Education et échange inégal

Le baccalauréat français est-il international ?


Par Pr. Ahmed Moatassime *
Mercredi 23 Avril 2014

Education et échange inégal
Les perspectives au Maroc d’un accord avec la France pour instaurer, au cœur-même de l’enseignement marocain, un système de « baccalauréat français » dit « international », ont soulevé de nombreuses interrogations, souvent contradictoires dont trois essentiellement. 
Pour les uns, il s’agit d’une agression francophone supplémentaire de l’ancienne puissance coloniale contre l’identité culturelle et la souveraineté nationale. Voire, contre la « langue du Coran » et de l’islam, bien que la langue de l’islam en particulier n’est pas seulement l’arabe, mais plus d’une centaine d’idiomes de par le monde. Dont le tamazight, en l’occurrence, qui a contribué à l’islamisation massive, non seulement du Maghreb, mais aussi de l’Afrique subsaharienne, grâce aux vertus de sa logique orale inépuisable qu’aucune écriture ne peut détrôner ni remplacer, même le « tifinagh ». Pour d’autres, en revanche, il s’agit d’une préparation à l’accès d’un enseignement supérieur de pointe en France ou au Maroc, en vue d’assurer un emploi «stable » aux heureux lauréats, bien qu’il s’agisse, sauf de rares exceptions, d’une minorité privilégiée. Une minorité qui est, en grande partie, représentée par une chaîne ininterrompue de reproductions sociologiques de classes sociales dominantes, avant, pendant et après le Protectorat. D’autant qu’elle est aussi renforcée, depuis l’Indépendance, par une néo-bourgeoisie francophone plus ou moins arriviste. Enfin, une troisième et dernière opposition au projet du baccalauréat français est d’ordre pédagogique et éthique. Il s’agit d’une crainte, souvent justifiée, de voir cette greffe singulière introduire une rupture discriminatoire au sein d’un système marocain, en peine d’assurer une « égalité de chance » entre ses apprenants. On prédit donc à une telle « greffe » d’être rejetée comme un corps étranger sans passé ni avenir, après avoir déstabilisé inutilement un milieu scolaire déjà fragilisé.
Quoi qu’il en soit, pour être international, le baccalauréat français, comme tous les diplômes de fin d’études secondaires dans le monde, doit d’abord remplir un certain nombre de conditions, dont le choix des langues d’enseignement n’est pas des moindres, à savoir : la langue française est-elle internationale au sens large du terme ? Sinon où en est  l’enseignement de l’anglais dans le système français ?  Enfin, quelle place accorde ce système à la connaissance interculturelle des langues partenaires et d’ouverture sur le monde ? Et, à ce titre, quelle en est sa vision civilisationnelle d’une géopolitique méditerranéenne en partage ? C’est de la réponse à ces questions qu’on pourrait peut-être juger de la fiabilité ou non du projet octroyé par l’ancienne puissance coloniale pour «accompagner», semble-t-il, un système éducatif marocain, supposé léthargique, avant de se prononcer, en conclusion, sur le caractère international ou non du baccalauréat français ?
 
Et d’abord, la langue 
française est-elle 
internationale ? 
Pour en juger, le mieux c’est d’interroger le système d’enseignement qui la porte dans le pays même qui lui a donné le jour, non seulement à travers la presse, mais aussi à travers les institutions et les hommes.
La presse n’est peut-être pas la seule source  d’information pour un chercheur. Mais elle a cette vertu de donner l’alerte. Citons  quelques titres de la presse française sur l’enseignement français, parus soit à la une de grands quotidiens, soit sur les couvertures mêmes de revues hebdomadaires. Le dernier titre surgit ainsi du journal « Le Monde », datant du 4 février 2014. Il se demande « pourquoi, en éducation, le modèle français est en panne ». Titre qui ouvre une série d’études exhaustives s’étalant sur toute une semaine, précédées peu avant par une étude complète du « Monde Diplomatique » dans sa « Manière de voir » n° 131/Octobre–Novembre 2013, qui n’hésite pas à titrer, sur toute la surface de la couverture, « Feu sur l’Ecole ! ». Mais dès 2007, on peut lire par exemple dans le « Nouvel Observateur », ce « scandale de l’illettrisme » qui se manifeste à travers les « 40% de jeunes français de 6e en difficulté » et les « fautes d’orthographe  chez les  étudiants ».  Dont certains, en Sorbonne, n’arrivent pas à suivre, ni à prendre correctement des notes, même dans leur seule et unique langue, le français. « Un désastre national » dit  « le Point » qui se demande, comme au Maroc, « pourquoi l’école (française)  fabrique tant de chômeurs ! » et « A quoi sert encore le bac » français ?
Quant aux Institutions, on peut se référer aux dernières études produites aussi bien par des organismes français au-dessus de tout soupçon comme la Cour des comptes, que par des organismes internationaux comme l’OCDE. On y constatera en particulier que les jeunes Français compteraient 20 à 25 % d’enfants qui reviennent à l’illettrisme après six, sinon neuf années de scolarité obligatoire, malgré les perfusions financières constantes et les soutiens pédagogiques de toute sorte. C’est ce qui est, comparativement aux moyens matériels et humains mis en œuvre, plus préoccupant encore en France qu’au Maroc. La cause en est certes, comme dans tous les pays, l’origine sociale des élèves, mais aussi, en l’occurrence, une langue française tutélaire et univoque qui n’a pas su ou pu réformer ses structures linguistiques et orthographiques archaïques, tout comme sa pédagogie élitiste. Et ce, malgré de nombreux essais de réformes substantielles depuis celles de René Haby en 1974 jusqu’à celle de Jean–Pierre Chevènement en 1984, en passant par toutes les lois soixante–huitardes d’Edgar Faure et ses successeurs.
Enfin, pour ce qui est de la formation des hommes, le problème en France se pose en termes universitaires et plus particulièrement scientifiques que la langue française, à elle seule, ne semble plus  pouvoir assumer.
« Le français, chassé des sciences » ! Tel est le cri d’alarme du titre d’un ouvrage collectif d’études universitaires, édité à Paris dès 1981 où la préface s’ouvre sur cette harangue : à savoir « qu’il n’est pas facile d’intervenir scientifiquement à propos de questions qui, comme celles de la langue, touche à l’identité, c’est-à-dire aux valeurs vitales. On est sur le terrain de la guerre civile, qui prend naturellement les formes de la tragédie, parce qu’il n’y a  pas de compromis entre ceux qui acceptent de pactiser, de collaborer, et ceux qui prennent le parti de la résistance », écrivait, en exergue, le préfacier, feu Pierre Bourdieu, alors professeur au Collège de France et chercheur mondialement connu. Il faudra donc « choisir entre le camp des résistants et le camp des collaborateurs », face à cet « envahissement culturel », dira à son tour, dix ans après, le philosophe Michel Serres qui, sans le vouloir peut-être, lève quelque peu le voile sur les incertitudes de ce qu’on appelle « l’exception française » : un rempart aussi étanche que poreux, face à une anglophonisation implacable du système universitaire français, considérée par certains aussi insidieuse pour la France que le serait la francophonisation pour le Maghreb.
 
L’anglais, lingua 
franca universelle ? 
En fait, c’est ce recul ininterrompu de la langue de Voltaire qui accentue le caractère défensif de l’unilinguisme français. Si bien que la France n’a jamais cessé de produire les lois les plus contraignantes pour protéger sa langue et son «exception » linguistique. Or, se référer uniquement à ces dispositions restrictives, c’est perdre de vue les évolutions accélérées qui, en ce troisième millénaire,  assaillent le monde entier, dont l’anglais est devenu l’une des clefs stratégiques d’une formation compétitive. C’est peut-être en toute conscience que la nouvelle Assemblée nationale française a adopté en juin 2013, en première lecture, un projet de loi sur l’enseignement supérieur facilitant… l’emploi de l’anglais à l’université, porté par la ministre Geneviève Fioraso.
Mais il n’en a pas fallu plus pour déchaîner une tempête de protestations dont celle du linguiste Claude Hagège, notamment. Il qualifie cette loi de « pulsion  d’autodestruction des dirigeants de la Nation » que l’Académicien Jean Dutourd stigmatisait déjà dans la revue « Lettres » en termes peu flatteurs lorsqu’il s’agissait d’actes officiels dans des rapports de force inégaux, en l’occurrence entre la France et l’Amérique « amie ». Car, écrivait-il, « parler publiquement la langue du pays le plus puissant du monde est un acte implicite de vassalité (….). C’est faire du zèle, et la pire espèce du zèle : le zèle du colonisé qui s’évertue à ressembler au colonisateur ». Tandis que pour un autre académicien, Michel Serres, qui revient à la charge, « enseigner en anglais nous ramènerait à un pays colonisé dont la langue ne peut plus tout dire ».  A son secours, l’Académie française en personne pointe sèchement, pour toutes les universités de France, « les dangers d’une mesure qui se présente comme d’application technique, alors qu’en réalité elle favorise une marginalisation de notre langue ».
Ce n’est pourtant pas l’avis de brillants chercheurs, souvent Prix Nobel. Ils rappellent que « les scientifiques du monde entier utilisent l’anglais pour communiquer (...) et le projet de loi favorise l’insertion de la France dans le monde en renforçant son attractivité ». D’autres chercheurs, enfin, dénoncent cette « France frileuse qui a peur à l’heure de la mondialisation, de ne pas tenir son rang », tout comme ceux qui « pensent que le meilleur moyen de se défendre serait de s’enfermer dans un grand village gaulois » (cf.Le Monde, 10-22 Mai et 4 Juin 2013) 
 
Mais qu’en est-il des 
langues partenaires 
en France ? 
L’incertitude d’une « exception » française « inscrite dans le marbre », comme le dit un analyste, est assez révélatrice de convulsions  linguistiques, malgré les 13 à 15 langues étrangères proposées aux programmes des collèges et lycées, mais dont aucune n’est apprise réellement, sauf peut-être l’anglais, de façon plus ou moins « globishée ». C’est ce qui ressort de nos dernières recherches dont la teneur peut se décliner en trois points : quantitatif, qualitatif et interculturel.
Quantitativement, le « choix » des langues dans l’enseignement secondaire français, notamment en 1ère langue étrangère, se concentre sur l’anglais qui culmine souvent à plus de 90%.  Les 10% restants se répartissent généralement entre langues européennes, dont essentiellement l’allemand qui est choisi par moins d’un élève sur dix, tandis que l’espagnol, l’italien ou le portugais, par exemple, ne concernent qu’un élève sur cent. Mais les langues dites «  rares » dont les idiomes asiatiques ou l’arabe ne sont enseignées qu’au niveau de 0,1 %, voire 0,01%  pour certains. Ainsi va-t-il des 13 à 15 langues étrangères  proposées théoriquement en France et supposées constituer les (faux) garants d’une « diversité »  illusoire, qu’illustre, en outre, le refus du pays des droits de l’Homme, de ratifier la Charte européenne  pour   la protection des langues régionales, comme le basque ou le breton, le corse ou l’alsacien.
Qualitativement, en effet, c’est toujours l’anglais qui revient au premier plan dans toutes les évaluations, les meilleures comme les pires. Or, les rapports des inspecteurs généraux, publiés régulièrement à la Documentation française, se suivent et se ressemblent. Ils concluent tous, ou presque, à la faillite de l’enseignement des langues en France, et plus particulièrement de l’anglais qui, après sept ans d’études dans les collèges et lycées, conduirait souvent à de simples « baragouinages ». Pour y remédier, on a parfois recours à des solutions ponctuelles comme les cours particuliers ou les séjours linguistiques à l’étranger pour les familles fortunées, notamment en Angleterre. Mais une autre voie, plus officielle, a cependant  retenu l’attention, depuis la réforme Haby de 1974-1975 jusqu’à celle de Jack Lang dans les années 2000-2002. C’est une introduction, souvent laborieuse, de l’enseignement des langues étrangères dès l’école élémentaire, à l’exemple du Maroc. Cependant, même partiels,  les résultats obtenus restent mitigés et concernent plus particulièrement les CM1 et CM2, avec quelques enclaves régionales réservées aux CE2. Toutefois, seul l’anglais en bénéficie pour plus de 80% des classes du secteur public, sans pour autant arriver à la performance marocaine pour ce qui est du français malgré les critiques, souvent justifiées, quant à l’excellence.
C’est dire que la France a, sans doute, interculturellement, beaucoup de choses à  apprendre du Maroc et non l’inverse. Tout au moins dans ce domaine. Et notamment en matière de réciprocité qui est la colonne vertébrale de toute coopération culturelle saine entre pays se voulant toujours « amis », malgré les méandres diplomatiques et le passé colonial. Or, la langue du Maroc qui est l’arabe civilisationnel (dit classique), officiel depuis toujours et enrichi de tamazight depuis peu, n’est enseigné en France qu’à hauteur de 0,07%. Il est limité à quelque 240 établissements publics (dont une centaine de collèges seulement), ce qui représente une goutte d’eau, comparé aux 250.000 collèges et lycées accueillant d’autres  langues, dont l’anglais plus particulièrement.
Cet échange inégal apparaît inadmissible, quand on sait le poids des jeunes immigrants en France et l’accueil fait au Maroc à la langue française, qui est obligatoire pour les jeunes Marocains depuis la tendre enfance, malgré des moyens moins importants et l’espace pédagogique vital dont elle prive les langues nationales arabo-amazighes. D’autant que pour dialoguer, il faut être deux, car « une seule main ne peut applaudir », dit un proverbe marocain.
Il reste que, avec une place si restreinte en France, l’arabe civilisationnel n’attire pas que des sympathies. Il est même souvent attaqué par un courant  retardataire, venant, semble-t-il, de l’INALCO ou émanant d’anciens nostalgiques de déviations linguistiques coloniales. Ils cherchent à supplanter cet arabe scolaire et universitaire, écrit et enseigné dans le monde entier, par un dérivatif dialectal fabriqué de toutes pièces. Non seulement en France, mais aussi au Maghreb, bien que le dialecte proposé soit dépourvu de tout alphabet propre, sinon un emprunt étriqué aux caractères latins. C’est ce qui l’éloigne de la richesse orale, si créative, d’une vraie « Darija » maghrébine et provoque son rejet des deux côtés de la Méditerranée. Et même en France, grâce à l’action d’arabisants prestigieux comme André Miquel ou le regretté Jacques Berque qui faisait de l’enseignement de l’arabe civilisationnel, dans le pays de Descartes, une condition sine qua non d’ouverture européenne sur la Méditerranée et les cultures universelles.
 
Universalité culturelle 
et géopolitique 
méditerranéenne
On oublie souvent, en effet,  que l’arabe civilisationnel (dit classique) est une grande langue bordant toute la rive sud-méditerranéenne qui est la nouvelle frontière de l’Europe et  de la France. Et, à ce titre, il est l’idiome des 22 Etats de la Ligue arabe, qui représentent plus de 300 millions d’habitants allant de l’Atlantique au Golfe. Il est aussi une langue liturgique de vingt millions de chrétiens orientaux et d’un milliard et demi de musulmans répartis sur tous les continents, dont, en particulier , l’Afrique « francophone » et le monde asiatique jusqu’aux confins de la Chine. A ce titre, la langue arabe n’est plus « arabe » (ou arabo-arabe) depuis qu’elle a quitté l’Arabie après 632. Elle apparaît, depuis lors, comme une copropriété collective construite par le génie universel de différents peuples intra et extra- méditerranéens. Elle a été d’abord enrichie par d’autres langues chamito-sémitiques comme l’araméen, le  syriaque et l’hébreu en Orient et , plus tard , par le tamazight au Maghreb. Fécondée par les veilles civilisations des « Deux Fleuves », le Tigre et l’Euphrate en Mésopotamie, elle a été structurée, ensuite, par l’apport décisif de la Perse antique, avant d’être nourrie par la philosophie hellénique d’Aristote et de Platon, et alimentée par la sagesse sino-indienne, en même temps que les mathématiques et les sciences de Samakande  à Bagdad. Elle est ciselée, chemin faisant,  par les enfants du Nil et des Phéniciens, Egyptiens et Syro-libanais, prélude à sa diffusion en Méditerranée  occidentale par le génie berbère ou amazigh.
Ce n’est donc pas un hasard si, de nos jours, l’arabe civilisationnel, s’est imposé comme l’une des six langues officielles des Nations unies au même titre que l’anglais, le français, l’espagnol, le russe et le chinois. Elle est enfin une langue historique du Maghreb et de l’Etat marocain, en l’occurrence, depuis plus de 14 siècles. Tout comme elle l’a été pour les grandes dynasties amazighes du Maghreb - Almoravides, Almohades et  Mérinides -  qui en avaient fait une lingua franca de la Méditerranée entre le XIème et XVème siècle. Et, à cet égard, ils l’ont enrichie de leur génie, dans son contenu comme dans sa forme et confirmé les diacritiques de lettres arabes homographes. Ils l’ont dotée, à cet effet, d’une écriture rectiligne plus lisible (Al-Khat-al Maghribi), utilisée encore dans les correspondances royales et conservée dans les nombreux manuscrits de la Médersa mérinide, Bouanania de Fès, ou de bibliothèques antiques à Tamazgha de Souss la savante (Souss- al–âlima).
On comprendra dès lors que pour le Maroc, comme pour tout le Maghreb arabo-amazigh, renoncer à cet héritage historique et patrimoine universel, et, partant, à son contenu culturel et scientifique, serait un suicide civilisationnel sans précédant. Pourtant, c’est le Maroc indépendant qui, comme au Maghreb, a donné une place privilégiée à la langue française au détriment même de sa langue initiale, tamazight, tout en limitant l’espace vital de la langue arabe.
Or affronter simultanément depuis la tendre enfance, deux systèmes d’écriture, de code et de pensée diamétralement opposés, l’arabe et le français, bien qu’ils concourent au même but, apparaît en soi comme une tâche souvent insurmontable pour des jeunes Maghrébins en majorité défavorisés, à l’exception de quelques « cobayes » bien nés et bien conditionnés par leur milieu privilégié. Il y a là, pourtant, un pari qui aurait été perdu d’avance si on l’avait proposé à une école de quartier au 16ème arrondissement de Paris réputé le plus cossu de France. Pourtant, « les jeunes Français ne sont ni moins doués que les jeunes Maghrébins pour ne pas affronter obligatoirement les deux grandes langues de la Méditerranée, le français et l’arabe, ni mieux dotés de par la seule culture française, pour se passer de l’apport méditerranéen », avons-nous écrit dès 1984 dans la contribution à une réforme de l’enseignement en France, proposée en 1985 à Jean-Pierre Chevènement alors ministre français de l’Education. Réforme initiée sous la conduite du regretté Jacques Berque, qui était aussi à l’origine de l’idée d’un baccalauréat international, diamétralement opposé à celui proposé, à sens unique, par la France aux Marocains. Car, pour Jacques Berque, il s’agissait d’associer jeunes Marocains au Maroc et jeunes Français en France ou dans les missions, dans une démarche commune, à double sens, pour un apprentissage simultanée et à égalité des deux langues, arabe et française, allant de pair dans toutes les matières ! - le fait-on ? Ou le peut-on ? 
 
En conclusion :
Le baccalauréat français tel qu’il est proposé au Maroc, dans un échange inégal et à sens unique, ne semble donc avoir d’international que le nom. Non pas parce qu’il serait une « agression francophone » contre l’identité nationale ou la « langue du Coran », comme le pensent certains. Non pas, non plus, parce qu’il ne serait pas tout à fait vecteur d’un emploi généralisé, comme le croient d’autres. Non pas, enfin, parce qu’il s’adresserait  à une minorité marocaine privilégiée dans un système étranger qui produit lui-même, en France, 22% , de jeunes chômeurs et « l’exil » d’étudiants diplômés, selon les dernières études d’organismes français spécialisés (cf. « Le Monde » 8 et 9 Mai 2014).
Mais le baccalauréat français ne semble pas international pour des raisons plus objectives. Celles–ci se conjuguent avec une éducation ayant pour finalité, à long terme, un développement humain permanent et pour objectif, à moyen et court termes, non seulement un développement économique stricto sensu mais aussi un développement social partagé et un épanouissement culturel créatif dont le choix des langues d’enseignement apparaît comme un révélateur essentiel. Or, le baccalauréat français dit « international », ne semble répondre à aucune de ces préoccupations propres à une société « émergente », ni même à la définition première donnée par son initiateur intellectuel, Jacques Berque, à savoir : réunir, en l’occurrence, les deux langues, arabe et français, à égalité des deux côtés de la Méditerranée. Il ne répond pas, non plus aux conditions de réciprocité qui permettraient aux jeunes candidats des deux rives d’être de vrais « passeurs », connaissant ainsi, non seulement les deux langues, mais parlant – (inter) culturellement -  le même langage. C’est ce qui manque cruellement dans une formation franco-française unidimensionnelle, à l’inverse d’une formation marocaine, plurilingue et pluriculturelle, qui lui arrive même de produire de très beaux spécimens, connaissant Descartes et Ibn Khaldoun, et même Shakespeare, Rouicha et Moha ou Mouzone. Et ce, malgré les critiques justifiées qu’on adresse à cet enseignement de masse pour ses insuffisances, cependant bien compréhensibles.
Enfin, le baccalauréat français proposé aux Marocains, dans un échange inégal et à sens unique, ne répond pas – pour être « international » en définitive – aux trois conditions linguistiques posées au début de la présente étude. Il ne s’agit pas, en effet, de la langue française seulement. Elle est déjà obligatoire à tous les niveaux de l’enseignement au Maroc. Mais, il s’agit surtout de l’anglais qui s’impose désormais comme lingua franca mondialement reconnu et diffusé. Et, concomitamment, il s’agit, en outre de la langue partenaire, l’arabe qui n’est enseigné en France qu’à hauteur de 0,07%, alors qu’il aurait dû être mieux représenté, même de manière relative. C’est une condition sine qua non, en vue d’un baccalauréat vraiment international qui ne pourrait avoir de sens qu’en réunissant de jeunes Français en France et de jeunes Marocains au Maroc dans un projet éducatif trilingue, commun aux deux rives. Il  y a là une exigence réciprocitaire  en matière d’éducation pour une coopération bilatérale plus saine, qui pourrait être le prélude à un partenariat multilatéral plus large à caractère  euro-maghrébin, voire afro-maghrébin, préparant l’avenir. 
 
* Docteur en sciences de l’éducation-Sorbonne 
Chercheur en éducation comparée internationale


Pour en savoir plus
 
o Arabisation et langue française au Maghreb, Paris PUF, 1992
o Francophonie - Monde arabe : un dialogue est-il possible ? Paris, l’Harmattan, 2001
o Dialogue de sourds et communication langagière en Méditerranée – id-2006
o Itinérances humaines et confluences culturelles en Méditerranée - id-2007
o Le Maghreb, face aux enjeux culturels euro-méditerranéens, Casablanca, Ed. Retnani-Wallada, 2008
 
Articles de presse :
o «L’opinion » du 25 Décembre 2013, pages 1-5 et 6
o «la vérité » des 10 et 24 janvier 2014, pages 28-29 et 31
o «Milafat Tadla » du 15 janvier au 30 février 2014, pages 1 et 23
o «Maroc Hebdo » du 14 au 20 février 2014, page 42
o De nombreux articles antérieurs dans d’autres organes 



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1.Posté par Fethi T le 23/04/2014 21:37
En tant que Franco-marocain résidant au Luxembourg, je tiens à exprimer mon point de vue sur cette question linguistique. Le Maroc est un pays multiculturel au carrefour de plusieurs civilisations. On tend à insister uniquement sur notre côté arabe, mais on oublie trop souvent que nous sommes aussi influencés par les cultures berbères, espagnoles et françaises. A ce titre, le Maroc peut aisément être comparé au Luxembourg. Ce petit pays, dont le PIB/hab est le plus élevé au monde, a une "langue nationale" (le luxembourgeois) et deux "langues officielles" (le français et l'allemand). Si tout le monde parle le luxembourgeois comme première langue, tous les habitants sont capables de s'exprimer parfaitement en français, en allemand, voire en anglais. A l'école primaire, les cours sont d'abord donnés en luxembourgeois, puis progressivement en allemand. Enfin, tous les cours sont en français au lycée, même si des cours de luxembourgeois, d'allemand et d'anglais sont également enseignés. Résultat, les Luxembourgeois sont capables de communiquer avec le monde entier et le problème du chômage est quasi inexistant...
Pourquoi ne pas adopter ce système dans notre pays? On commencerait l'école primaire principalement en arabe (ou en tamazight) puis l'essentiel des cours en secondaire serait en français. Tout en maintenant des cours d'arabe, de tamazight et d'anglais. Ça marche parfaitement au Luxembourg, donc pourquoi pas chez nous?
P.S: un arabophone a tout intérêt à apprendre le français dans un premier temps puis l'anglais dans un second temps. Ceux qui sont parfaitement bilingues arabe/français peuvent maîtriser l'anglais très rapidement. Ce n'est pas aussi évident pour ceux qui apprennent d'abord l'anglais.

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