Edwy Plenel : “Les ruptures tunisienne et égyptienne ont des résonances avec 1789”


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Mardi 1 Mai 2012

Edwy Plenel : “Les ruptures tunisienne et égyptienne ont des résonances avec 1789”
Edwy Plenel est un journaliste politique français. Il est directeur de la rédaction du quotidien Le Monde de 1996 jusqu'à sa démission en novembre 2004. En désaccord avec les orientations prises par le journal et le groupe dirigés à l'époque par Jean-Marie Colombani et Alain Minc, il est remercié le 31 octobre 2005 après vingt-cinq de service. Il a depuis cofondé le site Mediapart, journal payant accessible sur Internet, qui a ouvert le 16 mars 2008.
Edwy Plenel est l'une des personnalités victimes des écoutes illégales de l'Élysée dans les années 1980. Il a été mis sur écoute en raison de ses enquêtes sur la cellule antiterroriste de l'Élysée, notamment son implication dans le dévoilement de l'affaire des Irlandais de Vincennes. L'écoute s'est prolongée en 1985 lors de l'affaire du Rainbow Warrior pour connaître ses sources alors que ses révélations provoquaient la démission du ministre de la Défense, Charles Hernu, et du chef des services secrets, l'Amiral Pierre Lacoste. Poursuivis devant la justice, les collaborateurs concernés de François Mitterrand prétextent d'une affaire d'espionnage soviétique, le dossier Farewell, pour justifier cette écoute, allant jusqu'à affirmer que l'ex-trotskiste Plenel travaillait pour la CIA.
Edwy Plenel a également été l'une des victimes des dénonciations calomnieuses des faux listings de l'affaire Clearstream. Les faits remontent à 2003 et 2004, mais n'ont été portés à sa connaissance qu'au printemps 2006. Partie civile depuis lors, il a notamment critiqué dans ce dossier, le poids que fait peser sur la justice Nicolas Sarkozy.



Quel est votre regard aujourd'hui sur le Printemps arabe ? Vous en  parlez dans votre livre-débat  avec Benjamin Stora "Printemps 89".

Notre livre s’adresse à nos compatriotes pour  leur dire qu'il faut qu'ils n'aient pas peur, qu'ils sortent de leurs préjugés. Il part d'abord d'un constat, c'est que l'histoire s'est réouverte. Ce qui a commencé en Tunisie, qui s'est poursuivi en Egypte et qui, depuis, a ébranlé l'ensemble du monde arabe et du monde musulman est un événement, inattendu et imprévisible. C'est une histoire ouverte. Je ne l'écris pas. Elle est en train d'être écrite. Dans la diversité des situations nationales, leur spécificité, le jeu des acteurs, les circonstances déterminent les hommes, mais les hommes font les circonstances aussi. Quel point commun entre le processus syrien où il y a plus de 10.000 martyrs et la nouvelle Constitution marocaine ? Tout cela est très différent. Mais le point commun c'est que les peuples partagent une même aspiration à des idéaux qui n'ont pas de patrie particulière, qui appartiennent à toute l'humanité, qui sont des idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité, de démocratie, des idéaux de droits sociaux, c'est cela qui s'est mis en  marche. Contrairement à beaucoup de gens en France, voire dans le camp des progressistes traditionnels du monde arabe, je pense que ce qui est sorti des urnes en Tunisie, au Maroc ou en Egypte aujourd'hui  n'est pas une nouvelle terrifiante. En effet, nous ne devons pas oublier la nature des dictatures qui ont été  renversées. Ce sont des dictatures qui se réclamaient pour beaucoup d'un laïcisme autoritaire, qui ont souvent opprimé la religion principale et les religieux et qui se sont posées en situation de domination sur la société elle-même, pas seulement sur les forces politiques. Nous devons avoir la lucidité de cela. Moncef Marzouki, en tant que laïc et homme de  gauche, a eu raison de poser ce diagnostic. Il a été mal compris en France  car il oblige les Français à sortir de leurs préjugés à propos du mot «islamisme» qui ne veut rien dire. Quel point commun entre un salafiste extrémiste et un musulman conservateur ? Quel point commun entre quelqu'un qui a une vision intégriste radicale et quelqu'un qui accepte le pluralisme politique ? Il y a une islamophobie qui n'est pas seulement française ; elle traverse aussi d'autres pays européens. Par ailleurs, il y a un problème  français qui est lié à  une histoire coloniale qui n'est toujours pas réglée. La France est toujours dans une vision de supériorité qui est exprimée par le pouvoir politique. Je pense que l'événement essentiel, c'est que des forces se réclamant de l'islam politique ont accepté de jouer un jeu pluraliste. Evidemment, il va falloir se battre sur  des questions politiques, le droit des femmes, l'égalité … Si l'on accepte cela dans la logique de sociétés et de  débats politiques pluralistes, c'est une très bonne nouvelle. C'est la fin de  familles politiques qui prétendaient être le tout de la société. J'ai plutôt un regard à l'heure d'aujourd'hui optimiste. Je pense que le fait que des peuples sortent de la soumission, de la servitude ne peut être qu'une très bonne nouvelle.

Même si les conservateurs prennent le pouvoir  en Egypte  avec les Frères musulmans et les salafistes ?

Le vrai problème en Egypte, ce n'est pas les Frères musulmans, c'est le Conseil militaire qui fait persister le pouvoir de Moubarak sans Moubarak. Ce sont eux qui répriment les ONG, qui ont provoqué les chrétiens. Ce ne sont pas les Frères musulmans. Le Conseil militaire n'est pas un garant contre l'intégrisme s'il le fait par l'autoritarisme, par la répression et la corruption. Il faut sortir de cela. Pendant des décennies, on a dit de Moubarak, Benali, voire de Kaddafi qu'ils étaient des protecteurs face à l'islamisme.

Et la situation en  Libye, ne fait-elle pas peur?

La Libye est la pire erreur qui ait été faite. J'étais opposé à cette intervention militaire qui a rajouté de la violence là où il faut laisser des dynamiques pacifiques. Regardez le courage du peuple syrien qui accepte cette souffrance pour ne pas tomber dans le piège de la violence. L'intervention de l'OTAN sous direction française a été un raccourci qui a ajouté de la violence pour effacer la compromission dans le passé, pour effacer le lien avec les dictatures. Le résultat des  courses, c'est qu'il y a eu des choses très dangereuses, des diffusions  d'armes auprès de l'aile la plus radicale, par exemple Al-Qaïda au Maghreb islamique. Il y a eu aussi le renforcement de forces islamiques radicales y compris dans le paysage politique libyen et surtout il y a actuellement un processus qui n'a rien de démocratique puisqu'il est établi qu'il y a de la torture, des exécutions sommaires. Il n'y a aucune transparence dans les procès et la vie démocratique elle-même.

Alors vous êtes pessimiste quant à l'évolution de la situation dans la région ?

J'ai un regard très inquiet quand je vois évidemment le martyre du peuple syrien avec des milliers de morts. J'ai un regard très inquiet quand j’entends les bruits d'attaque et de guerre et que je vois l'extrémisation  du régime iranien et du régime israélien. Ça m'inquiète comme tout le monde. Je vois l'instabilité et en même temps je me dis que nous sommes devant des événements uniques comme ceux vécus par les peuples tunisien et égyptien. C'est la vraie mort politique de Ben Laden, c'est une histoire ouverte sur le pluralisme.
Les ruptures tunisienne et égyptienne sont des événements sans leader, sans parti politique, sans avant-garde. Ils ont des résonances avec  l'histoire française de 1789. Il y a une sorte de pluralisme qui se crée au sein de l'islam politique  en Egypte, en Tunisie et  au Maroc. Ces partis islamistes ont dit qu'ils acceptent le pluralisme et une nouvelle Constitution. Je refuse de les qualifier d’islamistes. Ce sont des partis musulmans conservateurs comme les partis chrétiens-démocrates en Europe. Ces courants ont accepté de participer à des processus électoraux  pluralistes, de discuter une Constitution démocratique en résonance avec la Turquie où il y a un processus démocratique après la dictature. Mais  il y a aussi  des courants extrémistes comme les salafistes en Egypte

Comment voyez-vous le processus marocain ?

Une monarchie qui accepte le jeu parlementaire et qui accepte réellement de laisser vivre la démocratie, c'est très bien. Mais il faut qu'elle l'accepte réellement. Il ne faut pas qu'elle considère que la démocratie est un jeu à part, qui ne doit pas atteindre des intérêts économiques. Devant le processus marocain, il y a une question essentielle qui est d'ailleurs au cœur de ce qui est souvent porté par les courants de l'islam politique, c'est la question sociale, la question de l'égalité au niveau social qui a été trop désertée par la gauche, comme en Europe d'ailleurs. Le peuple s'est alors tourné vers des forces plus conservatrices, parce qu'il a une attente sociale, une attente des droits sociaux, une attente d'égalité des droits, une attente vis-à-vis de la prévarication, du monopole de la  richesse nationale. Au Maroc, derrière ce processus très prudent, très progressif, il y a une question nouvelle qu'il va falloir débloquer aussi.

Les déclarations de M. Guéant sur la valeur des civilisations ont beaucoup choqué, alors que la France représente pour beaucoup d'étrangers l'universalisme, les droits de l'Homme. Qu'en pensez-vous?

Il n'y a pas une seule France. C'est bien pour cela qu'il y a eu les révolutions. Il n'y a pas une France éternelle, il y a une France qui se bat. Moi, je représente l'antithèse de la France de M. Guéant. Celle de M. Guéant, c'est celle de Vichy, de la collaboration avec le nazisme, des massacreurs de la Commune de Paris, de la droite anti-républicaine qui refusait de se convertir aux principes de la République. C'est une vieille histoire qui est toujours présente. Nous avions réussi qu'elle soit à la marge. Le scandale de la présidence Sarkozy, c'est qu'il l'a remise au cœur.

Comment se porte la presse électronique?  A-t-elle un avenir ?

C'est l'avenir dans nos pays. C'est une révolution industrielle sans point de retour. Nous inventons avec Médiapart ce que sera la presse de demain. Ce n'est pas la fin de la presse écrite, mais il y aura un support universel qui est le numérique. Cela n'empêche pas de faire des livres, d'avoir du papier. Mais plus les matériels, les équipements seront abordables, plus ils seront démocratisés, plus cela passera par le digital et le numérique.


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1.Posté par ouchen le 03/05/2012 23:10
le cas du maroc où la "question sociale" est à l'origine de l'accession du PJD taxé de courant conservateur n'est qu'une partie vraie. C'est surtout par envie de sanctionner la gauche marocaine qui avait nourri pendant plusieurs années d'opposition des espoirs enormes pour ne pas dire magiques et puis une fois au pouvoir, non pas par la force des urnes mais par consensus, elle s'est rendu compte qu'elle n'avait pas les moyens necessaires pour réaliser les attentes des citoyens, et au lieu de l'avouer elle s'est accroché au pouvoir au risque de voir son image se ternir d'un mandat à l'autre

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