Dr F. Weisgerber sur les pistes des Chaouia


Par Miloudi Belmir
Mercredi 1 Octobre 2014

Dr F. Weisgerber sur les pistes des Chaouia
A travers le journal de Dr F. Weisgerber, on tente de reconstituer la chronique de la vie  des Chaouia en 1900.  Dans ce recueil de souvenirs, Weisgerber est un témoin permanent des évènements divers qui se sont déroulés au Maroc depuis un siècle. Ce journal nous permet aussi de revivre une époque révolue où la Chaouia, région redoutable offrait aux explorateurs l’aventure de l’inconnu.
Dans les années qui suivirent le Protectorat, le Maroc traversa des épreuves difficiles. Ces années étaient marquées par  un nationalisme excessif qui appelait les Marocains au combat pour empêcher les occupants de réaliser leur projet. Dans ce Maroc du début du siècle dernier, l’idée du refus de collaboration  était née dans  des conditions spécifiquement marocaines et avait grandi sur un fond de patriotisme original.
A cette époque, le Maroc inspirait à Weisgerber une sympathie et un respect profonds. Les Marocains, eux-mêmes, exprimaient leur reconnaissance à ce Français pour son œuvre, toute imprégnée de l’idée de l’amitié des Marocains et admiraient  ses prises de position  sur la question marocaine.
 
L’amour de la découverte
C’étaient là les deux sentiments qui ont poussé Weisgerber dans cette aventure. Médecin, exploiteur, mais aussi écrivain, il est le témoin des évènements qui se sont déroulés à travers le Maroc.  Dans son journal, il s’est penché sur une époque, sur un passé, afin d’en tirer une leçon qui pourra peut-être servir à d’autres  générations : «Arrivé au Maroc fin 1896, j’y vécus – tantôt à Casablanca où j’avais mon domicile habituel, tantôt à Fès, à Marrakech au camp chérifien ou sur les pistes – les dernières années du 20ème siècle : les dernières aussi de l’existence indépendante du vieil empire chérifien dont Pierre Loti venait d’exalter, en termes nostalgiques et ardents, la sombre beauté et l’isolement farouche».
Dans ses périples, Weisgerber éprouva l’attrait du Maroc, de son charme, il s’émerveilla de sa beauté et la couleur de ses paysages. Il s’était mis à l’étude des faits les plus saillants de l’histoire marocaine de la Chaouia. Cette particularité le fit désigner pour ce bled où il prit part à la tête d’un corps d’exploration. Il y passa un temps, menant une vie d’explorateur. Exactement ce qu’il fallait pour qu’il eût l’occasion de mettre en pratique ses principes qu’il avait acquis. 
Dans son journal, Weisgerber a eu le grand mérite de consacrer de nombreux chapitres à la vie de la Chaouia. Cette terre l’impressionnait par son charme et sa beauté onirique. Son histoire l’inspirait. Il écrivait alors une centaine de pages imprégnées de son passé et de son présent : «Le gros de la population était issu des douze tribus Chaouia et plus particulièrement des plus voisines : Médiouna, Oulad Zyane, Zenata et Oulad Hriz. C’était un mélange ethnique d’éléments berbères et arabes avec une forte prédominance des premiers. A cette population complètement arabisée quant à la langue et aux usages se mêlaient quelques éléments berbères purs, Chleuh du Souss spécialisés dans le petit commerce et gens de l’oued Draâ parmi lesquels se recrutaient surtout les puisatiers et les courriers postaux».
La Chaouia de l’époque vivait les premières années du Protectorat. Voyageur infatigable, amoureux du Maroc, curieux de son histoire, Weisgerber n’avait de cesse de découvrir, de savoir, de connaître : « Ce terme pluriel «Chaoui», signifie possesseurs de troupeaux de moutons. A l’origine, il servait vraisemblablement à désigner les Berbères nomades et tant que l’on tint compte de son étymologie – ainsi que semble l’avoir fait Ibn Khaldoun – le nom de Chaouia ne paraît pas avoir été donné indistinctement à toutes les tribus du Tamsna, mais seulement à celles purement pastorales des steppes de l’intérieur auxquelles il s’appliquait mieux qu’à la population déjà en partie agricole de la plaine littorale. Par la suite, ce qualificatif devint un véritable nom ethnique et sa signification première tomba dans l’oubli». 
  Les Chaouia inspiraient de l’admiration à Weisgerber. Dans son journal, voire à des pages différentes, il évoque avec ferveur leur sens de l’honneur, leur sentiment du devoir, leur habitude de travail acharné : «J’étais du reste muni d’une lettre chérifienne portant le sceau de Moulay Abdelaziz et ordonnant à tous ses serviteurs intègres de me fournir les vivres, les gardes et les escortes nécessaires à ma sécurité. Il m’est arrivé de voyager dans des régions où ma lettre ne produisait aucun effet, mais les Chaouia venaient d’être étrillés trop rudement pour ne pas la recevoir avec les plus grandes marques de respect. »
Son séjour  au Maroc ouvrait ses yeux d’explorateur sur tous les évènements qui se produisaient constamment autour de lui, et à travers lesquels, il jouirait de la liberté de son univers d’exploiteur. Cette aventure allait marquer profondément sa conscience et son écriture : «Ce premier voyage, qui s’était déroulé presque en terre inconnue, fit naître en moi le désir de combler quelques-unes des lacunes de la carte. Une lettre chérifienne et ma qualité de tebib m’en facilitaient la réalisation, et les économies que je venais de faire au cours des six mois que je venais de passer au service du Makhzen m’en fournissaient les moyens. Les grandes lignes du Maroc étant dès lors connues, surtout depuis le voyage de Ch. De Foucauld, j’étais convaincu de l’opportunité de poursuivre l’exploration du Maroc non pas de longs itinéraires dévidant leur fil unique et brillant à travers tout le pays, mais par la reconnaissance méthodique de ce dernier région par région».
 
Casablanca et la Chaouia 
Ces deux noms sont souvent côte à côte dans le journal de Weisgerber. Mais la Chaouia a suscité en lui des admirations plus profondes. A l’époque, la Chaouia, cette région agricole favorisée entre toutes, se développait grâce à ses richesses naturelles. Son sol si riche, était inépuisable. Ses capacités productives brûlaient d’un feu égal et inaltérable : «Les Chaouia, fidèles à leurs origines, étaient encore avant tout pasteurs. Ils possédaient d’importants troupeaux de moutons et de bovins et un grand nombre de chevaux, d’ânes, de mulets, de chameaux et de chèvres… L’agriculture ne dominait encore dans aucune partie des Chaouia. Elle était plus développée au centre de la région correspondant à celui des terres noires (tirs) et au territoire des Oulad Hriz. Là, les superficies cultivées atteignaient par endroits 50% des terres. Partout ailleurs, même dans les bonnes terres noires des Oulad Saïd, des Mzamza, des Oulad Ali et dans les terres rouges (hamri), aléatoire, l’élevage constituait l’occupation principale du bédouin et certaines fraction des tribus de la périphérie s’y adonnaient presque exclusivement».
La propriété, dans sa partie centrale, principale caractéristique, présentait un monde entièrement original, du point de vue psychologique des habitants : «La propriété individuelle en était au même point que l’agriculture : encore très peu développée. Vers le milieu du XIXe siècle, les rares propriétaires ruraux étaient principalement des chorfa, des marabouts, des fonctionnaires du Makhzen et autres personnages ayant rendu des services au sultan et qui avaient obtenu leurs terres par un acte chérifien de donation»; 
Weisgerber aimait les Chaouia et il en était aimé. Il les mettait en confiance et trouvait les mots qui touchaient. Il admirait leur générosité, leur hospitalité et leur bon sens. Pendant les jours qu’il vécut dans la région, des Chaouis étaient devenus ses amis, sa famille même. Près d’eux, il s’informait et s’instruisait : «Pour mes randonnées à travers les Chaouia, je bénéficiais de trois années de calme... Il ne manque pas au Maroc, de régions plus séduisantes que le territoire des Chaouia, et bien des fois, devant ses paysages, je regrettai de ne pas en avoir choisi une autre pour mes recherches”.
En cette fin d’année 1900, les Chaouia vivaient libres et en paix sur leur terre que les étrangers n’avaient pas osé envahir. Ils poursuivaient leurs vies selon une vision dépassant les évènements de l’heure, pour esquisser l’avenir de leur collectivité. Avec la remarquable sérénité d’un explorateur, Weisgerber écrivait : «En 1900, les Mediouna, les Oulad Zyane, les Oulad Saïd et les Oulad Si Ben Daoud étaient les seules tribus Chaouia normalement gouvernées. Les Zyaida avaient trois caïds, les Oulad Bouziri autant, les Mzab quatre ou cinq, tandis que le caïd Ber Rechid des Oulad Hriz commandait en même temps aux Zenata et que le caïd El Hadj El Maàti de Settat gouvernait non seulement les Mzamza, mais encore les Mdakra et les Oulad  Ali».
Durant son séjour,  Weisgerber s’était familiarisé avec le mode de vie des Chaouia, il s’y était incorporé, il avait appris à l’aimer. Il pénétrait là dans un monde tout neuf, il ne le connaissait pas, il y trouvait une sécurité: «Les Chaouia avaient conservé une forte mauvaise réputation acquise pendant de longs siècles d’anarchie mais vers 1900, cette réputation n’était guère justifiée comparée à celle de certaines  fractions assez difficilement accessibles et limitrophes des Zaër insoumis».
Explorateur cultivé, fin connaisseur du Maroc, Weisgerber se montrait méticuleux dans ses recherches sur la Chaouia. Son sens pratique, joint à son argumentation, finissait par avoir raison de toutes les difficultés.  A l’instar de ses contemporains, il était le premier témoin des faits qui se produisaient à travers le Maroc : «Les abus de pouvoir, l’oppression, les exactions étaient à peu près les seules manifestations de l’autorité des caïds et n’avaient pour freins que la crainte du Makhzen central, qui faisait parfois rendre gorge aux gouverneurs trop riches, et la peur d’un soulèvement des tribus excédées. L’art de gouverner était, pour le caïd, de tondre ses administrés au plus près en tenant compte de la limite exacte de leur patience, qui était incroyable, et de les maintenir dans un état permanent d’indigence suffisante pour leur éviter toute tentation d’acheter des carabines à tir rapide et des cartouches. »
 Ayant passé au Maroc la plus grande partie des années 1900, Weisgerber en vit et en apprit plus sur la vie des Marocains. Le Maroc lui apprit beaucoup de choses. Ainsi, il eut le temps et la fraîcheur d’esprit pour dire ses impressions en tant que témoin  de son passé : « Si la vie à Casablanca n’était pas dépourvue d’agréments, il émanait par ailleurs, de tout le vieux Maroc, un charme très prenant auquel peu de voyageurs restaient insensibles. Mais pour le goûter pleinement, il fallait faire abstraction de l’état politique et social du pays et fermer résolument les yeux… et le cœur – comme le fit Pierre Loti – à toutes les misères dont il souffrait. »
  Enfin, le journal de Weisgerber sera toujours  un ouvrage historique qui nous présente à la fois, d’abord les faits les plus saillants de l’histoire marocaine de la Chaouia, puis un récit de l’occupation de cette région par les Français à partir de 1907. Cet ouvrage sera également pour le lecteur une  mine de renseignements précieux sur une époque révolue et sur un siècle qui précéda le Protectorat.


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