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La sortie de son
dernier livre
«La voie» aux Editions Fayard a fait grand débat en France. Dans ce livre
ambitieux,
Edgard Morin essaie
de trouver une voie pour l’avenir
de l’humanité
et donne son analyse optimiste sur
cet avenir et la
possibilité de
changement à l’ère
de la globalisation.
Cet intellectuel
qui a un parcours particulier soutient de grandes causes comme la cause palestinienne.
Ce qui lui a attiré
les foudres du lobby israélien en France.
Malgré son âge, il a toujours l’envie de débattre des grandes
problématiques
philosophiques
qui préoccupent
l’humanité.
Libé: Ma première question portera sur la situation actuelle en Tunisie, en Egypte et dans le monde arabe en général, après la révolte contre « la Hogra » des régimes autoritaires soutenus par l’Occident dans plusieurs pays de la région. Comment peut-on expliquer cette révolte en l’absence de tout encadrement, pour mener le changement d’un régime politique ? Est-ce qu’il faut revoir aujourd’hui les théories de la révolution populaire?
Edgard Morin: Vous savez que c’était un schéma assez abstrait. Quand vous prenez des événements dans l’histoire de la France comme la prise de la Bastille, aucun parti politique n’a prévu l’événement ou ne l’a encadré, les choses ont été faites après. Quand vous prenez un autre exemple, celui du mouvement des étudiants en 68, il n’y avait aucun encadrement, c’était spontané. Il y avait un petit groupe libertaire avec Cohn Bendit. Ce n’est qu’après que les partis politiques sont arrivés pour essayer de guider le mouvement. Autrement dit, dans l’histoire vous avez souvent, pas toujours, des mouvements qui jaillissent, mais aujourd’hui, ils ont la chance de coordonner leur action grâce à Internet, les réseaux sociaux et le téléphone mobile. La vertu de ce mouvement est que personne ne le guide. S’il y avait des partis, il y aurait un mot d’ordre, mais là il n’y a rien. Qu’est-ce qui est attendu? Fraternité, liberté et du pain. Ce mouvement a été inspiré par la jeunesse qui représente le trésor de l’inspiration de toute société. D’ailleurs, dans les grands mouvements qu’a connus l’Europe, il y avait toujours des jeunes comme dans la résistance. Les jeunes ont joué un rôle moteur, mais ça a brisé une illusion qui régnait partout en Europe ou en France, celle que, dans le monde arabe, il n’y a pas d’alternative soit une dictature policière et militaire terrible, soit un déferlement islamiste et une autocratie qui va être elle-même totalitaire. On se rend compte que ce schéma a volé en éclats.
C’est vrai, on n’a pas vu beaucoup d’islamistes dans la révolte ni en Tunisie ni en Egypte.
Ce schéma a éclaté et tous les mots d’ordre de ces révoltes ont été d’inspiration démocratique. En Egypte, même le mouvement des Frères musulmans a suivi les choses et parmi les manifestants, ils étaient minoritaires. Ce qui est nouveau, c’est que cela démontre qu’il y a une inspiration profonde dans le monde arabe et que les Arabes sont finalement comme nous et nous comme les Arabes, excepté des différences culturelles et historiques.
Ce qui est arrivé malheureusement, c’est l’échec en Chine. Les Occidentaux pensaient que les Chinois étaient des fourmis bleues qui agitent le livre rouge et surtout qu’ils ne voulaient pas de liberté. Cela ne les intéressait pas. Or, on s’est rendu compte avec le mouvement chinois réprimé à Tiananmen et qui continue encore aujourd’hui que les Chinois ont les mêmes aspirations. Si vous voulez, je trouve cela très réconfortant : ils sont comme nous et nous sommes comme les Chinois avec des différences culturelles et historiques mais avec les mêmes aspirations. On comprend maintenant la merveilleuse unité entre les deux côtés de la Méditerranée. Je suis allé dans une réunion publique au Théâtre de la Colline avant mon arrivée au Maroc pour saluer l’événement en Tunisie. Il y avait deux Tunisiens arrivés de Tunisie pour parler de l’événement. Il y avait deux Français Stéphane Hessel et moi-même, Elias Senbbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et une femme libanaise. Vous voyez que ça situe la chose dans son ampleur, il y avait un lever de soleil.
Vous me parlez de cette rencontre parisienne à laquelle vous avez participé. C’était des intellectuels engagés, ce qui est devenu rare aujourd’hui ? Ce n’est plus à la mode aujourd’hui ?
Vous parlez desquels ?
Je parle des intellectuels en France et ailleurs.
Il y en a quelques-uns quand même en France.
Comme vous mais à une époque vous étiez des centaines d’intellectuels engagés en France comme Jean-Paul Sartre, Bourdieu, Jean Genet et la liste est longue mais aujourd’hui vous êtes une petite minorité avec Stéphane Hessel et d’autres… est-ce que c’est fini l’époque des intellectuels engagés ?
Quand on était dans la Résistance, on était une minorité d’intellectuels mais après la libération, beaucoup se sont engagés, car ça ne leur coûtait rien. Ce que je sais, ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu beaucoup de déception chez les intellectuels communistes, trotskistes et maoïstes. Un rêve s’est effondré. Alors à la suite de ces déceptions, qu’est-il arrivé ? Certains ont abandonné la politique, d’autres se sont renfermés sur leur identité singulière. Beaucoup de communistes juifs sont devenus pro-israéliens. Vous avez le chef de la cause prolétarienne, Benny Levy, qui est devenu talmudiste. C’est l’enfermement et le retour à l’identité singulière.
Ce phénomène de repli identitaire, c’est français ou c’est universel?
Au fond, vous avez une crise des grandes idées universalistes, des aspirations pour un monde meilleur pour l’humanité. Quelques dinosaures, dont moi, continuent ce combat. Sartre n’est entré dans ce combat d’engagement qu’en 1951, pourtant il n’a pas fait la résistance et Bourdieu en 1995, c’est-à-dire quelques années avant sa mort. Sur la question des intellectuels engagés, il ne faut pas exagérer, il y a toujours eu en France une tradition critique des intellectuels.
Est-ce que notre société a toujours besoin d’intellectuels?
Le rôle de l’intellectuel reste important dans nos sociétés, pour poser sa vision du monde sur la place publique, pour traiter les problèmes fondamentaux de la société, mais ce rôle a reculé aujourd’hui dans nos médias.
Mais comment distingue-t-on l’intellectuel dans la société?
Il peut être écrivain, poète ou parfois scientifique. Il joue un rôle irremplaçable, car nous sommes aujourd’hui soumis à des technocrates et des experts qui ne voient les choses que dans leur globalité et complexité. Les intellectuels s’intéressent aux grands problèmes de la société dans laquelle ils vivent en affrontant et en dépassant les contradictions. Je pense à Voltaire, Emile Zola, Jean Paul-Sartre, Albert Camus qui se sont élevés contre l’injustice et les maux sociaux. Certes, certains penseurs se sont trompés et leurs idées politiques se sont avérées incorrectes, notamment les idéologies qui n’ont pas vu la complexité de l’être humain. Dans ce même être humain, il y a la raison mais aussi le délire de la folie.
Dans les événements tunisien et égyptien, on a remarqué le rôle joué par les nouvelles technologies pour approcher les gens et rendre leur communication facile mais en même temps ces moyens poussent les gens au repli identitaire et à l’identité singulière comme vous l’avez appelée ?
Cela a permis aussi la fraternisation entre les gens. Dans le meeting parisien dont j’ai parlé précédemment, il n’y avait que des Parisiens mais ils étaient en pleine harmonie. Cette harmonie n’était pas fondée sur une idéologie ou une appartenance au même parti politique. Nous étions des Arabes et des Non Arabes, nous étions pareils. C’est très important; moi, je crois que ces événements vont conforter ces idées-là. Mais il faut penser qu’après tous ces levers de soleil, des neiges pourront arriver et que tout cela pourra être détourné, étouffé, transformé. Même en France après 1789, il y a eu la Terreur, Bonaparte …mais les idées ont gardé leur force de régénération et ont ressurgi après. Cela veut dire que les idées vont être recouvertes, on aura l’impression qu’elles se sont endormies, mais enfin les idées de 1789 ont finalement triomphé, comme celles de 1917 qui ont triomphé en Russie en 1989.
Certains me disent que la grande différence entre la Tunisie et la France, c’est qu’il y avait eu une préparation intellectuelle avec les idées des Lumières, mais cette préparation a été faite aujourd’hui par le monde entier. Ce fond commun de l’inspiration démocratique est partagé. Moi aussi, je crois qu’il existe et on ne pourra jamais l’effacer.
Je voudrais vous poser une question sur la situation en France aujourd’hui avec une politique d’immigration répressive, un repli identitaire et la peur de l’Autre, de l’étranger. Est-ce que cela est lié seulement à une conjoncture politique du triomphe de la droite et des idées de l’extrême droite ou est-ce un changement profond que connaît la France ?
Moi, je crois que c’est lié à une régression en France et en Europe d’ailleurs et peut-être aussi dans le monde. Il y a toujours eu deux Frances, la France de la République qui a mis au deuxième rang, qui a refoulé la France monarchique, cléricale, réactionnaire. Cette France a dominé la scène jusqu’à la guerre et Vichy et elle a été balayée à la Libération. Mais malheureusement, cette France de gauche, cette France sociale ne produit plus d’universalité ni de fraternité. Donc la France républicaine, la France ouverte, la France qui accueille, est aujourd’hui en recul, et c’est l’autre France jusque-là en recul qui se met aujourd’hui en avant, pas seulement à cause du Front national mais aussi à cause du gouvernement.
Mais cette ambiance d’extrême droite et de fascisme concerne toute l’Europe ?
Malheureusement, on voit partout en Europe les partis d’extrême droite se mettre devant. Ce phénomène régressif concerne toute l’Europe. Il s’alimente des angoisses du futur, des angoisses de la crise. Cette crise provoque aujourd’hui beaucoup plus de mouvements de rétraction que d’élan. Avec la crise de 1929, il y a eu l’élan du Front populaire, il y a eu l’élan de la New Deal de Roosevelt.
Vous qui allez souvent au Maroc, que vous connaissez bien, comment voyez-vous son évolution au regard de la situation dans le monde?
Le Maroc a un dynamisme très original, d’ailleurs, c’est un pays très original par rapport aux autres pays du Maghreb, par le fait de son multiculturalisme; le berbérisme est aussi important que les autres aspects de ce multiculturalisme marocain. Ce pays subit les mêmes phénomènes que les autres pays : l’accroissement des inégalités, le phénomène de corruption dans beaucoup de secteurs, mais il a quelque chose qui le sauve et qui le différencie de l’Egypte ou de l’Algérie, c’est que souvent les monarchies sont plus unificatrices. Il a l’image d’un souverain qui s’identifie à son histoire, qui a ouvert relativement le champ politique, ce qui a permis à des partis divers d’intervenir. Je pense que le Maroc doit bien traiter ses problèmes fondamentaux. Je vois que dans ce pays, beaucoup de gens comprennent que le problème de la lutte contre la pauvreté et de la corruption est capital. S’il suit cette voie, il pourra faire cette symbiose de civilisation que, moi, je trouve très possible au Maroc, c'est-à-dire sauvegarder ses vertus traditionnelles tout en prenant le meilleur de la modernité.
Ce n’est pas contradictoire avec la mondialisation. Peut-on garder au Maroc la tradition et se lancer dans la modernisation?
Oui, bien sûr que c’est possible. Pour moi, il faut mondialiser, démondialiser, envelopper, développer et il faut sauvegarder les valeurs culturelles diverses.
On ne doit prendre de l’Occident que ce qui est bénéfique mais préserver ce qui est positif dans sa propre culture, comme les valeurs de solidarité au moment où l’occidentalisation développe l’individualisme.
dernier livre
«La voie» aux Editions Fayard a fait grand débat en France. Dans ce livre
ambitieux,
Edgard Morin essaie
de trouver une voie pour l’avenir
de l’humanité
et donne son analyse optimiste sur
cet avenir et la
possibilité de
changement à l’ère
de la globalisation.
Cet intellectuel
qui a un parcours particulier soutient de grandes causes comme la cause palestinienne.
Ce qui lui a attiré
les foudres du lobby israélien en France.
Malgré son âge, il a toujours l’envie de débattre des grandes
problématiques
philosophiques
qui préoccupent
l’humanité.
Libé: Ma première question portera sur la situation actuelle en Tunisie, en Egypte et dans le monde arabe en général, après la révolte contre « la Hogra » des régimes autoritaires soutenus par l’Occident dans plusieurs pays de la région. Comment peut-on expliquer cette révolte en l’absence de tout encadrement, pour mener le changement d’un régime politique ? Est-ce qu’il faut revoir aujourd’hui les théories de la révolution populaire?
Edgard Morin: Vous savez que c’était un schéma assez abstrait. Quand vous prenez des événements dans l’histoire de la France comme la prise de la Bastille, aucun parti politique n’a prévu l’événement ou ne l’a encadré, les choses ont été faites après. Quand vous prenez un autre exemple, celui du mouvement des étudiants en 68, il n’y avait aucun encadrement, c’était spontané. Il y avait un petit groupe libertaire avec Cohn Bendit. Ce n’est qu’après que les partis politiques sont arrivés pour essayer de guider le mouvement. Autrement dit, dans l’histoire vous avez souvent, pas toujours, des mouvements qui jaillissent, mais aujourd’hui, ils ont la chance de coordonner leur action grâce à Internet, les réseaux sociaux et le téléphone mobile. La vertu de ce mouvement est que personne ne le guide. S’il y avait des partis, il y aurait un mot d’ordre, mais là il n’y a rien. Qu’est-ce qui est attendu? Fraternité, liberté et du pain. Ce mouvement a été inspiré par la jeunesse qui représente le trésor de l’inspiration de toute société. D’ailleurs, dans les grands mouvements qu’a connus l’Europe, il y avait toujours des jeunes comme dans la résistance. Les jeunes ont joué un rôle moteur, mais ça a brisé une illusion qui régnait partout en Europe ou en France, celle que, dans le monde arabe, il n’y a pas d’alternative soit une dictature policière et militaire terrible, soit un déferlement islamiste et une autocratie qui va être elle-même totalitaire. On se rend compte que ce schéma a volé en éclats.
C’est vrai, on n’a pas vu beaucoup d’islamistes dans la révolte ni en Tunisie ni en Egypte.
Ce schéma a éclaté et tous les mots d’ordre de ces révoltes ont été d’inspiration démocratique. En Egypte, même le mouvement des Frères musulmans a suivi les choses et parmi les manifestants, ils étaient minoritaires. Ce qui est nouveau, c’est que cela démontre qu’il y a une inspiration profonde dans le monde arabe et que les Arabes sont finalement comme nous et nous comme les Arabes, excepté des différences culturelles et historiques.
Ce qui est arrivé malheureusement, c’est l’échec en Chine. Les Occidentaux pensaient que les Chinois étaient des fourmis bleues qui agitent le livre rouge et surtout qu’ils ne voulaient pas de liberté. Cela ne les intéressait pas. Or, on s’est rendu compte avec le mouvement chinois réprimé à Tiananmen et qui continue encore aujourd’hui que les Chinois ont les mêmes aspirations. Si vous voulez, je trouve cela très réconfortant : ils sont comme nous et nous sommes comme les Chinois avec des différences culturelles et historiques mais avec les mêmes aspirations. On comprend maintenant la merveilleuse unité entre les deux côtés de la Méditerranée. Je suis allé dans une réunion publique au Théâtre de la Colline avant mon arrivée au Maroc pour saluer l’événement en Tunisie. Il y avait deux Tunisiens arrivés de Tunisie pour parler de l’événement. Il y avait deux Français Stéphane Hessel et moi-même, Elias Senbbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et une femme libanaise. Vous voyez que ça situe la chose dans son ampleur, il y avait un lever de soleil.
Vous me parlez de cette rencontre parisienne à laquelle vous avez participé. C’était des intellectuels engagés, ce qui est devenu rare aujourd’hui ? Ce n’est plus à la mode aujourd’hui ?
Vous parlez desquels ?
Je parle des intellectuels en France et ailleurs.
Il y en a quelques-uns quand même en France.
Comme vous mais à une époque vous étiez des centaines d’intellectuels engagés en France comme Jean-Paul Sartre, Bourdieu, Jean Genet et la liste est longue mais aujourd’hui vous êtes une petite minorité avec Stéphane Hessel et d’autres… est-ce que c’est fini l’époque des intellectuels engagés ?
Quand on était dans la Résistance, on était une minorité d’intellectuels mais après la libération, beaucoup se sont engagés, car ça ne leur coûtait rien. Ce que je sais, ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu beaucoup de déception chez les intellectuels communistes, trotskistes et maoïstes. Un rêve s’est effondré. Alors à la suite de ces déceptions, qu’est-il arrivé ? Certains ont abandonné la politique, d’autres se sont renfermés sur leur identité singulière. Beaucoup de communistes juifs sont devenus pro-israéliens. Vous avez le chef de la cause prolétarienne, Benny Levy, qui est devenu talmudiste. C’est l’enfermement et le retour à l’identité singulière.
Ce phénomène de repli identitaire, c’est français ou c’est universel?
Au fond, vous avez une crise des grandes idées universalistes, des aspirations pour un monde meilleur pour l’humanité. Quelques dinosaures, dont moi, continuent ce combat. Sartre n’est entré dans ce combat d’engagement qu’en 1951, pourtant il n’a pas fait la résistance et Bourdieu en 1995, c’est-à-dire quelques années avant sa mort. Sur la question des intellectuels engagés, il ne faut pas exagérer, il y a toujours eu en France une tradition critique des intellectuels.
Est-ce que notre société a toujours besoin d’intellectuels?
Le rôle de l’intellectuel reste important dans nos sociétés, pour poser sa vision du monde sur la place publique, pour traiter les problèmes fondamentaux de la société, mais ce rôle a reculé aujourd’hui dans nos médias.
Mais comment distingue-t-on l’intellectuel dans la société?
Il peut être écrivain, poète ou parfois scientifique. Il joue un rôle irremplaçable, car nous sommes aujourd’hui soumis à des technocrates et des experts qui ne voient les choses que dans leur globalité et complexité. Les intellectuels s’intéressent aux grands problèmes de la société dans laquelle ils vivent en affrontant et en dépassant les contradictions. Je pense à Voltaire, Emile Zola, Jean Paul-Sartre, Albert Camus qui se sont élevés contre l’injustice et les maux sociaux. Certes, certains penseurs se sont trompés et leurs idées politiques se sont avérées incorrectes, notamment les idéologies qui n’ont pas vu la complexité de l’être humain. Dans ce même être humain, il y a la raison mais aussi le délire de la folie.
Dans les événements tunisien et égyptien, on a remarqué le rôle joué par les nouvelles technologies pour approcher les gens et rendre leur communication facile mais en même temps ces moyens poussent les gens au repli identitaire et à l’identité singulière comme vous l’avez appelée ?
Cela a permis aussi la fraternisation entre les gens. Dans le meeting parisien dont j’ai parlé précédemment, il n’y avait que des Parisiens mais ils étaient en pleine harmonie. Cette harmonie n’était pas fondée sur une idéologie ou une appartenance au même parti politique. Nous étions des Arabes et des Non Arabes, nous étions pareils. C’est très important; moi, je crois que ces événements vont conforter ces idées-là. Mais il faut penser qu’après tous ces levers de soleil, des neiges pourront arriver et que tout cela pourra être détourné, étouffé, transformé. Même en France après 1789, il y a eu la Terreur, Bonaparte …mais les idées ont gardé leur force de régénération et ont ressurgi après. Cela veut dire que les idées vont être recouvertes, on aura l’impression qu’elles se sont endormies, mais enfin les idées de 1789 ont finalement triomphé, comme celles de 1917 qui ont triomphé en Russie en 1989.
Certains me disent que la grande différence entre la Tunisie et la France, c’est qu’il y avait eu une préparation intellectuelle avec les idées des Lumières, mais cette préparation a été faite aujourd’hui par le monde entier. Ce fond commun de l’inspiration démocratique est partagé. Moi aussi, je crois qu’il existe et on ne pourra jamais l’effacer.
Je voudrais vous poser une question sur la situation en France aujourd’hui avec une politique d’immigration répressive, un repli identitaire et la peur de l’Autre, de l’étranger. Est-ce que cela est lié seulement à une conjoncture politique du triomphe de la droite et des idées de l’extrême droite ou est-ce un changement profond que connaît la France ?
Moi, je crois que c’est lié à une régression en France et en Europe d’ailleurs et peut-être aussi dans le monde. Il y a toujours eu deux Frances, la France de la République qui a mis au deuxième rang, qui a refoulé la France monarchique, cléricale, réactionnaire. Cette France a dominé la scène jusqu’à la guerre et Vichy et elle a été balayée à la Libération. Mais malheureusement, cette France de gauche, cette France sociale ne produit plus d’universalité ni de fraternité. Donc la France républicaine, la France ouverte, la France qui accueille, est aujourd’hui en recul, et c’est l’autre France jusque-là en recul qui se met aujourd’hui en avant, pas seulement à cause du Front national mais aussi à cause du gouvernement.
Mais cette ambiance d’extrême droite et de fascisme concerne toute l’Europe ?
Malheureusement, on voit partout en Europe les partis d’extrême droite se mettre devant. Ce phénomène régressif concerne toute l’Europe. Il s’alimente des angoisses du futur, des angoisses de la crise. Cette crise provoque aujourd’hui beaucoup plus de mouvements de rétraction que d’élan. Avec la crise de 1929, il y a eu l’élan du Front populaire, il y a eu l’élan de la New Deal de Roosevelt.
Vous qui allez souvent au Maroc, que vous connaissez bien, comment voyez-vous son évolution au regard de la situation dans le monde?
Le Maroc a un dynamisme très original, d’ailleurs, c’est un pays très original par rapport aux autres pays du Maghreb, par le fait de son multiculturalisme; le berbérisme est aussi important que les autres aspects de ce multiculturalisme marocain. Ce pays subit les mêmes phénomènes que les autres pays : l’accroissement des inégalités, le phénomène de corruption dans beaucoup de secteurs, mais il a quelque chose qui le sauve et qui le différencie de l’Egypte ou de l’Algérie, c’est que souvent les monarchies sont plus unificatrices. Il a l’image d’un souverain qui s’identifie à son histoire, qui a ouvert relativement le champ politique, ce qui a permis à des partis divers d’intervenir. Je pense que le Maroc doit bien traiter ses problèmes fondamentaux. Je vois que dans ce pays, beaucoup de gens comprennent que le problème de la lutte contre la pauvreté et de la corruption est capital. S’il suit cette voie, il pourra faire cette symbiose de civilisation que, moi, je trouve très possible au Maroc, c'est-à-dire sauvegarder ses vertus traditionnelles tout en prenant le meilleur de la modernité.
Ce n’est pas contradictoire avec la mondialisation. Peut-on garder au Maroc la tradition et se lancer dans la modernisation?
Oui, bien sûr que c’est possible. Pour moi, il faut mondialiser, démondialiser, envelopper, développer et il faut sauvegarder les valeurs culturelles diverses.
On ne doit prendre de l’Occident que ce qui est bénéfique mais préserver ce qui est positif dans sa propre culture, comme les valeurs de solidarité au moment où l’occidentalisation développe l’individualisme.