Entretien avec Mohammed Habib Samrakandi, directeur et membre-fondateur de la revue Horizons maghrébins-le droit à la mémoire

“Les rapports entre la France et le Maghreb obéissent à la nature inégalitaire entre le Sud et le Nord”


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Jeudi 17 Décembre 2009

Entretien avec Mohammed Habib Samrakandi, directeur et membre-fondateur de  la revue Horizons maghrébins-le droit à la mémoire
Libé : Pouvez-vous rappeler  à nos lecteurs dans quelles circonstances a été créée la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire ?

Mohammed Habib Samrakandi : Toulouse est l’une des grandes villes  universitaires de France, après Paris, qui accueille le plus grand nombre d’étudiants maghrébins. Algériens, Marocains, Tunisiens et Mauritaniens se côtoyaient dans les cités  et les campus universitaires. Une réelle vie conviviale, caractérisée par des combats communs sur deux fronts : celui de l’amélioration des conditions de vie et de logements des étudiants étrangers et celui des libertés individuelles et collectives dans nos pays respectifs. Des instances syndicales et politiques dynamiques animaient les restaurants universitaires. Des tracts, des brochures se distribuaient en permanence, permettaient aux étudiants maghrébins de créer des liens d’amitié et de solidarités. Les journaux nationaux se vendaient à l’entrée des restaurants universitaires et dans des marchés hebdomadaires.
Dans ces conditions favorables au dialogue, avec un point d’ancrage unitaire autour de la question palestinienne, les ponts entre étudiants maghrébins n’ont cessé de se multiplier.
Un autre facteur décisif a favorisé le rapprochement entre les Maghrébins de Toulouse ; celui de l’arrivée de la gauche au pouvoir le 10 mai 1981. Les 110 propositions de François Mitterrand trouvaient progressivement le chemin de leur concrétisation, en particulier celles relatives à la Réforme du système de l’enseignement supérieur traduit dans la Loi Savary. Celle-ci a  accordé le droit aux étudiants étrangers de siéger dans les instances représentatives de l’Université (Conseil d’Administration, Conseil de la Vie étudiante et Conseil scientifique). Le dynamisme syndical qui caractérise les étudiants Maghrébins nous a facilité l’accès à nos droits culturels. C’est ainsi qu’un collectif d’étudiants-doctorants maghrébins a obtenu l’accord de l’Université de Toulouse II- de créer en 1984 la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire. Ce qui nous permis d’intégrer le service culturel de cette université.

Ma  question porte sur le nom de la revue “Horizons maghrébins- le droit à la mémoire-”. Pourquoi ce choix qui rassemble, dans le même titre, le Maghreb et le droit à la mémoire? Est-ce un choix éditorial ?

Ce sont les objectifs fixés par les membres fondateurs de la revue qui ont orienté le choix du titre et du sous-titre.
Du moment que nous étions assez conscients et lucides des deux obstacles majeurs  à évacuer :
La langue de bois au vestiaire. Cette publication est en effet inscrite dans l’espace le moins contaminé par l’idéologie ; l’universitaire. Une véritable entente a été possible, d’autant plus que chacun de nous a vécu les limites et l’étroitesse des combats politiques nationalistes respectifs. Aussi, rien ne sépare les fils du Maghreb sur les plans linguistique, culturel, musical et artistique ;
Refus catégorique de toute obédience à aucun Etat maghrébin. Notre premier devoir  est de promouvoir tout ce qui est susceptible d’unir les « enfants du Maghreb » sur le plan artistique et de recherche universitaire portée sur les sociétés maghrébines traversées par le fait religieux et linguistique :
-Faire connaître les travaux universitaires soutenus devant les universités françaises;
-Organiser des expositions, des débats autour des œuvres émergentes (arts plastiques, photographies, films maghrébins et romans) ;
-Publier des travaux relatifs au processus de l’installation définitive des immigrés-émigrés maghrébins et les conséquences de ce fait historique à l’œuvre pour l’avenir à la fois du l’unité maghrébine et pour la coopération euro-méditerranéenne.
 Vous m’avez bien compris ; décliner la ligne éditoriale de la revue revient à choisir un titre évocateur de notre double ambition (La prospective et le devoir de mémoire) : sauvegarde des traces de notre présence sur le sol français pour l’histoire sociale et intellectuelle des  Maghrébins en France et  de France.
Ma grande satisfaction, 25 ans après est immense : c’est que  les objectifs des fondateurs demeurent d’actualité en 2009 : Un réel déficit d’outils institutionnels contribuant à l’édification du l’Union du Maghreb arabe. Désormais, plus que jamais notre identité maghrébine plurielle, ouverte sur les données de la modernité, fait partie des horizons possibles. Notre revue y contribue et les universitaires des deux rives de la Méditerranée y participent avec un égal bonheur.  Oui, je suis optimiste et je crois en la capacité des hommes et des femmes de mon pays pour y parvenir.

Est-ce que la volonté de la société civile de construire le Maghreb pourra dépasser les conflits entre les politiques  dans la région du Maghreb et surtout entre le Maroc et l’Algérie?

Mon éclairage de votre question, éminemment   politique, ne peut être que culturel. Ceci en m’appuyant sur mon expérience de coopération  scientifique et culturelle entre universitaires  et acteurs de la société civile des pays euro - méditerranéens. C’est dans ce cadre que notre voix est et demeurera  crédible.
Au sein du comité de lecture de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire-, Algériens, Marocains et Tunisiens étions conscients que le Maghreb uni des Etats n’est pas pour demain. Nous nous sommes convenus de travailler sur le long terme : Maintenir vivants les liens culturels entre les peuples de la région, à travers  ses invariants : Langue, religion, musique, héritage spirituel commun, histoire de la colonisation et de la décolonisation  et destin commun des immigrés - émigrés  Maghrébins dans l’espace européen.
A ce titre, un quart de siècle de travail éditorial et artistique, concrétisé dans des œuvres mesurables et quantifiables : Revues, actes de colloques, formation à la vie associative, actions de co-développements, initiations d’actions de coopérations décentralisées, scolarisations et accompagnement à la scolarité des enfants en milieu rural, introduction d’eau potable dans les zones les plus reculées du Haut - Atlas marocain... témoignent de la singularité  de l’activité citoyenne menée par les amis d’Horizons Maghrébins. Cette synergie initiée dans le cadre des ONG, portera à la longue ses fruits, d’autant plus que le monde politique a pris conscience de l’utilité publique de l’action de la société civile.
Notre travail de médiation demeure incontournable pour remédier  aux insatisfactions et déceptions endossées par nos peuples depuis plus de 50 ans  par des politiques, souvent aveugles et aveuglantes.
Désormais, l’impasse politique actuelle dont lequel se trouve le projet de l’Union du Maghreb arabe ne trouvera les voies de dépassement de cette crise qu’en bénéficiant des riches expériences accumulées par les membres formés au sein de l’Ecole de la société civile. L’histoire des institutions officielles témoigne que celles-ci  furent expérimentées d’abord par des acteurs utopistes (politiques, syndicaux et culturels...) et récupérées par la suite dans des réformes de l’Etat.

Vous avez soulevé la question de la mémoire qui est une grande question en France. Notre ami l’historien français Benjamin Stora  parle  même de guerres  des mémoires entre communautés en raison du passé colonial de la France. Comment avez-vous traité ce sujet dans votre revue ?

Contre l’oubli, surgit le désir de mémoire. La mémoire, en contexte de modernité occidentale devient l’objet par excellence de tous les investissements, un jeu et enjeu des concurrences les plus féroces. Très tôt, éclairé par des équipes de recherches de notre université, l’équipe de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire-  a pu éviter l’amalgame courant  commis par le grand public entre mémoire et histoire. L’histoire se refuse de se confondre à celle du travail de mémoire. Il convient de rappeler à ce sujet, que « l’Amérique, comme on dit, est déjà découverte ». Notre revue, éditée par un établissement universitaire, a l’obligation méthodologique de recourir aux travaux déjà effectués sur le sujet, pour éviter toute prétention d’innovation en la matière. Les travaux les plus stimulants sur le couple Mémoire/Histoire ont été balisés par des grandes figures de l’historiographie française : Jean-Pierre Vernant et  Pierre Vidal Naquet, pour ne citer que ceux qui ont été distingués aussi par leur engagement politique et citoyen.
La mémoire n’est pas le passé, elle se vit au présent, parfois dans l’angoisse de l’avenir. Etrange présence du passé, pour reprendre l’expression de P. Vidal Naquet. En revanche, le métier de l’historien est soumis au devoir d’apprécier les documents sans préjugés, ni passions préconçues.
Ce détour épistémologique  me semble incontournable, pour la compréhension de la démarche qui est la nôtre dans la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire.
Il convient dans ce deuxième temps d’illustrer mes propos par des exemples traités dans la revue ou à travers les actions entreprises avec le concours des Amis d’Horizons Maghrébins :
Notre grande fierté dans la revue fut celle relative  à l’engagement culturel et intellectuel de ses membres pour la promotion  de la Place Djemaa el Fna de Marrakech jusqu’à son classement par L’UNESCO en 2003 comme Patrimoine immatériel et oral de l’Humanité. Il faut saluer et rendre hommage à l’écrivain espagnol Juan Goytisolo pour ses efforts méritoires et pour le suivi de ce projet jusqu’à son aboutissement. L’équipe de la revue a publié plusieurs travaux sur cette Place. Ceux de Juan Goytisolo est un cas d’école : son travail est un travail mémorial qui donne à voir les gens eux-mêmes. Des gens simples, des jongleurs, des conteurs, dont la tradition orale et spirituelle remonte au Moyen âge andalou, jusqu’à inspirer Cervantès, au fondement de l’arbre de la littérature dont  Juan Goytisolo et Edmond Amran El Maleh se revendiquent : Pour se convaincre, il suffit  de lire, pour le premier le roman   Makbara et pour le second Le retour d’Abou el Haki.
Désormais, tout chercheur, soucieux d’étudier l’historique du Classement de cette Place de Marrakech est invité à consulter notre publication sur dix ans de travaux.
La mémoire vivante de cette Place relève du registre de la patrimonialisation. Et j’aime rappeler l’excellent constat de Juan Goytisolo. De mémoire, je le cite : Il est facile de détruire une Place comme celle de Jemaa el Fna de Marrakech. En revanche aucun pouvoir ne peut créer par décret une Place semblable à celle-là. Le pouvoir municipal, dirigé jusqu’à une période récente par Monsieur Jazouli a plus fait du mal à ce patrimoine que du bien. L’équipe sortante a plus instrumentalisé notre patrimoine que de le valoriser. Monsieur Jazouli a favorisé les vendeurs du Jus d’orange  en chassant les conteurs. Paradoxal éclairant des contradictions de cette politique municipale : le label de Patrimoine Immatériel accordé par l’UNESCO se justifie par la présence d’une dizaine de conteurs. En 2009, ces derniers n’ont plus de Place pour montrer leur art du conte.
Le deuxième dossier du devoir de mémoire  mené à bien par la revue est celui des Français dit «  Libéraux » du Maroc. Voilà un chapitre des relations d’amitié franco-marocaines  tombé dans l’oubli. Nous avons pu restituer des pages et des pages, sous forme de témoignages d’acteurs encore vivants jusqu’à ces dix dernières années. De quoi s’agit-il en fait ? Des Français installés au Maroc ont pris conscience que le moment historique est venu pour rendre au Peuple marocain son indépendance politique et éviter tout bain de sang éventuel. Cet acte politique de 75 citoyens Français a fait l’objet d’un Manifeste  adressé au Président de la République Française de l’époque et qui a fait la une du journal Le Monde et de la presse française de l’époque : La « lettre des 75 », publiée le 11 mai 1954. Ce détour par cette phase cruciale de mon pays, m’a personnellement permis de renouer des liens solidaires avec quelques  signataires de cette Lettre : Le Docteur Dolanoë,  auteur de trois ouvrages sur le Maroc, avec une introduction de Maître Feu Abderrahim Bouabid : Antoine Mazella, journaliste et syndicaliste de La CGT. Ce dernier, pilier de ce mouvement non violent pour l’Indépendance du Maroc, a d’abord fraternisé avec les Marocains, pour découvrir qu’ils sont égaux et par conséquent ont le droit d’accéder à leur liberté. La devise républicaine, inversée, pour déboucher sur une revendication légitime et soutenir les leaders nationalistes marocains dans leur combat pour l’Indépendance et le retour du Sultan de son exil.
Ce travail de médiation effectué sur la thématique des lieux de mémoire doit aussi aux recherches menées  sur le drame de la guerre franco-algérienne, par deux membres du comité de conseil et de parrainage de la revue Horizons Maghrébins : Mohammed Harbi et Benjamin Stora.

On vient de perdre la semaine dernière [le 20 mai 2009] Christiane Darbor l’une des” français Libéraux”. A votre avis, est-ce que l’histoire de la période du protectorat français au Maroc est clarifiée dans les deux pays ou y a-t-il encore du pain sur la planche?

Vous l’avez compris, dès le début de notre entretien, mon objectif est de vous faire partager la contribution de la revue Horizons Maghrébins durant ces 25 ans à des moments significatifs de l’histoire partagée du Maghreb culturel et historique. Sous cet angle je me contenterai dans ma réponse à ce que nous avons étudié, et sur lequel, nous sommes en mesure d’établir une expertise, grâce aux investigations inscrites dans le long terme.
Les rapports entre nos deux pays (France et Maghreb) obéissent à la nature inégalitaire entre le Sud et le Nord. Le pillage de nos richesses continue et nous sommes les premiers responsables. Dans Horizons Maghrébins, le Docteur tunisien Abdallah Gabsi, membre fondateur de la revue, n’a cessé de prêcher pour un dialogue Sud-Sud préalable à tout dialogue Nord-Sud. C’est à cette condition que les pays du Maghreb peuvent durablement peser sur la coopération avec les pays du Nord. Le regretté Michel Jobert, qui fut très proche de notre équipe de la revue, n’a cessé à son tour de plaider pour l’unité du Maghreb. Un autre chercheur complice avec l’équipe de la revue a souligné avec force, dans la revue et à travers ses ouvrages de référence que nous vivons, en Afrique noire, comme en Afrique du Nord, une situation tragique caractérisée par une triple exclusion, d’ailleurs combinée entre elles : exclusion des terres, exclusion du travail et exclusion du marché. La multiplication des grandes surfaces, type Métro, au Maroc est l’illustration parfaite de ces exclusions auxquelles il convient de comprendre les mécanismes  pour remédier aux situations de l’énorme problème de l’exclusion, pour citer notre ami Français de Ravignan, auteur du célèbre ouvrage : La faim, pourquoi ?  qui vient de paraître dans sa sixième édition aux éditions la Découverte.
Effectivement la disparition de Christiane Darbor est une grande perte pour la mémoire vivante entre nos deux pays. Avec elle, disparaît tout un pont de cette histoire douloureuse et réconciliatrice. Les Libéraux n’ont pas été tous récompensés à leur juste valeur. Les responsables politiques ont été mal renseignés. Ils ont frappé aux mauvaises portes pour préparer ce dossier de reconnaissance officielle des vivants et de leurs enfants. Il n’est jamais trop tard pour réparer ces erreurs néfastes pour notre mémoire des deux rives.
L’essentiel de cette mémoire a été sauvé grâce  à l’action incessante de Mademoiselle Anne –Marie Rozelet ; journaliste et ami très proche de Feu Abderrahim Bouabid. Anne-Marie, avec qui je suis encore en contact quotidien, a restitué les derniers témoignages les plus authentiques et les plus émouvants des Libéraux.  Je me suis permis, suite à votre question de recueillir son témoignage.
Des Libéraux français, seuls Monseigneur Chabert et Olivier Cotinaud qui  sont encore vivants. Ces derniers ont  exprimé l’essentiel de leur témoignage dans l’ouvrage d’Anne-Marie Rozelet : Passeurs d’Espérance- Français Libéraux dans le Maroc en crise. 1945- 1955. Editions Afrique Orient, Maroc. Pour fournir au lecteur un tableau plus complet sur l’aventure intellectuelle et militante pour les droits légitimes du Peuple marocain, il faut souligner la thèse datée de 1970 d’Hervé Bleuchot, publié en 1973 à l’Université d’Aix en Provence : Les Libéraux français au Maroc( 1947-1955).
Permettez-moi de présenter au lecteur de votre quotidien francophone quelques aspects de la courbe de vie de cette amie du Peuple marocain et des forces vives du mouvement national qu’elle côtoyait de très près. Née en 1917, licenciée en Philosophie de l’Université de Rennes, Anne-Marie Rozelet a été journaliste de 1947 1962 à Radio-Bretagne. Et de 1962  à 1974, à la station régionale Radio-Télévision (ORTF) de Montpellier. Anne-Marie a collaboré à des quotidiens de la presse française par des articles sur le Maroc. Il faut reconnaître que c’est grâce à elle que la presse régionale (Le Courrier de l’Ouest et Le Maine Libre) ont pu publier des articles sur le Maroc durant les dernières années du Protectorat furent à l’origine de fructueux contacts et d’amitiés durables. Sa contribution au Témoignage Chrétien ; publication de sensibilité de gauche chrétienne, célèbre par sa couverture de ‘’l’Affaire Ben Barka ‘’dans les années 70, a été remarquée.
Anne-Marie Rozelet a tenu rendre hommage au courage intellectuel et à l’indépendance d’esprit des rédacteurs du Journal quotidien Libération, et à son directeur de l’époque Mohamed El Yazghi, d’avoir publié son article, ce jour du 18 novembre 2005. Jour mémorable du 18 Novembre 1955 que le père de l’Indépendance, feu S.M. Mohammed V, déclarait : « Nous nous réjouissons de pouvoir annoncer la fin du régime de tutelle et du protectorat et l’avènement de la liberté et de l’indépendance».

Ma génération, toute la génération  née après l’Indépendance, ignore ce chapitre de l’histoire entre la France et le Maroc. Que faire ?

Votre question soulève un double problème. Celui de la responsabilité intergénérationnelle et celui du contenu de la transmission.
La discipline de l’histoire mobilise en France plus que dix mille enseignants celle de l’anthropologie ne dépasse pas plus que 500. Pour vous dire que l’historien participe fortement au maintien et à la perpétuation de l’identité nationale. Et à ce titre, le pouvoir politique est farouchement attaché au contenu des manuels scolaires. Demander la révision au Maroc des manuels scolaires est un combat à résistances multiples.
A la tête de ce bataillon des conservateurs, je peux citer la catégorie des inspecteurs.
Il faut un jour que nos anciens ministres de l’Education nationale se mettent à écrire leur mémoire et nous laisser les traces des obstacles majeurs rencontrés pour mettre en application leurs programmes de réformes. Notre grand drame réside dans l’absence du cumul des expériences. Un ministre chasse l’autre sans coopération effective pour le bien commun.
C’est pour vous dire que ce n’est pas les bonnes volontés qui manquent ni les compétences en sciences humaines et sociales spécialisées dans les différentes phases de notre histoire (Abdeslam Cheddadi,  Mohammed Kabli, Abdallah Laroui, Kenbib, Haïm Zafrani...) Il est temps que nos manuels scolaires cessent d’énumérer, de décrire notre passé dans une ignorance encyclopédique  de la méthode historique et critique, celle élaborée par le mouvement intellectuel autour des Annales en France. Nous vivons, nous les Marocains, une sorte de schizophrénie culturelle, pour reprendre l’expression heureuse du philosophe iranien Daryush Shayegan : Nous sommes fiers de notre marocanité métissée et tolérante. Cette expression plurielle qui traverse l’ensemble du système social marocain ne trouve pas son prolongement dans nos manuels scolaires. Désormais, il est urgent de reconnaître le caractère caduc de nos manuels. Ils sont orphelins de chapitres sur l’histoire des berbères, sur le judaïsme et sur l’histoire conflictuelle et solidaire entre nous et la France et l’Espagne. La bataille d’Anoual et de son leader Abdelkrim Khattâbi est à peine citée dans nos manuels scolaires. Sans occulter le droit à la mémoire de quelques minorités actives françaises [L’exemple des Libéraux français ou de quelques figures du dialogue islamo-chrétien comme Louis Massignon ou Denise Masson, traductrice du Coran au Maroc...] qui ont plaidé justice et vérité pour le peuple marocain ; le mouvement national ; l’Armée de Libération et la figure de l’unité d’Al Watan : La monarchie constitutionnelle, sociale et démocratique...
J’ai l’intime conviction que le concours efficace de la société civile, des Marocains dans le monde, avec les richesses accumulées grâce à l’exil volontaire ou involontaire, les institutions officielles finiront par intégrer nos efforts d’hier et d’aujourd’hui, au bénéfice de l’intérêt général. Le Maroc ne doit pas rester en dehors du mouvement de l’histoire.
Notre entretien, avec cette totale liberté d’expression est un bon signe. La société civile, dans sa pratique exigeante de l’écoute et du débat, offre un beau modèle dans la manière qu’il convient de traiter les maux de notre pays.

Votre réponse montre bien que le phénomène est complexe. Comment expliquez-vous le changement dans la politique de la France envers l’immigration. Les pouvoirs publics mènent aujourd’hui une politique agressive face à cette situation. Comment expliquez-vous cette attitude?

D’abord je tiens à préciser les termes de votre question. Averti par le travail pionnier de Abdelamalek Sayyad, je n’utilise jamais isolément le mot « immigration ». Il s’agit en réalité du couple inséparable « immigration-émigration ». C’est dans la dynamique conflictuelle entre deux politiques que le phénomène est à penser. Immigré, pour la France et émigré, pour le Royaume du Maroc ; le sujet-acteur construit ses propres stratégies pour vivre ou survivre. La responsabilité est donc partagée. Le sociologue algérien Abdelmalek Sayad a mis fin à toute polémique relative aux attributions causales exclusives. Le pays d’accueil attribue son incapacité à gérer le flux migratoire au Maroc et celui-ci attribue son absence de politique en la matière au mauvais traitement de ses ressortissants au pays d’accueil.
Cependant, il faut le reconnaître, nous assistons depuis une dizaine d’années à l’abandon progressif de la conception instrumentale de l’immigré-émigré. Pour la France, il a été réduit à une ‘’main-d’œuvre’’ et pour le Maroc, l’outil ‘’transfert des devises’’. Les transferts des fonds par les canaux officiels ou souterrains constituent une source très appréciable de devises pour les finances marocaines. Aussi, les Marocains résidants à l’étranger investissent jusqu’à 80% de leur argent dans l’immobilier. Une transformation totale de perspective a été opérée des deux côtés. Pour le Maroc, le sujet du Royaume est un véritable ambassadeur potentiel. Il est censé donner l’exemple du musulman modéré, de rite malékite, attaché à la monarchie ou du Marocain de confession ou de culture juive, très attaché au Royaume du Maroc et défenseur des valeurs de tolérance. Désormais, aux yeux de la politique monarchique, le Marocain  peut se conjuguer au pluriel : il peut avoir toutes les nationalités, il est d’abord marocain. Vous n’avez qu’à voir les actions entreprises par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger décidée par un Dahir royal.
Dans le cadre des intérêts nationaux respectifs entre les deux pays, chacun fait ce que lui dicte sa conjoncture politique. Le discours de la peur, de genre, le risque migratoire, le verrouillage, l’immigration zéro, est destiné plus à l’électorat. La réalité migratoire en 2009 est autre. L’un de ses aspects est relaté dans une étude récente par les chercheurs Karine Bennafla et Michel Peraldi : « La continuité de passages et l’ordinaire des transgressions : malgré les velléités de bouclage ou de filtrage aux frontières, jamais les flux d’hommes, d’idées, de marchandises, de capitaux n’ont été aussi intenses et banalisés qu’aujourd’hui. Ces flux multiples passent par des canaux tantôt institutionnels, tantôt « informels » ou illégaux, le mode de cheminement réel étant souvent hybride. » Je ne peux que me rallier à leur constat au sujet des pratiques politiques actuelles qui sont éminemment complexes et déroutantes.

Ma question, en tant que chercheur et concerné par le phénomène, commet expliquez- vous cette agressivité des pouvoirs publics en France dans la gestion de l’«immigration-émigration»?

L’habilité et l’humanisme qui ont caractérisé la politique de la gauche au pouvoir n’ont pas mis fin au chapitre de l’«immigration-émigration». C’est un dossier ouvert et qui le restera tant que les rapports Nord-Sud demeurent marqués par des injustices initiales et que les termes des échanges restent inégaux.
Essayons donc de voir du côté des contradictions propres à la « gestion » du fait migratoire en France, indépendamment de la couleur politique du gouvernement.
Pour s’y prendre et y voir clair, il convient de se référer prioritairement aux travaux qui privilégient les données administratives, croisées à celles issues du monde associatif qui défend les droits des immigrés-émigrés. Qui dit, dans cette perspective, «politique de l’immigration», dans le cas français, par l’adjonction ou la multiplication des règles relatives au droit de séjour des étrangers. S’il y a une leçon à retenir en réponse à votre question, c’est l’instabilité juridique qui caractérise l’instrument de réglementation administrative utilisé par le politique. C’est un incessant ajout de règles aux règles, effets balanciers d’une alternance à l’autre, règles qu’on inverse d’une équipe à l’autre selon qu’on veut, souligne Yannick Blanc (chercheur et administrateur), accueillir, régulariser ou réduire le flux migratoire. En d’autres termes : la législation française multiplie les obstacles à l’immigration en même temps qu’elle augmente le nombre des catégories qui permettent de les contourner.
Les Harragas/les sans-papiers ou ceux qui entrent sans visas dans une stratégie de survie parviennent à maîtriser les textes en vigueur et les détours pour les déjouer. On peut citer, à titre d’exemple, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui reconnaît le «droit à une vie privée et familiale». Ce qui explique la délivrance des droits de séjour dit «familiales». Celui qui arrive à passer la frontière et à se faire loger le temps de fonder une famille.

Votre revue Horizons Maghrébins -Le droit à la mémoire- a consacré deux numéros sur la gastronomie au Maroc. Est-ce que cet aspect de la civilisation marocaine est bien connu en France, surtout par les marocains eux- mêmes?

La recherche au Maroc en milieu universitaire ou non est avare dans ce domaine ; excepté quelques travaux pointus  menés par des collègues. Je veux parler de Halima Ferhat pour la partie confrérique en milieu de quelques Zaouïas marocaines.  Et  du côté de l’acte de boire le thé (Mina As-Shshây ilâ  Al-Atây : La coutume et l’Histoire-) dans la tradition marocaine, il convient de signaler l’incontournable travail des deux chercheurs marocains : Abdel- Ahad As-Sabti et ‘Abderrahmane Lakhssâsî. A cela s’ajoutent deux travaux de rééditions, avec de très modestes introductions de manuscrits arabes du Moyen Âge musulman, réalisés par Benchekroune d’une part et plus récemment par Aboul’Azm. Travaux presque clandestins donc inaccessibles même pour les chercheurs.
Heureux événement en milieu universitaire marocain qui va mettre fin aux spéculations sur le sujet, comme sur d’autres. C’est la publication du récent rapport de synthèse en mars 2009 de Mohamed Cherkaoui, intitulé: «Enquête sur l’évaluation  du système national de la recherche dans le domaine des sciences sociales et humaines. Une analyse fine thématique des 57000 publications (3000 articles, 13000 livres et 24000 documents) de 1960 à 2006, nous permettra enfin d’établir un constat vérifiable et mesurable.
Mais l’aspect le plus préoccupant établi par ce rapport, c’est que 55% de nos universitaires n’ont jamais publié une ligne.
Ce n’est pas le lieu de relater ici les hypothèses explicatives sur le retard dans ce domaine des pratiques de table au Maroc. Retenons seulement ceci : Il existe un écart flagrant entre l’image très positive de la cuisine marocaine, de l’extrême richesse de ses mets et de leur variété d’une part, et de la pauvreté presque totale des recherches dans le domaine. Driss Boumeggouti, enseignant-chercheur de notre université sur le tourisme au Maroc, a établi le triste constat que même nos instituts de tourisme n’accordent pas de place privilégiée à l’art culinaire marocain. Une réforme profonde s’impose dans ce domaine.
La profusion des petits livrets sur les recettes  ne doit pas se substituer au travail de recherches sur l’histoire de l’alimentation au Maroc et dans son rapport avec l’héritage de l’Occident musulman.
Et dans ce contexte général qu’il faut inscrire les efforts méritoires menés depuis 2003 par le spécialiste marocain de l’histoire de l’alimentation dans le monde arabo-musulman. Je veux parler de Mohamed Oubahli (voir l’entretien que le quotidien Libération du Maroc lui a accordé).
La revue Horizons Maghrébins, sous la conduite scientifique de Mohamed Oubahli, a ouvert un chantier de  réflexions sur le sujet des pratiques de table au Maroc et sur l’ensemble des pays du Maghreb et en situation migratoire.
Le sujet occupe encore une place plus importante du moment qu’il est inscrit dans un mouvement migratoire des Marocains en Europe. Ces derniers, comme tout migrant, font de l’acte de boire et de manger une composante centrale de leur identité locale, nationale, culturelle voire religieuse. Le regroupement familial amplifié depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a redynamisé l’intérêt  aux pratiques de table. Le phénomène a pris encore de l’ampleur avec le choix définitif d’un non-retour au pays natal, mais un lien affectif et familial qui se traduit occasionnellement par des séjours.
Désormais, la cuisine occupe de plus en plus de l’espace (dans les familles, la cuisine des rues et les espaces commerciaux).
Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, à travers les 400 pages publiées sur les pratiques de table, entre 2006 et 2008, a comblé un vide et a suscité de l’intérêt chez nos collègues de l’autre côté de la rive Sud de la Méditerranée.
Les amis marocains de la revue Horizons Maghrébins ont organisé depuis 1984 des manifestations à caractère international à Marrakech. A ces occasions, les arts culinaires ont occupé une place de choix dans nos programmes. C’est ainsi en 1998, j’ai organisé à Marrakech un concours du meilleur de la Tanjiyya de Marrakech. Une manifestation symbolique d’un grand succès, organisée sous le signe du refus de l’ouverture de l’établissement Macdonald  à l’entrée de la route vers Casablanca.
Ce type de plats mondialisés sans goût ni saveur est la plus grande épreuve pour nos plats locaux cuisinés avec compétence et partagés de manière conviviale dans le reste de nos jardins publics aux environs de Marrakech.
L’enjeu est  très sérieux : la Tanjiyya et  la Skhina/Dafina deux plats identitaires des Marocains de confession –ou de culture- musulmane et juive, participent au maintien de la diversité culinaire marocaine face à une concurrence déloyale de Macdonald qui fabrique de l’unique à grande échelle au détriment de l’unique à l’unique propre au plat emblématique de Marrakech et de Taroudant : La Tanjiyya.
Ce que couvre cet enjeu concurrentiel alimentaire est un combat de jadis, encore d’actualité, des nationalistes marocains, symbolisés par cette célèbre phrase inscrite dans les boîtes à allumettes : Avec l’usage des produits alimentaires marocains, vous participez à l’économie du pays. Et pour user du langage de 2009 : c’est un combat citoyen de manger localement et de penser globalement. La valorisation des produits locaux participe d’ailleurs à la réduction de l’exclusion des paysans du champ de la production nationale. C’est un acte citoyen et de défense de la patrie de manger local.
Et la prise de parole de mon ami Edmond Amran El Maleh, en tant que praticien de la cuisine marocaine dans des Festivals culinaires ; l’émission télévisuelle de Choumicha au Maroc ; la promotion des plats marocains en Europe par Fatima Al–Hal ; les rencontres et publications d’Horizons Maghrébins ; ou le travail universitaire de Mohamed Oubahli fait partie du même combat de nous les Marocains pour faire accéder notre cuisine à l’universel.

Ma dernière question  porte sur le   transfert de savoir-faire entre les deux rives. Quel(s) rôle(s)  jouent  les immigrés-émigrés  marocains dans ce domaine entre le pays d’accueil et le pays d’origine?

La France a tout à gagner, pour l’instant, à recruter les meilleurs diplômés marocains. Imaginez le coût financier, pour la nation marocaine, pour former un bachelier. L’absence d’une politique planifiée  de gestion du devenir des diplômés marocains à l’étranger est l’analyseur des dysfonctionnements de toute nature. Dans une étude sur la formation scientifique arabe à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, publiée dans la revue Horizons Maghrébins, il a été constaté que 50% des  diplômés marocains ne reviennent plus au pays. Dans ces conditions, je ne peux parler ni de transfert du savoir, ni transfert du savoir-faire. Il s’agit d’un problème qui dépasse la bonne volonté des diplômés, pris isolément. Ces derniers sont conscients que le fond du problème réside dans les obstacles majeurs pour ce transfert. Non pas des savoir-faire, mais des conditions de production de ce savoir sur le territoire marocain.
Dans Horizons Maghrébins, nous avons imaginé une alternative  qui contribuera à limiter la fuite des cerveaux. Il convient de mettre en place une Université maghrébine ; noyau de la future université de l’Union du Maghreb Arabe (UMA). Celle-ci sera chargée de fournir les conditions favorables  d’attractivité des élites scientifiques, attachées au projet de l’unité du Maghreb.
Les émigrés-immigrés, à travers des solidarités familiales et associatives, n’ont pas attendu l’éveil de la société civile pour participer au transfert du savoir-faire. Nombreuses sont les associations marocaines sur le territoire français qui ont assuré le développement de leur village (introduction de l’eau potable, construction des seguias, des établissements scolaires, d’unités sanitaires...). Les Amies- amis d’Horizons Maghrébins, en partenariat avec le Centre méditerranéen de l’Isle sur Sorgues, dès 1996 a été à l’initiative de la formation des animateurs et cadres associatifs  du Sud du Maroc. Ces derniers sont en 2009 de véritables leaders associatifs qui montent des projets euro-méditerranéens.


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