Fais de beaux rêves, Fatima Mernissi


Par Jean Zaganiaris *
Mercredi 2 Décembre 2015

Fais de beaux rêves, Fatima Mernissi
Fatima Mernissi faisait partie des grandes intellectuelles du Maroc. Connue pour ses travaux sociologiques sur les femmes et sur la déconstruction des fantasmagories orientalistes, elle avait également élaboré un plaidoyer important en faveur des valeurs humanistes de la démocratie. Sa disparition est une perte immense pour le monde intellectuel.
La lutte contre la société patriarcale est omniprésente dans le roman de Fatima Mernissi “Rêves de femmes”, publié en 1994. Le livre raconte à travers le vécu d’une jeune enfant les péripéties d’un ensemble de femmes fassies sous l’ingérence coloniale française. En arrière-plan Fatima Mernissi déconstruit les visions fantasmagoriques que « l’Occident » a construites sur le harem, comme lieu érotique, et le montre sous son vrai jour, c’est-à-dire comme un espace d’enfermement des femmes et de frustrations sexuelles. L’image de la mère décrite par la narratrice est celle d’une femme forte, qui sait se faire respecter par son mari et qui apprend à sa fille l’importance de la lutte pour les libertés. A l’aube de l’Indépendance, la femme marocaine réinvente la tradition et est partie prenante d’une société qui prépare son changement; quand bien même elle reste prisonnière du harem et des logiques patriarcales de la société. Même si elle est la seule épouse d’un mari qui a renoncé à la polygamie, la mère décrite par Fatima Mernissi déteste la vie collective du harem et « rêve d’un éternel tête-à-tête » avec son époux. Elle déteste les distinctions qui existent entre les femmes au sein du foyer et n’hésite pas à enfreindre de petits interdits sociaux, comme le fait d’écouter la radio quand les hommes sont absents ou bien d’aller prendre l’air sur la terrasse avec d’autres femmes. Inspirée par les luttes féministes égyptiennes, qui ont su concilier la conquête de l’Indépendance et la préservation de leur identité nationale, la mère fait tout pour que sa fille, la narratrice du roman, puisse avoir une solide éducation scolaire et pouvoir se déplacer librement, avec la tenue de son choix. Elle souhaite que son enfant arrive à découvrir le monde et puisse contribuer éventuellement à sa transformation, grâce aux capitaux culturels obtenus au sein d’une société qui commence à peine à scolariser les jeunes filles.
Tout le roman se déroule dans le harem familial. Celui-ci est un lieu d’enfermement des femmes, analogues à ces lieux disciplinaires analysés par Michel Foucault dans «Surveiller et punir». Comme c’est le cas dans de nombreux romans de la littérature marocaine, la mère a conscience du poids des contraintes sociales qui pèsent sur elle. Le désir de sortir dans la rue est réel mais il est combiné à une conscientisation du regard de l’homme qui va s’abattre sur son corps, même voilé, lorsqu’elle sera dehors. Ces contraintes sociales n’empêchent pas l’existence d’une vision normative des rapports de genre, forgée à partir des mutations que connaît la société au cours des années quarante et cinquante :
«Elle a toujours rejeté la supériorité masculine comme une absurdité en contradiction avec l’islam : « Allah nous a fait tous égaux».
L’égalité entre la femme et l’homme ainsi que la liberté de circulation et d’expression sont des enjeux majeurs pour la mère. La jeune narratrice, qui vivra par la suite dans le Maroc décolonisé, est aussi le témoin des aspirations à la liberté dont parlent les femmes. Elle écoute Yasmina, proche des luttes nationalistes contre le Protectorat, qui évoque de quelle façon le processus historique combine les acquis de la tradition avec les réalités d’un monde contemporain, où le changement des structures sociales va amener les femmes à ne plus avoir à partager l’homme qu’elles aiment avec d’autres personnes. Même si Yasmina peut se sentir proche des autres femmes de son mari, elle perçoit, comme elles, les inconvénients qu’il y a à partager l’homme aimé avec d’autres épouses, qui attendent également leur part d’affection :
« Le Maroc a changé très vite, fillette, me disait-elle souvent. Et il va continuer à évoluer». «Cette prédiction me rendait heureuse. J’allais grandir dans un merveilleux royaume où les femmes auraient des droits, y compris celui de câliner leur mari toutes les nuits».
Il y a un parti pris littéraire chez Fatima Mernissi, qui évoque explicitement la façon dont l’imaginaire enfantin s’interroge sur les rapports sexuels du monde des adultes. L’auteure montre le portrait d’une jeune fille qui pose des questions sur la sexualité et sur les rapports intimes entre femme et homme. La sexualité est considérée non pas comme une entité taboue mais comme un domaine de connaissance et d’action faisant partie entièrement du processus de libéralisation des femmes. Pour être libres dans leurs rapports affectifs avec leur conjoint, elles doivent également acquérir certains savoirs sur les pratiques sexuelles. La lutte pour la liberté passe également par un combat pour les libertés sexuelles et la rupture avec cette oppression locale qui cherche à se substituer à celle du colonisateur. Si le harem symbolise le patriarcat maintenu au sein de la société colonisée, il incarne également deux grandes frontières sociales : celle entre un « dedans » et un « dehors » mais aussi celle entre la féminité et la masculinité. Dans un univers domestique « rendant impossible tout contact entre les hommes et les femmes » qui ne sont pas mariés, la narratrice entend sa mère lui parler de Schéhérazade et souhaite dès lors en savoir plus sur la sexualité, en allant interroger sa cousine Malika. Ces questions ne vont d’ailleurs pas sans soulever de virulents débats au sein de la communauté des femmes du harem. Si la mère de la narratrice pense que sa fille doit conquérir certaines libertés, notamment celles visant à en finir avec le voile et la polygamie, Lalla Mani n’est pas de cet avis et pense que la femme marocaine musulmane doit se distinguer des Européennes :
« Lalla Mani et Chama se mettent à hurler en chœur qu’il y a une conspiration contre nos ancêtres et que nos traditions sacrées sont tournées en ridicule »
Les rapports à la tradition sont multiples à l’aube de l’Indépendance marocaine et font l’objet d’âpres querelles au sein de la sphère domestique. Certaines femmes peuvent d’ailleurs se faire complices d’un système patriarcal, dont elles perpétuent les valeurs à travers l’éducation dispensée à leurs enfants. Fatima Mernissi refuse cependant de verser dans une posture relativiste. Si elle accepte et rend compte de la pluralité des modes de vie et de pensées, elle pense que la liberté possède certains impératifs qui ne peuvent être remis en cause. A travers le personnage de Yasmina qui s’adresse à la jeune narratrice, elle invite les femmes à se poser certaines questions au sujet du rôle qui leur est socialement imposé et à ne pas subir les injonctions normatives de la tradition, qu’une société colonisée en lutte pour la reconquête de son identité, cherche à leur faire incorporer :
« Les lois sont sans doute impitoyables parce qu’elles ne sont pas faites par les femmes », a enfin ajouté Yasmina. « Mais pourquoi ne sont-elles pas faites par les femmes ?», ai-je demandé. « Dès que les femmes seront assez intelligentes pour commencer précisément à se poser cette question, a-t-elle répondu, au lieu de rester docilement à faire la cuisine et la vaisselle du matin au soir, elles vont trouver une manière de changer les règles, qui va complètement bouleverser la planète ». « Combien de temps cela prendra-t-il ? » ai-je demandé. Et Yasmina a répondu : « Très longtemps ».
A travers les différentes figures de femmes, Fatima Mernissi montre les conditions sociales qui ont rendu possible cette présence féminine au moment de l’Indépendance mais annoncent également les combats féministes à venir. Les paroles de la narratrice évoquent l’existence de la qa’ida (la loi invisible s’exerçant sur les corps sociaux) et les joies ressenties par les femmes lorsqu’elles arrivent à la transgresser :
« Elle a remarqué que, malheureusement beaucoup des activités préférées des gens, telles que se promener, découvrir le monde, chanter, danser et exprimer son opinion, font partie de la catégorie des interdictions absolues pour les femmes. Le bonheur d’une femme viole la qa’ida. En fait, la qa’ida se révèle souvent plus dure que les murs et les barrières ».
C’est à ce niveau que l’attachement acritique à la tradition est refusé par la mère, qui lui préfère le bonheur des individus. La liberté n’est pas tant une affaire d’identité nationale, repliée sur un traditionalisme archaïque, mais dans le combat pour le bien-être des générations futures.

 * Enseignant chercheur
CRESC/EGE Rabat
(Cercle de Littérature Contemporaine)
 


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