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Fièvre migratoire

Chacun y va de son commentaire… Et si l’on plaçait le phénomène dans un contexte historique et socioéconomique ?


Hassan Bentaleb
Samedi 29 Septembre 2018

La migration irrégulière des Marocains fait de nouveau
l’actualité. Il ne  se passe pas un jour sans que les médias ou les réseaux sociaux n’évoquent
des tentatives de passage vers l’Espagne ou de parler de ceux qui ont réussi à atteindre le Vieux Continent.  
Le récent décès par balle d’une étudiante marocaine à bord d’une patera a enflammé le débat sur ce sujet et donné libre court à une fausse idée sur une question pourtant ancienne, problématique et complexe qui touche tous les pays soit en tant que pays d’accueil ou de départ des flux migratoires. Pour jeter la lumière sur cette question, Libé a donné la parole à l’un des spécialistes de la question,
à savoir Elkbir Atouf,
socio-historien de la migration et auteur du livre : «Aux
origines historiques de
l’immigration marocaine
en France 1910-1963».


La migration irrégulière des Marocains vers l’Europe est-elle un phénomène récent ?   « Non », nous a répondu Elkbir Atouf, socio-historien de la migration qui nous a affirmé qu’il y a des traces historiques évoquant une migration irrégulière des Marocains remontant aux années 1910, c’est-à-dire avant même le Protectorat.  « L’affaire Sidi Farruch  qui rappelle la mort de plusieurs clandestins marocains dans des bateaux et qui a été très médiatisée à l’époque prouve bien que la migration irrégulière constitue une constante de l’histoire de l’immigration marocaine ». Pour lui, ce qui change aujourd’hui, c’est l’ampleur de ce phénomène lié à des facteurs démographiques, économiques et sociaux. «Le taux démographique a beaucoup évolué depuis l’époque coloniale. Les mentalités et les moyens de communication ont également changé. Le contexte politique et socioéconomique en Europe a changé lui-aussi (crise économique, montée de l’extrême droite…) », nous a-t-il précisé.  Même évaluation de la part de Malika Benradi, de  l’Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations (AMERM) qui a soutenu qu’il s’agit là d’un phénomène mondial qui n’est pas nouveau et qui a pris une dimension plus importante depuis les années 50 et surtout 60 et 70  parallèlement à la migration légale. Selon elle, c’est une question d’actualité qui touche tous les pays soit en tant que pays d’accueil ou en tant que pays de départ.
Elkbir Atouf avait tenu pourtant à préciser, dans un entretien accordé à Libé en 2009, que le concept ou le terme « clandestin » n’est pas neutre car l’immigration dite « clandestine » relève de l’idéologie politique trompeuse. En fait, il se demande qui est clandestin et par rapport à quoi parle-t-on de clandestinité? Est-ce de l’immigré lui-même, de l’immigration ou des responsables de la politique migratoire (pays d’origine/pays d’accueil), des employeurs, etc?
Notre historien cite l’exemple  de l’immigration marocaine en France sur laquelle il travaille depuis une vingtaine d’années et révèle que si les départs des Marocains vers l’Hexagone ont été souvent et effectivement clandestins (au moins 50% jusqu’aux années 60), le séjour en France ainsi que le travail ne l’étaient pas dans le sens où l’Etat français “régularisait” leur situation à titre individuel ou collectif. « Après un bref séjour, les Marocains en question se retrouvaient avec tous les papiers nécessaires, alors que sans la complaisance des employeurs français, les régularisations auraient été impossibles. Les employeurs ne passaient pas par l’ONI (Office national d’immigration -1945-1988) puis l’OMI (Office des migrations internationales depuis 1988) pour ne pas payer de redevances à l’Etat. J’aimerais mettre aussi en lumière l’hypocrisie de l’Etat français qui ne cesse de criminaliser les migrants au détriment de leurs employeurs et qui ne joue pas la transparence puisque l’histoire de la France est pleine de régularisations qui se veulent toujours exceptionnelles, alors qu’elles sont structurelles», a-t-il noté.
Qu’en est-il des profils des candidats à la migration irrégulière ? Elkbir Atouf estime que ces profils demeurent les mêmes mais que les itinéraires ont évolué. « En fait, tout a changé sans que rien ne  change.  Les première  et deuxième générations  ont fait place à  une migration de plus en plus jeune et féminisée qui touche des personnes de plus en plus instruites.  Concernant les zones de départ ou de destination, notre historien estime qu’il y a eu également une évolution notable liée à des facteurs purement démographiques. « Prenez l’exemple de la population du Rif. Elle a fait de la Belgique et des Pays-Bas une destination de prédilection durant les années 60 et 70. Aujourd’hui, elle s’est installée partout. Auparavant, l’Europe avait été sa destination prioritaire. Aujourd’hui, il y a le Canada, les Etats-Unis, l’Afrique et  notamment la Côte d’Ivoire et l’Afrique du Sud. Il  y a également l’Ukraine et la Russie pour  les étudiants », nous a-t-il expliqué. De son côté,  Malika Benradi a précisé que les femmes et même les enfants mineurs émigrent dans les mêmes conditions que les hommes.     
Qu’en est-il des motivations des personnes qui cherchent à partir ailleurs ? « C’est très compliqué. Cette question dépasse le seul aspect économique. Il y a plusieurs causes et  pas un seul déterminant. On peut parler plutôt de cumul de causes », nous a affirmé Elkbir Atouf. Et de poursuivre : « Lors de mes enquêtes de terrain, j’ai constaté que le citoyen lambda souffrait au quotidien. Il endure des contraintes économiques, financières et culturelles, du stress accumulé sur les lieux de travail pour celui qui en a et du chômage pour celui qui n’en a pas. Bref, ce citoyen ne se sent pas bien dans sa peau. Il est stressé, oppressé, angoissé et anxieux. J’ai rencontré  en France, un enseignent du secteur public qui a quitté le Maroc irrégulièrement accompagné de sa femme alors qu’ils jouissaient d’une bonne situation financière ».   
Cependant, il a insisté sur le fait que la décision de partir ne se prend pas à l’improviste et qu’elle est mûrement réfléchie. « Un candidat à la migration  a besoin de beaucoup de temps pour prendre sa décision et la mettre en œuvre. En tant que chercheur, je n’ai jamais rencontré un migrant sans carnet d’adresses. C’est-à-dire sans amis, gendres, cousins, parents ou autres qui vont l’accueillir et l’héberger à son arrivée», a-t-il souligné.
Qu’en est-il des propos qui défendent l’idée selon laquelle le Maroc exploiterait la migration irrégulière comme canal  pour atténuer les effets des contestations sociales et absorber la colère de la population ? « Ce n’est pas sûr. En fait, cette idée  défendue par l’historien El Baroudi et qui correspond bien à la réalité du Rif dans les années 60 et 70, ne fait plus recette aujourd’hui. Après les années 80,  cette thèse a beaucoup perdu de sa validité scientifique. L’évolution politique et sociale du pays  lui a donné un coup dur. Nous ne sommes plus dans les années de plomb et le contexte a beaucoup évolué », nous a indiqué notre source. Et d’ajouter : «  Aujourd’hui, le migrant est considéré plutôt comme une source  de revenus et l’intérêt  qui lui est accordé est lié aux recettes en devises qu’il envoie au pays ».
Autre question et non des moindres : qu’en est-il de l’évolution de la position des pays européens concernant la migration irrégulière? « Elle a été instable et contradictoire. Pis, elle a beaucoup régressé en matière de respect des droits de l’Homme. Aujourd’hui, l’Europe alloue des fonds importants aux pays de destination ou de passage pour qu’ils gardent sur place les migrants. Elle débourse plus qu’elle ne doit payer une fois ces migrants arrivés sur place », a observé notre interlocuteur. Et de conclure : « Le problème, c’est que le Maroc n’est pas en bonne position et ne peut pas jouer la carte de la migration irrégulière comme la Turquie.  Tayyip Erdogan a su jouer avec les flux des migrants en passage par la Turquie. Le Maroc peut jouer à ce jeu mais ce n’est pas dans son intérêt. Nos relations avec nos voisins, notamment l’Espagne, sont compliquées et rendent notre position plus faible».


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1.Posté par Boubacar le 29/09/2018 21:29 (depuis mobile)
Un bon article et bien réfléchi

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