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Enquête : Ces Marocaines que les atrocités de la guerre ont chassées de Syrie

Rentrées chez elles, elles ne peuvent être rejointes par leurs enfants et maris pour un absurde problème de visas


Hassan Bentaleb
Mercredi 12 Juillet 2017

La guerre civile en Syrie les a chassées vers l’inconnu. Si certaines ont trouvé refuge dans les camps des pays limitrophes, d’autres ont choisi de rentrer chez elles au Maroc sans leurs maris. Elles ne sont pourtant ni divorcées ni veuves. Leurs conjoints sont tout simplement interdits d’entrer sur le territoire marocain. Leur crime : avoir la nationalité syrienne. 

Interdiction d’entrée 
pour les Syriens
Oum Fatin, 38 ans, fait partie de ces Marocaines. Elle est retournée à la mère patrie depuis près de quatre ans  sans son mari. Elle vit seule à Meknès avec ses deux enfants sans ressources et dans un appartement de deux pièces. Son mari est interdit d’entrée au Maroc comme plusieurs de ses concitoyens de nationalité syrienne. « L’ambassade du Maroc au Liban a refusé de délivrer un visa à mon mari. Motif : des consignes émanant du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale interdisent aux Syriens et à leurs enfants de rentrer au pays avec leurs épouses marocaines. Les fonctionnaires de l’ambassade m’ont conseillé  d’engager les procédures de retour  pour moi et mes enfants titulaires de la nationalité marocaine en attendant une réponse pour la demande de visa de mon mari », se souvient-elle. Et de poursuivre : « Je suis restée en Syrie durant les premières années du déclenchement de la guerre civile car je devais poursuivre le traitement de mon cancer du sein alors que beaucoup de Marocains ont choisi de rentrer chez eux.  J’ai cru que ma nationalité allait me permettre de revenir avec mon époux et mes enfants et que personne n’oserait  me priver de ce droit, mais il s’avère que j’avais tort ». Aujourd’hui, l’époux d’Oum Fatin  vit, ou plutôt survit, dans les camps de réfugiés au Liban.  « Rien ne va dans ces camps. Mon mari dit être victime de précarité et de discrimination. Même au Soudan, seul pays arabe qui accepte l’entrée sur son territoire de Syriens sans visa, rien ne va plus. Il a dû rester au chômage une année durant », confie-t-elle.  

Seules contre tous
Une fois au Maroc, Oum Fatin a frappé à toutes les portes (HCR, ministères, presse, ONG, parlementaires…) pour faire revenir son mari mais rien ne semble venir. « J’ai envoyé des centaines de lettres aux officiels marocains, j’ai même posté des vidéos sur Facebook  mais en vain. Des acteurs associatifs m’ont affirmé à plusieurs reprises que le dossier des Syriens est devenu un vrai problème voire  un tabou », révèle-t-elle. Et de poursuivre : « Les tentatives de mon mari pour nous rejoindre ont également échoué. Les services consulaires marocains au Soudan ont également  refusé de lui délivrer un visa alors que ces mêmes services ont exigé de lui des tonnes de documents administratifs et de  subir  plusieurs interrogatoires. Et après des mois d’allers-retours, le personnel consulaire a fini par lui conseiller de contacter directement  les services du ministère des Affaires étrangères. Mon mari ne croit plus en rien, même pas à moi. Il pense que je ne fais rien pour le faire  rentrer au Maroc et cela m’a créé davantage de problèmes», s’attriste-t-elle.  
Mais Oum Fatin n’est pas la seule à être privée de son mari et obligée de supporter l’âpreté de la solitude et du dénuement. Oum Chams, 29 ans, est également dans cette même situation. Cette maman de deux enfants vit, depuis près de cinq ans, loin de son époux. « J’ai vécu pendant six ans à  Latakieh  où je me suis mariée. Au début de la guerre,  je suis repartie vers le Maroc pour accoucher et j’ai pu rentrer grâce à un vol direct offert par les autorités marocaines. A cette époque, les Syriens avaient été autorisés à entrer sur le territoire marocain même sans visas mais mon mari a refusé de quitter son pays sans un sous en poche, espérant que la situation allait changer, se souvient-elle. Pourtant, rien n’a changé et la situation est devenue plus compliquée et davantage risquée. Mon époux réside aujourd’hui en Turquie dans les camps des réfugiés puisque sa demande de visa a été rejetée par l’ambassade du Maroc au Liban». 
Oum Chams a, elle-aussi, frappé à toutes les portes pour faire revenir son mari mais en vain. « J’ai participé avec d’autres Marocaines à des sit-in devant  les sièges du HCR et du ministère des Affaires étrangères mais sans grand résultat. Personne n’a  trouvé utile de nous répondre ou d’intervenir. Pour tout le monde, ce dossier est  sensible. Nos époux pourraient être de potentiels terroristes ou des personnes à haut risque pour la sécurité de l’Etat. C’est ce que certaines personnes nous ont confié en aparté. Et même si c’est le cas, les services sécuritaires marocains n’ont-ils pas les moyens nécessaires pour identifier les personnes dangereuses de celles qui ne le sont pas ? Ne sont-ils pas à même d’établir la liste noire des persona non grata et celle des personnes autorisées à franchir les frontières nationales ? Et comment peut-on soupçonner quelqu’un comme mon mari de terrorisme alors qu’il s’agit d’un homme âgé et très faible physiquement ?», s’interroge-t-elle.
Amira, 39 ans, Marocaine résidant en Arabie Saoudite, en sait également quelque chose sur le calvaire subi par les époux syriens dans leur quête de visa du Maroc. Voilà plus de quatre années qu’elle n’a pas pu retourner à la mère patrie puisque ses enfants et son mari n’ont pas la  nationalité marocaine et ne disposent pas de passeports marocains. Son époux qui est de nationalité syrienne a, à plusieurs reprises, déposé des demandes de visa mais sans résultat.  « Auparavant, on n’avait même pas le droit d’accéder au siège de l’ambassade. On était refoulés à l’entrée par des vigiles qui se contentaient souvent de nous dire que ça ne vaut pas la peine. Aujourd’hui, ce même personnel a trouvé une astuce de génie : il réceptionne les dossiers de visa mais ne donne pas de réponse claire et nette les concernant. Mon mari a déposé son dossier dernièrement et il a dû attendre plus de quatre mois sans résultat », affirme-t-elle. 
Salma, 34 ans, MRE vivant à Riyad, a été également interdite de rentrer au Maroc avec son mari syrien. « Je passe les vacances au Maroc sans mon conjoint. Chaque fois que ce dernier demande un visa, il reçoit une réponse négative. Le personnel de l’ambassade ne motive pas sa décision. Il se contente  souvent de nous dire qu’il s’agit des consignes émanant des autorités marocaines. Ça fait maintenant quatre ans que je reviens au Maroc sans mon époux », confie-t-elle. 
Ghizlane, Marocaine résidant aux Emirats arabes unis a été victime, elle aussi,  de plusieurs refus de demande de visa au profit de son mari. « Le hic, c’est que ces refus ne sont pas motivés et ne sont pas justifiés par l’existence d’une note écrite ou d’un texte de loi stipulant clairement une quelconque interdiction. On parle de consignes orales et c’est tout», lance-t-elle.

Raison d’Etat 
Pour Fouzia Al Mamoune, avocate au Barreau de Tétouan, l’interdiction d’accès des Syriens  au territoire national est une décision purement politique. Elle n’est pas juridique non plus. Elle est tout simplement sous-tendue par des raisons sécuritaires.  « Au niveau de la loi, il n’y a aucune disposition qui justifie pareille interdiction. En effet, les Syriens ont le droit d’avoir un visa comme c’est le cas pour d’autres nationalités. Ceci d’autant plus que certains d’entre eux sont mariés à des Marocaines et ont des enfants », nous a-t-elle expliqué. Et de préciser : « Pourtant, il faut savoir que la délivrance d’un visa ou l’inverse est un acte souverain et, du coup, le Maroc n’est pas obligé d’accorder ce droit à quiconque. Tel est le cas également dans d’autres pays comme l’Espagne et l’Italie où certaines Marocaines mariées à des Espagnols ou à des Italiens ont vu leurs demandes de visa refusées pour des raisons stupides parfois. En fait, seule la raison de l’Etat prime en la matière».
Et qu’en est-il du droit au regroupement familial ? En effet, le droit à l’unité de la famille et à la vie de famille est intrinsèque à la reconnaissance universelle de la famille en tant qu’unité fondamentale de la société ayant droit à la protection et à l’assistance en vertu du droit international relatif aux réfugiés, du droit international relatif aux droits humains et du droit humanitaire international. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et la Convention européenne des droits de l'Homme considèrent l’égalité des droits et des responsabilités des femmes et des hommes eu égard aux soins et à l’élevage de leurs enfants comme des composantes fondamentales du principe de l’unité de la famille.  Les experts internationaux réunis à Genève en novembre 2001 ont convenu que «le respect du droit à l’unité de la famille exige non seulement que les Etats s’abstiennent d’agir d’une manière qui aboutirait à des séparations familiales, mais qu’ils prennent des mesures pour maintenir l’unité de la famille et réunir les membres de la famille. Le refus du regroupement familial peut être considéré comme une interférence au droit à une vie familiale ou à l’unité de la famille, en particulier lorsque la famille n’a aucune possibilité réaliste de bénéficier de ce droit ailleurs. De même, le renvoi ou l’expulsion pourrait constituer une interférence au droit à l’unité de la famille, à moins d’être justifiée conformément aux normes internationales». 
Concernant le cas du Maroc, Said Mchak, chercheur en droit international de la migration, nous a expliqué que les dispositions juridiques concernant le regroupement familial sont peu nombreuses et floues. « La loi n° 02-03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l'émigration et l'immigration irrégulières a évoqué ce droit et les conditions requises pour en jouir  (âge, ressources financières, résidence, ne pas constituer de menace pour la sécurité de l’Etat...). Un décret d’application a été promulgué pour définir ces modalités  », nous a-t-il indiqué. Et de poursuivre : « Cependant,  ce décret est confus et silencieux sur plusieurs aspects et il n’a pas jugé utile de délimiter la liberté de décision de l’Etat puisqu’qu’elle n’a pas été définie de manière claire  et qu’elle est demeurée illimitée». 
Notre source estime que ces couples maroco-syriens doivent chercher une solution auprès du HCR qui joue le rôle de coordonnateur afin de promouvoir le regroupement des familles de réfugiés séparées, au moyen d’interventions appropriées auprès de gouvernements et d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales. En fait,  le HCR, en partenariat avec d’autres organisations, notamment et en particulier l’UNICEF, le CICR et les ONG, doit soutenir les efforts fournis pour maintenir l’unité de la famille et la réunifier. Les Bureaux du HCR ont la responsabilité, dans le cadre de leur mandat de protection vis-à-vis des réfugiés, de favoriser et de faciliter le regroupement des familles réfugiées. Cela signifie qu’ils doivent aider les membres de la famille de quelqu’un dont le statut de réfugié a été reconnu à le rejoindre dans le pays d’asile. Ce principe s’applique que les membres de la famille soient encore dans leur pays d’origine ou pas. L’assistance et l’appui du HCR peuvent être demandés par la, le ou les membre(s) de la famille, par la ou le réfugié en personne et/ou par le Bureau du HCR où vit la ou le réfugié ou sa famille. Cela peut impliquer de faire ce qui suit d’aider les réfugiés ou les membres de leur famille à introduire une demande de réunification de la famille et/ou de permis d’entrée ou de sortie, par le biais des procédures officielles et conformément aux principes directeurs du HCR visant à protéger l’intégrité de cette procédure, et/ou d’aider les réfugiés à faire une demande de réinstallation fondée sur le regroupement familial. Dans ce contexte, le concept de la famille doit être interprété au sens large et comprendre les membres «non-traditionnels » de la famille qui sont dépendants des réfugiés sur le plan économique ou affectif.


 

Divorcées et orphelins 
malgré eux 
Aujourd’hui, ces femmes privées de leurs époux se considèrent comme des veuves ou des divorcées. Elles essaient tant bien que mal de commencer une nouvelle vie.   « J’ai fait une croix sur ma vie de couple. La seule ligne qui me lie à mon époux reste le WhatsApp où l’on parle de temps à autre. Je n’ai plus de force ni les moyens de poursuivre ce combat. Aujourd’hui, je  vis avec deux enfants grâce aux dons des bienfaiteurs. Une association a pris en charge mon cancer de sein et elle me procure les médicaments », indique Oum Fatin. De son côté, Oum Chams tente, elle aussi,  de tourner la page. Elle travaille comme couturière à Casablanca  et vit avec sa famille. « Le combat s’avère long et difficile. Et moi, j’en ai assez de problèmes et j’ai des bouches à nourrir», soupire-t-elle.  
Pourtant, l’absence des pères n’est pas sans conséquences et ne passe pas inaperçue. Les enfants sont les premiers à ressentir cette absence et les premiers à endurer ses effets. En fait, ils ne cessent de s’interroger sur le sort de leurs pères.  « Chaque jour, j’ai droit au même interrogatoire. Le pire, c’est que mes enfants ne me croient plus et sont devenus agressifs, confie-t-elle. Le petit garçon est devenu violent et ne cesse de frapper sa sœur, ses camardes de classe ou les voisines. Il ne respecte personne, même pas moi, et il est devenu de plus en plus violent à l’égard de sa sœur. Ma fille de neuf ans  est devenue, elle-aussi,  fort têtue et me regarde bizarrement. J’ai le sentiment qu’elle fait plus que son âge et que son état psychique ainsi que celui de son frère  se dégradent de jour en jour. Ils sont privés de l’amour paternel et de la chaleur familiale. Il est difficile de supporter ce genre de situation. Mes  enfants se fanent sous mes yeux et je ne peux rien pour eux. Le poids de mes responsabilités m’écrase. J’ai peur de mourir et de laisser mes enfants seuls car je n’ai personne à qui les confier. Ma famille ne s’intéresse pas à eux et elle ne s’en occupe pas non plus», se désole-t-elle. 
Les enfants d’Oum Chams vivent, eux aussi, l’absence de leur père de manière tragique. « Ma fille se demande toujours pourquoi les autres enfants ont un père et pas elle et pourquoi son père ne lui  rend pas visite. Mon fils me raconte souvent qu’il voit son père dans ses rêves », affirme-t-elle. Mais le cas des enfants d’Oum Chams est plus grave puisqu’ils ont été fortement marqués par la guerre et l’exil. « Mon enfant souffre d’un retard mental et il est très chétif. Dès notre retour au Maroc, il  est devenu dépressif. Il ne parle pas et fait ses besoins sur lui.   Avec le temps, il a commencé à parler peu mais il a encore du mal à articuler ses phrases », décrit-elle. Une situation identique à celle révélée par l'ONG « Save The Children » datant de 2014 qui décrit le stress "toxique" et la forme sévère de traumatisme psychologique qui frappent les enfants de la guerre en Syrie. Les entretiens menés auprès de plus de 450 enfants et d'adultes montrent un haut niveau de stress psychologique parmi les enfants, dont beaucoup souffrent d'incontinence ou développent des difficultés d'élocution. Le rapport en question évoque même des tentatives de suicide ou des actes d'automutilation. 

 

Je t’aime moi non plus
Aujourd’hui, Oum Fatin et Oum Chams n’ont plus que le WhatsApp pour entrer en contact avec leurs conjoints. Un contact de plus en plus difficile. En effet, chaque jour qui passe, le fossé se creuse davantage au sein des couples et le froid s’installe dans leur relation. « Mon mari est devenu froid et distant. Il semble plus préoccupé par ses enfants que par moi. Je n’ai plus droit à des mots tendres et aimables. Peut-être qu’il me punit d’avoir refusé de le rejoindre dans les camps de réfugiées ou pour ne pas en faire assez afin qu’il rentre au Maroc. Mais moi, je ne peux rien faire de plus; je me sens épuisée et perdue. Lui non plus ne peut rien. Il n’a pas de passeport et il ne peut pas transiter clandestinement par l’Algérie. Mon époux se dit incapable de supporter, à son âge, le risque de traverser irrégulièrement les frontières de peur d’être maltraité par les passeurs ou de tomber entre les mains des autorités algériennes qui renvoient directement vers la Syrie les personnes recherchées par le régime  de Bachar Al Assad. », confie Oum Chams. Pourtant, le froid a fini par avoir raison de tout. En effet, plusieurs Marocaines ont fini par être répudiées par leurs époux dont certains ont même convolé en justes noces avec leurs compatriotes syriennes.


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