Bayân et figures de style



Et si notre amnésie était dégénérescente… ?


Par Soumia Mejtia
Lundi 20 Mai 2019

Et si notre amnésie était dégénérescente… ?
Quand j’ai compris que ça ne peut pas changer, qu’il y a un réel risque de déshérence, que cet état d’amnésie dans lequel nous gisons ces derniers temps, ne peut se régénérer en nous comme un état nouveau où l’on peut reconstruire, rebâtir un présent solide pour nos enfants et pour nous, j’ai senti une autre sorte d’inquiétude : celle qui occupe l’esprit sournoisement sans que j’en sache la cause réelle. 
Si le silence est sage, ne pas dire et accepter le déraisonnement actuel de notre monde, est fourberie et pure veulerie. 
Ces derniers temps sont extraordinairement agités, il y a une acuité de tout : la parole d’un côté et le silence de l’autre. Plusieurs sujets sont ouverts, et les tables rondes tournoient sans pouvoir prononcer le mot de la fin. 
Que se passe-t-il ?  
J’ai l’impressions que nous sommes stationnés dans une sorte d’amnésie, une sorte de méconnaissance, d’oubli irréversible de ce que nous sommes. Ce n’est certainement pas un état délibéré, il a été construit par une multitude de faits qui ne cessent de changer notre rapport au monde, notre aptitude à être la possibilité créative de ce monde. 
Et puis en parlant avec la langue du cœur, car le cœur ne se trompe pas, il est le siège de nos sentiments, nos ressentiments, nos désirs, nos enthousiasmes et entrains…, mon mot ne tombera pas dans l’impersonnel ni dans la solitude du monologue.
J’avoue aussi qu’à un moment j’avais cessé de dire les choses telles que je les voyais, je m’abandonnais à cet indiscret sentiment d’insociabilité. Je trouvais plus confortable de me couvrir de solitude inquiète que de m’inquiéter inlassablement de la situation actuelle, situation insoutenable.
« Dans quelle ère vit-on? », me dit-on. Qui suis-je pour pouvoir statuer de l’ère ? Je peux dire que nous vivons dans des temps flous où plusieurs voix se sont entremêlées sans savoir qui parle réellement et qui n’écoute pas. Avec toute la profusion de l’information, tous les canaux de communication, il faut avouer qu’aucune communication ne passe et que tout discours ou énoncé tombent dans l’oreille d’un sourd. 
  Se plaint-on ? oui. A-t-on l’habitude de tenir des propos défaitistes, de critiquer pour la critique ? Je peux répondre par la négative. La plainte d’aujourd’hui est bien réelle, bien lucide et de source conquise, de matière propre à toute une génération qui se retrouve dans un bourbier dont il est presque impossible de s’en sortir indemne.
Le bourbier a été soigneusement préparé et installé partout de telle sorte qu’on s’en prend les pieds le jour comme la nuit.
  Dira-t-on : de quoi rougit-on, ne demande-t-on pas que la santé et la paix ? Se cantonner ainsi dans un système de défense comme l’appelle Freud « Nous ne voulons que la paix et la santé ! » Propos compréhensibles, nous n’avons que cette santé probable car tous les capitaux, et ce dans tous les domaines, subsistent improbables, inexistants. Tout se joue sur la corde du funambule. Le fil est fin et le risque est grand.La chance fera-t-elle que le fil ne s’amenuise pas rapidement ? Nous prierons que ce fil raide soit de bonne fortune. 
 Nous sommes, en effet, les spectateurs assidus de nos saltimbanques, ils déménagent continuellement, en faisant à chaque foire un tour d’acrobatie. Ils s’élancent parfois très haut, au point que notre regard ne peut atteindre ni leur mouvement, ni leur atterrissage. Ils jouent loin de nous, nous sommes des spectateurs de l’invisible, nous stipulons, admettons et avec un grincement de dents, nous disons : « Mais qu’est-ce qu’ils font, nous avons pourtant payé notre ticket d’entrée, nous le payons toujours, pourquoi le spectacle reste inaccessible, inavouable ? »
Nous nous répétons avec une voix terne et incongrue que nous sommes dans la situation d’une mère qui dément complètement qu’elle est en état de grossesse, elle vit le déni. Et nous sommes le déni de notre siècle, nous sommes la matrice qui n’a accouché d’aucune identité, nous sommes le traumatisme espéré, nous sommes ceux qui discutent dans les couloirs, ceux qui disent la moitié de la phrase, ceux qui ne savent pas qu’ils peuvent encore dire, ceux vendus à une fragilité de la vie qui ne leur offre que ce qu’ils n’espèrent pas.
S’agit-il encore une fois d’hyperboles ? Ces mots sont-ils boursoufflés de quelques parties ou maigres encore de tout ce qui n’a pas été dit ? 
Je ne peux me targuer d’avoir tout dit ou me reprocher de n’avoir rien dit. Faut-il juste dire ou faut-il dépasser le verbe et sauter de la corde du funambule pour retrouver le sol sûr où nous pouvons chanter en chœur la chanson des possibilités ?
Mais d’abord, il faut quitter le spectacle de l’inutile et se dire que nous pouvons agir dans l’assurance d’une conscience bien éveillée, bien relevée.
Nous devons être dans cette conscience éveillée pour ne pas se perdre dans des entreprises superflues. Est-ce trop espérer pour nous ? 
Non.
Chacun de nous est doté d’une puissance d’être considérable, d’un conatus nous permettant de nous concilier avec nous-mêmes et par voie de conséquence avec autrui, avec notre monde. 
Je me laisse aussi dire que je ne me suis pas installée dans un enfermement idéaliste : secouer sa boîte intérieure et hop fin des désenchantements (car il y en a plusieurs) : retour du flux, rétablissement de notre mémoire, régénérescence spectaculaire, salut ! Ceci n’est pas un beau discours !
J’ai été dans la langue du cœur, les mots fusaient souterrainement et le piano du clavier a fait le reste. 
Somme toute, il faut bien que nous cherchions dans les mots leur pouvoir d’incitation à l’action, nous ne pouvons plus être dans cet état stationnaire, dans cette paresse presque pathologique où nous nous résumons dans plusieurs systèmes de défense : «C’est comme ça… faisons passer… on n’y peut rien… ! »
Ceci n’est pas un beau discours. 
 


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