Dimensions culturelles et conception des politiques au Maroc


Par Youcef Hdouch Professeur à la Faculté des Lettres Université Ibn Tofail de Kénitra
Lundi 20 Février 2017

La culture est un terme insaisissable. Essentiellement, c’est un regard sur les préoccupations de la vie, un regard cohérent, acquis et partagé par les membres d’un groupe et qui classe ce qui est important, fournit des attitudes et dicte ce qui est approprié. Chaque personne porte en elle des modes de pensée et des sentiments qui sont appris tout au long de sa vie. Ces modes de pensée sont une sorte de programmes mentaux ou un logiciel de l’esprit (Hofstede et al. 2010).
Pour mieux comprendre le fonctionnement d’une société, on distingue trois dimensions. Celles-ci sont: 1) distance du pouvoir, 2) orientation court/long terme et 3) individualisme et collectivisme.
La distance du pouvoir est la mesure dans laquelle les membres les moins puissants d’une société acceptent les inégalités. Il y a tendance dans certaines sociétés à assurer la cohérence des positions au pouvoir, la richesse et le statut. Un désir de cohérence du statut est typique des cultures à grande distance du pouvoir. Dans ces cultures, les personnes qui détiennent le pouvoir ont droit à des privilèges et sont censées utiliser leur pouvoir pour accumuler des richesses (les pays arabes, par exemple).
 Le statut des élites et des nobles est renforcé par un comportement symbolique qui les rend aussi puissants que possible. Les principales sources du pouvoir sont la famille et les amis, le charisme et / ou la capacité à utiliser la force. Au Maroc, les familles influentes sont les mieux représentées dans les deux Chambres du Parlement, les conseils régionaux, et les ministères, etc. Des scandales impliquant des personnes au pouvoir sont attendus. Au cas où ces scandales seraient couverts, le blâme tomberait sur des gens en bas de la hiérarchie.
Même si le paysage politique au Maroc permet la coexistence de plusieurs partis politiques, ce spectre se caractérise par : 1) de fortes ailes droites et gauches (conservatrices et libérales-socialistes) - 2) un centre faible - 3) une réflexion politique de la polarisation entre dépendance et contre-dépendance. Les revenus de l’Etat sont inégalement distribués,  entre  une poignée de personnes très riches et une masse  très pauvre.
Les enquêtes eurobarométriques révèlent, par exemple, que lorsque l’indice de distance du pouvoir (IDP) est plus élevé, peu de gens font confiance à la police, moins de jeunes adhèrent à un parti politique et moins ils  participent à des débats avec des décideurs.
En politique, dans certains pays, les différences de pouvoir entre les autorités et les citoyens ne sont pas traitées de la même manière qu’en d’autres pays. Dans une société où les distances du pouvoir sont grandes, l'autorité tend à être traditionnelle, parfois même enracinée dans la religion. Le pouvoir est considéré comme un fait de base de la société qui précède le choix entre le bien et le mal. Le pouvoir prime le droit. Il y a un consensus tacite selon lequel il devrait y avoir un ordre d'inégalité dans ce monde, où tout le monde a sa place. Un tel ordre satisfait le besoin de dépendance des gens, et donne un sentiment de sécurité à la fois pour ceux qui sont au pouvoir et pour ceux qui sont au bas de l’échelle sociale.
Les institutions des pays à petite distance du pouvoir (ex. l’Union européenne) sont parfois copiées sur les pays à grande distance du pouvoir, parce que les idées politiques voyagent. Les dirigeants politiques qui ont étudié dans d'autres pays peuvent essayer d'imiter les politiques de ces pays. Les gouvernements des pays à petite distance du pouvoir tentent avec ardeur d'exporter leurs organisations institutionnelles à travers des  accords de coopération (cas du Conseil social, économique et environnemental, la Cour des comptes, l’Organisation de protection des droits de l’Homme, etc.). Cependant, l’adoption des pratiques démocratiques de l’Occident (élections) ne changera pas les mœurs politiques d'un pays si celles-ci sont profondément enracinées dans le logiciel mental d'une grande partie de la population. En particulier, les masses sous-alimentées et analphabètes font des démocrates pauvres, et les modes de gouvernement habituels dans les pays les plus nantis ne fonctionnent pas de la même façon que dans les pays pauvres. Les actions des gouvernements étrangers qui  peuvent conduire d'autres pays vers des voies démocratiques et le respect des droits sont clairement inspirées de la programmation mentale des assistants étrangers; elles ne sont généralement plus efficaces pour traiter les opinions des électeurs étrangers qu'avec les problèmes dans les pays censés être aidés.
Un autre domaine où la notion de l’IDP peut expliquer les problèmes des politiques nationales est le secteur de l’enseignement. Le Maroc a introduit des réformes-- en général des copies conformes des méthodes et des programmes originellement conçus pour des pays à petite distance du pouvoir. 
L'inégalité parent-enfant, perpétuée par une inégalité entre enseignants et élèves, répond à la dépendance bien établie dans l'esprit de l'élève. Le processus éducatif est centré sur l'enseignant. Les enseignants tracent les chemins intellectuels à suivre. La classe est censée suivre un ordre strict, où l'enseignant est l’initiateur de toute communication. Les élèves ne parlent que lorsqu'on les invite; les enseignants ne sont jamais publiquement contredits ou critiqués et sont traités avec déférence même en dehors de l'école. Lorsqu'un élève se comporte mal, les enseignants s'attendent à ce que les parents les aident à mettre l'enfant sur le droit chemin. En plus,  au niveau des sujets les plus avancés dans les universités, ce qui est transféré n'est pas vu comme une «vérité» impersonnelle, mais comme la sagesse personnelle de l'enseignant. L'enseignant est un gourou, un terme dérivé du mot sanskrit «lourd» ou «honorable». En Inde et en Indonésie, c'est ainsi qu'un enseignant est appelé. Le terme  français est un maître à penser, un «professeur pour réfléchir». Dans un tel système, la qualité de l’apprentissage dépend fortement de l'excellence de l’enseignant.
Pour rendre la situation plus difficile, la culture d’apprentissage dans les pays à petite distance du pouvoir est basée sur le questionnement et la pensée critique, tandis que dans les pays à forte distance du pouvoir l’apprentissage se limite à la mémorisation. Le problème devient plus clair lorsqu’on importe une méthodologie pédagogique comme l’approche communicative pour l’enseignement des langues dans un contexte culturel où la communication est verticale.
La deuxième dimension concerne ce que Hofstede appelle orientation à long vs¬ court terme. Celle-ci a été définie comme suit: l'orientation à long terme signifie favoriser les vertus orientées vers les récompenses futures, en particulier la persévérance et l'épargne. Son pôle opposé, l'orientation à court terme, est synonyme de valorisation des vertus liées au passé et au présent - notamment le respect de la tradition, la préservation de la dignité et le respect des obligations sociales.
Avant 1999, les politiques publiques au Maroc avaient pour objectif la réalisation des projets pour servir la population. Par exemple, la construction d’une route ou d’une école répond aux besoins du présent; elle ne prend pas en considération la croissance prospective de la population. La même chose est vraie dans le domaine sportif où un entraîneur peut être expulsé au bout de six mois parce que il n’a pas réussi à donner satisfaction dès le premier match. Alors que dans les pays à orientation à long terme  (Allemagne), l’entraîneur peut passer  huit ou dix ans avec la même équipe même s’il ne gagne aucune titre.
Au Maroc, depuis son accession au Trône, le Roi Mohammed VI a initié des politiques basées sur une orientation à long terme: le  développement durable (INDH), l’agriculture (Plan Maroc Vert), l’énergie (station Nour de Ouarzazate), la sécurité (lutte contre le terrorisme), etc. 
Sur le plan international, les investissements du Maroc en Afrique constituent un autre volet de  la politique visant l’établissement de relations politiques et économiques durables et équitables. Cette politique africaine se  caractérise par un pragmatisme qui est spécifique à des cultures particulières. 
La troisième dimension culturelle concerne la dichotomie individualisme - collectivisme. La grande majorité des gens vivent dans des sociétés où l'intérêt du groupe prime celui de l'individu. Nous appellerons ces sociétés collectivistes, en utilisant un mot qui, pour certains, peut avoir des connotations politiques, alors qu’il n’en a pas. Il ne se réfère pas à la puissance de l'État sur l'individu, mais plutôt à celle du groupe. Le premier groupe de notre vie reste toujours la famille dans laquelle nous sommes nés. Les structures familiales diffèrent selon les types de sociétés. Dans la plupart des sociétés collectivistes, la «famille» dans laquelle l'enfant grandit se compose de plusieurs personnes: grands-parents, oncles, tantes, domestiques… Ceci est connu en anthropologie culturelle comme une  famille élargie. Quand les enfants grandissent, ils apprennent à se considérer eux-mêmes comme faisant partie d'un groupe («Nous»), une relation qui n'est pas volontaire mais plutôt acquise. 
L'individualisme concerne les sociétés dans lesquelles les liens entre les individus sont lâches: tout le monde est censé s'occuper de lui-même et de sa famille la plus proche. Le collectivisme comme son opposé se rapporte à des sociétés où les gens, dès la naissance, s'intègrent dans des groupes forts et cohésifs qui, tout au long de leur vie, continuent à les protéger en échange d'une loyauté sans faille. La politique arabe et africaine du Maroc s’inscrit dans cet esprit de collectivisme. Les relations politiques et économiques que le Royaume a nouées avec les pays du Golfe et des pays africains sont le fruit d’une conception de ces pays comme étant une grande famille. Pour cette raison, tous les projets de partenariat sont basés sur le principe de gagnant-gagnant.    
En conclusion, il est clair que les politiques publiques sont le résultat d’une pensée basée sur une culture. La comparaison entre la  culture locale et celle des pays développés conduit à une réflexion relative à l’impact des dimensions culturelles sur la conception des politiques publiques. 

 


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