Juan Goytisolo: Un exilé captif de l’écriture

Un après-midi de Juan


Traduite par Rédouane Taouil *
Mardi 7 Novembre 2017

 Anis Rafai est l’auteur de nombreux recueils de nouvelles qui lui ont valu une reconnaissance insigne au Maroc et  dans le monde arabe. Lecteur assidûment attentif au renouvellement des formes d’écriture en Amérique latine et en Europe comme à la narration cinématographique, il use de procédés variés en mettant en scène à la fois l’insolite et le burlesque, l’émouvant et le drolatique. Dans cette nouvelle originellement intitulée, «Mayet Al Assar », l’incongru, dédiée au passager sédentaire de Marrakech, Goytisolo, le personnage central est le cauchemar de Jamaâ El Fna, la place de l’annihilation qui, de lieu de fêtes des yeux, du chant et du verbe,  devient un désert hanté où l’homme, qui s’est battu pour sa sauvegarde et sa consécration comme patrimoine immatériel de l’humanité, voit son rêve s’anéantir.
Un après-midi de Juan
Les maisons antiques de Marrakech possèdent deux portes : l’une de devant, vraie, par laquelle accède l’occupant, l’autre de derrière, fausse,  destinée au visiteur. Une de ces maisons du quartier « père des vertus», le numéro sept, est occupée par un Espagnol qui se fait nommer Juan. Dieu seul sait s’il s’agit de son nom ou d’un pseudonyme qu’il se donne pour cacher son identité. Ce qui est certain, c’est que cet homme est épris de cette ville surnommée « l’allégresse ». Il y réside depuis longtemps si bien qu’elle est sa propre vêture. Le plus étonnant est que Juan n’est plus inconnu aux yeux de ses voisins ou un étranger sans terre d’attache. Il est devenu, les années passant et la familiarité aidant, l’oncle Juan. Les enfants le hèlent chaque fois qu’il voit apparaître sa silhouette au bout de la rue. Pour sa part, il ne manque pas de leur donner des bonbons qu’il tient à avoir toujours dans sa poche.
Juan se réveille suite à l’appel à la prière du milieu de l’après-midi après un long sommeil, plutôt qu’une sieste, traversé par un cauchemar. On ne saurait confirmer s’il est bel et bien réveillé, ni quelle sorte de cauchemar l’a assailli. Il s’agit en fait de détails que le narrateur tient à taire à l’orée du récit en respect des règles de relation. Qu’importe. Aussitôt qu’il quitte son lit, Juan se douche à l’eau froide afin de chasser les appréhensions qui l’ont malmené pendant le rêve. Il se sent ainsi heureux d’être encore en vie après les affres  qu’il a subies dans son sommeil. Fidèle à ses habitudes quotidiennes, il se regarde dans la glace de sa salle de bain et peigne  les épis de ses cheveux blanchis par l’âge. Il met ses vêtements qu’il porte ces derniers mois et dans lesquels, voûté par les décennies, il flotte un peu. Il chausse ses sandales en cuir qui l’aident à supporter la chaleur suffocante de l’été. Il donne à manger à ses tortues qu’il élève dans un bassin comme des enfants. Il baisse les rideaux des fenêtres et s’en va par la porte de derrière.
Si Juan était sorti par la porte de devant, il n’y aurait pas lieu de dérouler ce récit. Dieu merci, il enfreint ses habitudes qui consistent à sortir par cette porte en s’acheminant vers Jemaâ El Fna, comme pour accomplir un rite ou descendre se baigner dans un fleuve pour se laver des péchés de l’ici-bas. Juan arpente les ruelles étroites à pas lents comme s’il portait le fardeau invisible du temps. Il ne s’aperçoit pas que les rues sont désertes à une heure propice au va-et-vient des flâneurs. Il tourne à droite près du cinéma Eden dont la porte apparaît fermée alors qu’on n’est pas vendredi. On ne sait pas que Juan l’arpenteur inconscient a parcouru cet espace ou a seulement déambulé dans le rêve. Il arrive au café de France. Il regagne sa place habituelle sans s’apercevoir que le serveur n’est pas là et que les chaises sont vacantes alors qu’elles doivent être occupées par des clients venus de toutes parts pour célébrer la fête des yeux au carnaval du divertissement sans se soucier de leurs pieds harassés de la fatigue de la marche.
Si Juan avait quitté son domicile par la vraie porte de devant, cette histoire n’aurait eu aucune raison d’être. Il aurait trouvé les avenues pleines à craquer, le cinéma Eden, les portes grandes ouvertes, en train de projeter « L’homme qui en savait trop » d’Alfred Hitchcock et café de France bondé quand il serait arrivé pour occuper sa chaise à gauche de la terrasse. Le vieil serveur aux lunettes double foyer se serait préoccupé de le saluer et de lui apporter du thé à la menthe et une petite bouteille d’eau minérale.
Bien sûr, il n’y pas trace de ce serveur parce que Juan est sorti par la porte de derrière.
Il se retrouve après s’être rendu compte qu’il s’est défait de sa propre personne chez lui en sortant. Finalement, les déambulations, qui angoissent Juan et donnent à son regard une allure égarée, s’échouent sur la chaise du café où il voit le ciel au-dessus de la place Jemaâ El Fna s’engloutir. Le crépuscule et l’aube s’y alternent sans cesse et d’innombrables créatures étranges aux corps humains dotées d’ailes  et de becs de cigogne, pareils à des astres, peuplent son atmosphère. Juan ne sait pas s’il rêve ou délire. Il voit le sol et les murs de la place jonchés de cadavres enchaînés et pendus nus sur des poteaux en bois. Il prend rapidement conscience qu’en sortant par la fausse porte, il s’est trouvé dans une réplique de la place originelle dépouillée de son identité et de ses lieux. Une place dénuée des joies et de l’esprit festif que suscitent la voix des conteurs, les cordes des musiciens et les corps des danseurs. La place est un amas de ruines recouvert par le fléau et le silence.
Une vaste étendue où règne le trépas. Du milieu de la place, Juan est interpellé par l’arracheur-soigneur de dents qu’il pensait être dans l’au-delà depuis bien longtemps après avoir été trahi par la déchéance du métier et le tremblement de ses doigts dédiés à l’extraction du mal. Le guérisseur fait signe à Juan à maintes reprises pendant qu’il s’assied, une tenaille inquiétante à la main,  sous un parasol à même une longue natte comme au jugement dernier. Juan quitte le café et comparaît devant l’arracheur de dents. Il marche en marquant les traces de ses pas tant il sait que sa vie est désormais derrière lui. Soudain, il s’arrache avec force à son angoisse et se montre courageux en écoutant son soigneur qui étale une boîte en fer remplie de dents cariées puis se met à recenser les artisans des moments festifs, les auteurs de paroles assonancées, les ciseleurs de maximes et de sentences aux noms magiques, sobres ou fantastiques, aux surnoms évocateurs de légumes, d’oiseaux ou d’insectes.
Selon le narrateur, à cet instant Juan se réveille suite à l’appel de la prière du milieu de l’après-midi trempé de sueur. Il se lève et jette un regard alarmé sur la porte de derrière. En s’apprêtant à ouvrir la porte de devant, il éprouve une douleur épouvantable à la bouche, comme si on lui avait arraché une dent saine pendant le rêve.

* Nouvelle d’Anis Rafai


 

“Doue(r) notre séjour d’authenticité”

L’œuvre de Goytisolo et sa résidence sur terre semblent inspirées de part en part par cet appel du poète de l’absolu, auteur du fameux « l’Après-midi d’un faune », Stéphane Mallarmé. Cette quête, qui en fait une figure majeure du XXème siècle à l’instar de Sartre et de son ami admiré, Jean Genet, s’est déployée sous le signe d’un exigeant engagement. Il aimait rattacher ses origines à Cervantès et non à sa contrée natale qu’il a quittée, corps et âme, en optant pour l’exil comme mode de présence au monde et la langue comme patrie nomade.
Il élit domicile au royaume des belles-lettres en se consacrant à célébrer, de roman en récit, de reportage en essai, les noces de la prose et de la poésie. Depuis «Jeux de mains» et «Chronique d’une île» jusqu’à «Trois semaines en ce jour » en passant par « La trop longue vie de Marx », la luxuriante production de Goytisolo est marquée par un esprit créatif qui n’a cessé d’explorer les ressources de ces deux genres en poursuivant le dessein d’une écriture en perpétuel questionnement. La subversion de la syntaxe, le modelage des signes de ponctuation, la dissémination de la verve poétique, la combinaison des formes burlesques, lyriques, fantastiques sont autant de marques du jeu auquel il se livre avec une intensité profonde. La germination de la littérature sollicite, selon Goytisolo, le recours au legs des ancêtres comme «Le livre du bon amour»,  de Juan Ruiz, «Le portrait de la gaillarde andalouse», la littérature soufie et bien entendu «L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Mancha». Ainsi que le signalent ses essais aux titres à métaphore végétale, «L’arbre de la littérature» et «La forêt de l’écriture»,il s’agit de métamorphoser ce legs par la force de l’arborescence. C’est en homme résolument engagé, que Goytisolo habite politiquement cette terre.
Sa critique impitoyable de l’Espagne des oliviers ruisselants de sueurs, des veuves noires, de l’âcre odeur de la répression et des maisons silencieuses, ses diagnostics du siège de Sarajevo et de la tourmente algérienne, sa dénonciation des injustices infligées à la Palestine autant que sa mise à nu des maux planétaires de la main du marché et de la haine sociale traduisent une profonde lucidité face aux convulsions de l’histoire. Sa passion de la liberté et de la dignité est restée intacte en dépit du vertige des déceptions, et son refus de la barbarie ancrée. L’engagement de Goytisolo est inséparable de méditations récurrentes sur l’invention romanesque comme  sur les choix esthétiques qu’il envisage fécondés par le lien réciproque entre la lecture et l’écriture. « Le jardin de Cervantès est également le jardin de Borges » écrit-il en hommage à l’auteur d’ « Aleph » qui lui a fait découvrir les mille et une fleurs de  «Don Quichotte». A ceux qui annoncent l’agonie du roman sous l’empire de la technique, il ressuscite un proverbe hispanique d’autrefois : «Les morts que vous avez enterrés se portent bien».
Pour cet écrivain, qui chérit l’image de l’arbre quand il traite de la littérature, L’homme n’a pas de racines. A l’exemple de Genet, il choisit d’être enterré dans le petit cimetière de Larache comme pour authentifier dans son ultime demeure son éminente authenticité subjective.
Par Rédouane Taouil
Ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc

 


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