dynamique du changement s’opère dans le respect de la diversité des composantes des sociétés en mutation.
Que dit exactement le texte de loi ? Sachant que certains acteurs avancent que la non-déclaration des subventions n’est pas du tout incriminée par la loi…  
Le texte de loi est clair et sans ambiguïté. Il stipule dans son article 32 bis : (complété par le Dahir n° 1-02-206 du 23 juillet 2002 portant promulgation de la loi n°75-00), les associations qui reçoivent des aides étrangères sont tenues d'en faire la déclaration au Secrétariat général du gouvernement en spécifiant le montant obtenu et son origine, et ce dans un délai de 30 jours francs à compter de la date d'obtention de l'aide. Toute infraction aux dispositions du présent article expose l'association concernée à la dissolution conformément aux dispositions de l'article 7, lequel confère aux tribunaux de première instance la compétence « pour connaître des demandes de dissolution de l'association si cette dernière est en situation non conforme à la loi, à la demande de toute personne concernée ou à l'initiative du ministère public. Le tribunal peut ordonner à titre de mesure conservatoire, et nonobstant toute voie de recours, la fermeture des locaux et l'interdiction de toute réunion des membres de l'association. 
Vous êtes l’un des initiateurs de l’Appel de Rabat. Nous voulons savoir quel sort vous avez  réservé à votre rapport et à vos recommandations  
Le processus de la dynamique de l’Appel de Rabat, outre le fait que c’est une première en matière de dépassement de la fragmentation du mouvement social et de l’adoption d’une démarche systémique qui rompt avec les approches thématiques et corporatistes,  s’inscrit dans une situation politique marquée par la stratégie du gouvernement qui vise à discréditer ce mouvement. L’attaquer sur la question financière qui est un argument populiste qui impacte les esprits, l’attaquer sur la question «nationale», en laissant entendre qu’il est au service d’intérêts étrangers hostiles au Maroc et enfin, comme cela s’est fait par le passé, créer des associations qui dépendent de l’Etat, profiter de sa position de pouvoir au sein du gouvernement pour soutenir des organisations «clientes» ou liées aux partis du gouvernement…Le ministre chargé des Relations avec le Parlement et la société civile a ouvert le bal; le ministre de l’Intérieur vient de le relayer en ajoutant un élément dans leur argumentaire, à savoir le lien de ces associations avec le terrorisme ! Le secrétaire général du gouvernement vient de boucler un cycle qui prépare des lois restrictives (projet de Commission interministérielle qui semble vouloir s’accaparer les prorégatives constitutionnelles du prochain Conseil consultatif des associations, projet de décret sur le contrôle des financements…)
Comment en est-on arrivé là?
L’année 2013 a marqué le bras de fer entre le gouvernement et la société civile démocratique avec comme conflit central l’autonomie du mouvement associatif. Entre mai et novembre 2013, la dynamique de l’Appel de Rabat, large plateforme associative, a lancé un processus de débat public, ouvert mais non gouvernemental, avec plus de 20 rencontres régionales couronnées, pour la première fois dans l’histoire du mouvement associatif,  par les Assises nationales du Mouvement associatif démocratique.
Cette dynamique a connu la participation de plus de 5000 militants et militantes associatifs et l’adhésion de plus de 3500 associations et réseaux associatifs. La mobilisation a permis non seulement de couvrir le territoire national, mais aussi tous les champs d’intervention du Mouvement associatif y compris les associations de défense des migrants et des associations de Marocains à l’étranger. Mais, le contexte sociopolitique est tendu à cause de: 
- La centralité de la question sociale et des droits économiques et sociaux en période de crise économique qui exacerbe les conflits sociaux;
- Un faible encadrement politique des populations du fait d’un champ partisan fragmenté  avec une faible assise populaire;
-Un sentiment chez les jeunes qui estiment que les révoltes qui ont précipité les réformes ont été « usurpées » par les partis à référentiel religieux et conservateurs, sans réelle légitimité populaire et loin des aspirations et des revendications fondamentales des mouvements de rue qui ont suscité les réformes.
- Une régression inquiétante au niveau du respect des droits de l’Homme et particulièrement la liberté de manifestation, de rassemblement et d’expression (interdictions et répressions des manifestations, arrestations, interpellations et procès de journalistes…)
-Des choix économiques qui s’inscrivent dans la continuité des modèles qui ont exacerbé les clivages sociaux, la concentration des richesses, la collusion entre le politique et les affaires, la corruption… Les gouvernements islamistes ont fait leur choix d’un «néolibéralisme halal» avec un lexique moralisateur.
Qu’avez-vous fait face à cette situation ? 
Au vu des éléments du contexte, les associations démocratiques constituent des adversaires qui risquent de remettre en cause les orientations du gouvernement, de dénoncer «l’usurpation légale» du pouvoir par des élections à faible participation populaire, de dénoncer les dérives, voire les choix sécuritaires. Dans ce climat, le dialogue Etat-associations devient un enjeu fondamental pour l’intérêt du pays. 
La dynamique est appelée, en plus de ce problème structurel sur la relation Etat/associations qui sauvegarde et respecte l’autonomie du mouvement associatif, à poursuivre la bataille sur tous les fronts, notamment la concertation sur la mise en œuvre des dispositions de la Constitution : nouvelle loi sur les associations, la question de l’accès au financement qui pérennise son action, la loi sur le bénévolat, la réforme fiscale, la loi sur la pétition et l’initiative législative, la mise en place des mécanismes de la démocratie participative, la loi sur la régionalisation et sa cohérence avec les dispositions constitutionnelles, la loi sur les rassemblements publics, la loi sur le Conseil de la parité, la loi et les mesures pour la protection des droits des personnes handicapées, les politiques publiques de la jeunesse, l’arsenal juridique des élections libres et transparentes, la mise en place d’une loi sur la médiation sociale pour la résolution pacifique et amiable des conflits…
Comment procédez-vous pour faire aboutir ces chantiers? 
Nous travaillons sur ces chantiers de manière concertée, collective ou isolée et convergente. Le 15 novembre, en marge de la rencontre organisée par le FMAS sur la liberté de manifester, aura lieu un forum, en commémoration de la Journée national de la liberté d’association qui coïncide avec 56 ans de la promulgation du Dahir de 1958 sur les libertés publiques. Ce sera l’occasion pour la relance de la stratégie pour la mise en œuvre des dispositions de la Constitution, en un mot pour la démocratie. 
C’est dire que les défis pour les prochaines années sont énormes et qu’ils ne peuvent être relevés et réalisés sans relais au sein des partis politiques démocratiques qui, contrairement aux associations qui ne briguent pas le pouvoir, sont dans les enjeux du pouvoir.
Vous êtes membre du Comité scientifique du Forum mondial des droits de l’Homme censé se tenir fin novembre. Pouvez-vous nous donner quelques éléments d’informations sur les préparatifs du forum?
C’est une initiative lourde et complexe, d’autant plus complexe qu’elle a généré des perceptions et des attentes erronées basées sur des confusions majeures au niveau national :
Première confusion : Le FMDH n’est pas le Forum social mondial. C’est un concept et une démarche nouvelle qui sont dans le même temps une initiative gouvernementale qui repose sur la société civile. Ce n’est pas la Charte de Porto Alegre qui l’inspire. La Charte du FMDH reste à construire. Il s’agit par conséquent de trouver les normes, les modalités, les bases référentielles des droits pour un espace multiforme qui permette le dialogue, la réflexion entre les acteurs étatiques, les acteurs économiques et la société civile. Alors que le FSM est un espace exclusivement dédié aux mouvements sociaux
Deuxième confusion : Ce FMDH, comme son nom l’indique, est un Forum mondial et thématique. Comment surmonter les approches nombrilistes pour réfléchir sur les droits de l’Homme à l’échelle planétaire. La mobilisation des nationaux, leur participation, leurs connexions internationales devraient nécessairement avoir un impact sur l’arsenal juridique national. Ce qui a été plutôt difficile à mettre en place avec les associations nationales.
Troisième confusion : La question des droits de l’Homme n’est ni l’apanage, ni la propriété exclusive de quelques associations nationales. La question dépasse de loin les limites des droits civils et politiques et est en principe une affaire des associations qui travaillent dans la diversité des approches et des méthodes, sur tous les droits et ne devraient donner aucun privilège à une association sur une autre; bien au contraire, les associations qui ont pignon sur rue, devraient permettre une large participation à des évènements de cette envergure et leur permettre d’inscrire leurs activités dans une approche droits.
Le fait est que nous sommes aujourd’hui face à une forte demande internationale, à une forte demande des associations nationales et que les espaces et les finances sont en deçà de cette demande. Le rôle du Comité scientifique a été de définir la méthodologie sur la base d’une large concertation nationale et internationale pour que les sujets clés des droits de l’Homme dans leur indivisibilité soient intégrés dans les débats et les conclusions. 
Comment se sont déroulées les phases préliminaires du forum ? 
Nous avons tenu compte de la nature de ce forum multi-acteurs, en programmant les demandes spécifiques en évènements spéciaux, conférences, formations et ateliers autogérés. Il faudrait que les espaces et les moyens financiers suivent. Ils ne sont pas uniquement du ressort du CNDH ou de la DIDH. C’est pourquoi il est difficile de ne s’occuper que des associations qui protestent pour avoir le privilège du nombre, des espaces et de l’argent. Ceci sans compter les problèmes qui ne sont pas évoqués : les visas, l’hébergement, la restauration, la programmation culturelle… Et par-dessus tout, la sécurité, en cette phase trouble, est un élément clé de la réussite de ce processus.  
 


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