Entretien avec Elkbir Atouf, docteur en histoire sociale contemporaine : “Les revenus de l’immigration sont le pétrole du Maroc”


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Samedi 9 Mai 2009

Entretien avec Elkbir Atouf, docteur en histoire sociale contemporaine : “Les revenus de l’immigration sont le pétrole du Maroc”
Le livre d’Elkbir Atouf  «Aux origines historiques de l’immigration
marocaine en France 1910-1963», paru aux
éditions Connaissances  et Savoirs 2009,  a été,
à l’origine, une thèse
en histoire sociale
contemporaine. Cet ouvrage comble un déficit en termes de recherches et travaux sur la question de l’immigration. L’auteur y évoque
l’histoire de l’émigration marocaine et apporte
un certain éclairage
à la question.

Libé : L’immigration marocaine vers la France a été liée au fait colonial comme vous l’analysez dans votre livre « Aux origines historiques de l’immigration marocaine en France 1910-1963 ». Mais pourquoi 1910 au  lieu de 1912, date de la signature du  protectorat français  sur le Maroc?

Elkbir Atouf : En fait, 1910 représente la première trace des premiers Marocains immigrants travaillant en tant que manœuvres dans une entreprise nantaise et qui ne dépassaient pas une centaine de personnes, selon la documentions consultée et disponible dans l’état actuel des choses.
 Nous sommes loin des vagues migratoires qui vont se constituer durant la Première Guerre mondiale dans le cadre de l’effort de guerre imposé par la France colonisatrice Lyautey reconnaît officiellement la participation de 45 000 Marocains en tant que soldats, sans oublier ceux qui ont été appelés «les travailleurs coloniaux». Officiellement on reconnaît 35 500 Marocains travaillant dans les usines d’armement entre 1916-1918, l’agriculture, les activités industrielles et minières, etc., et qui ont été recrutés par le STC (Service des travailleurs coloniaux : conçu en 1916 et dissout en 1918). Ce sont au moins 85 500 Marocains qui ont été encadrés, contrôlés et surveillés par le ministère de la Guerre durant la guerre de 1914-1918 : Désormais c’est une nouvelle page de l’histoire sociale contemporaine qui va s’écrire et s’illustrer à travers l’initiation et le déclenchement des premières immigrations marocaines militarisées, donnant naissance à ce qu’on  peut appeler irrévocablement «le mode de déracinement militarisé».

Pourquoi les autorités coloniales françaises n’ont-elles pas été transparentes sur le chiffre des soldats marocains engagés dans l’effort de la guerre ? Est-ce par crainte de l’opinion publique  marocaine  -si on peut l’appeler ainsi à l’époque- ou  y a-t-il  d’autres raisons à ce secret?

Effectivement, ce qui caractérise les documents d’archives et les sources historiques concernés par les chiffres des soldats marocains engagés par la France colonisatrice dans le cadre de l’effort de  guerre est surtout la contradiction des chiffres à tel point qu’on peut parler de la “guerre des chiffres”.
Cette guerre des chiffres ne concerne pas uniquement les soldats engagés mais également ceux qui sont morts pour la France ainsi que les victimes blessées graves.
L’autre élément important que vous révélez dans votre livre, c’est la participation massive des Marocains de la zone du protectorat français dans la guerre civile espagnole .
Je crois que le deuil psychologique et historique sur cette page d’histoire renvoyant à la participation active et massive des Marocains dans la guerre civile contre les Républicains en Espagne n’a jamais été fait ni au Maroc ni en Espagne. Et pour que le deuil soit fait, il faut impérativement écrire d’abord cette histoire correctement ,   ensuite lire la page de cette histoire entièrement  et  la tourner enfin pour que la mémoire collective intergénérationnelle n’oublie pas et qu’elle l’assimile dans de bonnes conditions et sans déformation aucune.

Vous avez dit que la Première  Guerre mondiale dans un contexte colonial est le véritable déclencheur du mouvement migratoire marocain. Est -ce que sans la colonisation le Maroc n’aurait pas connu de migration ?

Non, la problématique est mal posée dans le sens où on ne fait pas l’Histoire avec des si, car les déplacements de population ont toujours existé. Par contre, je remarque une chose simple : avant la colonisation du Maroc, les migrations marocaines, sous toutes les formes normatives, étaient très limitées et ce n’est que dans le cadre de la colonisation  qu’on peut parler de l’émigration/l’immigration marocaine au sens sociologique et historique du terme. C’est-à-dire, on assiste désormais aux  grandes  vagues migratoires qui vont institutionnaliser le premier courant migratoire entre la France et le Maroc durant la Guerre de 14-18 d’abord, puis pendant la période de l’entre-deux guerres. Cette situation conditionnée par la colonisation est à l’origine des migrations massives que l’histoire du Maroc contemporain n’a jamais connues auparavant depuis les années 1960-1970.
Il  faut  lire et analyser la colonisation comme un système structurel et global touchant toutes les structures marocaines, déstructurant ainsi les rapports sociaux, spoliant les terres les plus fertiles, exerçant une violence symbolique et réelle (militaire, monétaire, idéologique, politique, administrative, etc.) sur les populations marocaines qui n’avaient pas d’autres choix que de se faire enrôler dans l’armée française ou espagnole ou d’aller travailler chez les colons européens, soit à Casablanca, soit en Algérie colonisée, soit en France. Autrement dit, les Marocains ont désormais plus de choix migratoire à travers la colonisation qu’auparavant, et le premier choix d’aliénation renvoie aux rapports complexes de monétarisation et de salarisation : la découverte de la monnaie et du salaire sous le protectorat représente une violence inégalable en termes d’aliénation et de destruction des rapports sociaux exigeant indéniablement l’inscription du projet migratoire dans une société de consommation très urbanisée.

 Pourquoi les autorités coloniales ont-elles recruté dans le Sud du Maroc plus que dans les autres régions ?

Premièrement, il faut dire que les populations du Sud marocain sont les plus initiées par rapport aux grands déplacements et migrations. Ces populations pratiquaient le commerce avec l’Afrique saharienne et l’Afrique du Nord depuis des siècles avant la colonisation. Des émigrés originaires du Souss travaillaient dans les mines, les ports, l’agriculture et les chantiers de la colonisation française depuis l’occupation de l’Algérie en 1830 et  de la Tunisie  en 1880-1881.
Mais, en définitive, la spécialisation et l’orientation de l’immigration marocaine depuis le Sud ne peuvent que conditionner l’histoire de cette immigration soussie qui reste le fief et le réservoir par excellence de l’immigration marocaine en France durant toutes les années 1920-1970. Et ce n’est qu’après les années 1965-1974 que la région de Casablanca et du Rif entrent en concurrence avec le Sud du Maroc, notamment le Souss.

Quelles conséquences avez-vous tirées sur le Maroc et ses habitants après la participation de ceux-ci aux deux conflits en tant que soldats et travailleurs coloniaux ?

Les conséquences de la participation de nos Marocains aux deux Guerres dites “mondiales” sont considérables à plus d’un titre. A travers ces deux conflits et notamment la défaite française de mai 1940, les Marocains ont compris que la France n’est pas infaillible et que l’indépendance du Maroc ne peut être obtenue qu’avec les armes à la main. D’ailleurs, le moment clé de cette nouvelle orientation nationaliste trouve une légitimité dans le Manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944. Et il ne faut pas oublier également que plusieurs “Marocains de l’armée française” ont participé à la résistance armée contre le colonisateur du Nord au Sud marocain durant les années 1953-1955 et même après l’indépendance du Maroc (jusqu’à la fin des années 50 pour le Sud et le Sahara “occidental” (espagnol) marocains.

L’émigration clandestinité est un phénomène ancien au Maroc comme vous le soulignez dans votre thèse. L’affaire Sidi Farruch était déjà très médiatisée à l’époque avec la mort de plusieurs clandestins marocains dans des bateaux. Malheureusement le phénomène continue jusqu’à nos jours. Est-ce une fatalité?

Ce n’est pas “une fatalité”, mais je préfère parler plutôt d’une constante de l’histoire de l’immigration internationale et le Maroc n’échappe pas à cette règle marquant l’histoire sociale globalement. Faut-il se rendre compte que l’histoire de l’humanité n’est autre que l’histoire des immigrations, qu’elles soient légales ou/et “clandestines” (l’exemple des Etats-Unis, Canada, l’Australie, etc.)
D’ailleurs, le concept ou le terme “clandestin” n’est pas neutre car l’immigration dite “clandestine” relève de l’idéologie politique trompeuse. Je m’explique : méthodologiquement et épistémologiquement, on se pose la question suivante : par rapport à quoi on parle de la clandestinité? Et qu’est-ce qui est clandestin? L’immigré lui-même, l’immigration ou les responsables de la politique migratoire (pays d’origine/pays d’accueil), les employeurs etc?
Dans la réalité des choses et si on considère l’immigration marocaine en France sur laquelle je travaille depuis une vingtaine d’années maintenant, que remarque-t-on? Il faut dire, d’emblée, que si les départs des Marocains ont été souvent et effectivement clandestins depuis le Maroc (au moins 50% jusqu’aux années 60), le séjour en France ainsi que le travail ne l’étaient pas dans le sens où l’Etat français “régularise” leurs situations à titre individuel ou collectif.
Après un bref séjour, les Marocains en question se retrouvent avec tous les papiers nécessaires, alors que sans la complaisance des employeurs en France les régularisations sont impossibles. Ce sont ces employeurs qui ne passent pas par l’ONI (Office national d’immigration (1945-1988) puis l’OMI : Office des migrations internationales depuis 1988) pour ne pas payer la redevance à l’Etat qui sont clandestins et fabriquent la fameuse clandestinité.
J’aimerais dire aussi l’hypocrisie de l’Etat français qui ne cesse de criminaliser les migrants au détriment des employeurs et qui ne joue pas la transparence puisque l’histoire de France est pleine des régularisations qui se veulent toujours exceptionnelles, alors qu’elles sont structurelles.

Comment expliquez-vous l’inexistence des travailleurs marocains dans les combats politiques et sociaux  comme les étudiants marocains qui laissent leurs empreintes au Quartier Latin qui ont formé « l’élitisme protestataire » comme vous l’avez  appelé dans votre livre ?

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état de fait qui concerne l’inexistence des travailleurs marocains dans les combats politiques et sociaux (dans l’état actuel de la documentation) : premièrement, ces travailleurs sont illettrés globalement et puis ils vivaient souvent en groupes et par conséquent, ils étaient isolés par rapport aux autres (migrants) Européens ou Français. Mais à mon avis, le facteur capital est certainement le contrôle et la surveillance accrus et sévères dont ils étaient l’objet.  Il faut savoir que l’immigration marocaine est parmi les immigrations les plus contrôlées dans le monde. Cette situation a été créée durant la colonisation (c’est ce que j’ai tenté d’analyser dans mon livre qui vient de sortir) et perpétuée pendant la période postcoloniale : c’est ce que j’ai essayé de démontrer dans un livre que je viens de terminer et qui sortira bientôt, concernant les mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais (1917-1987).

Peut-on soutenir que les revenus de l’immigration constituent le pétrole inépuisable  du Maroc puisque que cela a commencé depuis la Première Guerre et continue aujourd’hui?

Effectivement, on peut “considérer  les revenus de l’immigration comme le pétrole inépuisable du Maroc puisque que cela a commencé depuis la Première Guerre jusqu’à aujourd’hui”. L’argent de l’immigration et les transferts sont passés par exemple entre 1980 et  2003 de 4147,6 à 34581,8 millions de dirhams en 2003 : le montant des transferts est multiplié par 8,33, ce qui est gigantesque à tel point que ces transferts dépassent et de loin les revenus des phosphates depuis le milieu des années 80, sans oublier pour autant que sans les revenus de l’immigration, le budget de l’Etat marocain serait inconcevable.
 Mais la crise économique actuelle laisse à réfléchir et on assiste à une diminution de ces transferts variant entre 14 et 20% par rapport à l’année dernière, d’autant que ces jeunes générations issues de l’immigration marocaine n’ont pas le souci de leurs parents pour investir et transférer une partie de leur argent au Maroc. D’où le fait que l’argent de l’immigration marocaine ne pourra que diminuer dans les années à venir.
Un autre aspect à ne pas négliger, c’est que l’argent de l’immigration est mal utilisé ou peu utilisé dans le développement, car les banques détentrices de l’argent sont les premières bénéficiaires et ne laissent aux populations concernées que des miettes. Parler du développement ici est trompeur.

Comment voyez-vous l’immigration marocaine en France aujourd’hui ?

L’immigration marocaine en France  est la plus développée et la plus structurée dans le monde si l’on la compare avec les autres communautés marocaines à l’étranger. Vous n’avez qu’à constater le nombre (de directeurs) d’associations et de personnes impliquées dans les partis politiques, syndicats, etc. ; même si on ne donne pas toujours l’occasion aux jeunes de s’exprimer. Mais cette question renvoie à une autre histoire que je ne peux développer ici.
 La France reste la première destination migratoire pour les Marocains résidents légalement (1.131.000), suivie par l’Espagne (545.000), l’Italie (380.000), la Belgique (285.000), les Pays-Bas (278.000), et l’Allemagne (130.000). Des communautés moins importantes vivent dans les Pays scandinaves (17.000), au Royaume-Uni (50.000), aux Etats-Unis (100.000), et au Canada (70.000). Si on comptabilise les Marocains vivant aux pays arabes et les juifs marocains d’Israël, ainsi que des milliers « d’illégaux », nous sommes obligés de reconnaître environ quatre millions de Marocains ou d’origine marocaine vivent à travers le monde. Soit plus de 10% de la population locale marocaine, estimée à  34,3 millions d’habitants en 2008. 


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