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Complots et déni de réalité ?


Par Youssef MOUAWAD *
Vendredi 5 Février 2016

Le président tchèque Milos Zeman
Le président tchèque Milos Zeman
Le président tchèque Milos Zeman (un homme de gauche, tenez-vous bien) vient de déclarer en ce début d'année 2016 qu'il était pratiquement impossible d'intégrer les migrants musulmans en Europe, et ce pour des raisons culturelles. Cela peut se plaider dans certains cercles ! Seulement voilà, ledit responsable poursuit son discours xénophobe en affirmant que l'afflux de réfugiés était une «conspiration ourdie par la confrérie des Frères musulmans d'Egypte pour mettre graduellement la main sur l'Europe, le financement de l'opération étant assuré par certains pays» (on devine lesquels). Cela a été proclamé haut et fort à un moment où le pape François s'adressait aux migrants comme porteurs de cultures et d'expériences dignes d'intérêt. Aussi retrouve-t-on vite fait le vieux schéma, l'antique opposition entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas, celui qui appelait à la fraternité et celui qui criait au complot!
Alors comment s'expliquer qu'un chef spirituel se révèle plus rationnel qu'un responsable politique qui claironne des insanités? C'est que les théories du complot ne sont pas des rumeurs farfelues nous dit Emmanuel Taïeb, elles sont un discours politique à part entière, au service d'une idéologie.
Le processus irrationnel se met en branle à des «moments de crise, qui, vécus dans l'impuissance, ébranlent les fondements de la vie sociale, où le Bien se confond avec le Mal, le vrai avec le faux», (Pierre-André Taguieff). Chaque fois qu'un événement est difficile à assimiler pour une société, chacun veut y aller de son interprétation (Emmanuel Taïeb). En Europe, les responsables s'affolent à la vue de lycéens devenus imperméables au discours rationnel. Il semble qu'après les derniers attentats terroristes en France, l'enseignement de l'argumentation et de la philosophie soit devenu quasi impossible dans certains milieux scolaires.
Pour contrer les théories invraisemblables qui sévissent sous tous les cieux, on appelle à faire preuve de scepticisme et de sens critique. Or c'est justement l'hypercriticisme qui amène les individus ou les groupes à remettre en cause toutes les versions officielles (et parfois sensées) pour marteler que «rien n'arrive par accident» et qu'il y a manipulation. Alors on affirme que Ben Laden est toujours en vie, qu'Al-Baghdadi, le chef suprême d'ISIS, a été formé par la CIA pour mettre le Proche-Orient à feu et à sang, et que les attentats du 11 septembre ont épargné les juifs qui, la veille, avaient été prévenus de ne pas se rendre sur les lieux du crime.
Le recours à l'explication irrationnelle, c'est-à-dire à la théorie du complot, ne constitue pas un déni de la réalité mais bien plutôt un appoint pour saisir ladite réalité dans toute sa complexité, la pensée magique fournissant en l'espèce un arsenal inépuisable de causalités pour mettre de l'ordre dans nos esprits perplexes. Or si nous convenons que toute personne est aux prises avec les failles de son esprit et avec les zones d'ombre de son processus cognitif, nous pouvons valablement admettre que le monde magique (ou pathologique) lui offre en compensation un terrain de jeu plus riche et plus large que le monde réel qui souffre d'un «déficit du signifié». Ce qui nous amène à relire Claude Lévi-Strauss. L'anthropologue nous affirmait dès la fin des années quarante que pensée pathologique et pensée normale ne s'opposent pas, mais se complètent plutôt. En présence d'un univers qu'elle est avide de comprendre, mais dont elle ne parvient pas à dominer les mécanismes, la pensée normale demande toujours leur sens aux choses, qui le refusent; au contraire, la pensée pathologique déborde d'interprétations et de résonances affectives... «Déchiré entre ces deux systèmes de référence, celui du signifiant et celui du signifié, l'homme demande à la pensée magique de lui fournir un nouveau système de référence, au sein duquel des données jusqu'alors contradictoires peuvent s'intégrer»(1).
Bref nous sommes de pauvres hères qui mendions les explications! La culture officielle ne nous étant d'aucun recours, nous adoptons, à court d'arguments, des raisonnements insensés (mais d'une simplicité enfantine) qui ont le mérite de rendre les choses intelligibles et par conséquent acceptables. Plus un récit est farfelu, plus on s'écrie eurêka, nos esprits étant si friands d'extraordinaire! Pour revenir au Liban et à la guerre des deux ans, on peut désormais valablement démentir la rumeur d'après laquelle l'émissaire américain Dean Brown aurait proposé de transférer les chrétiens au Canada où les tentes étaient d'ores et déjà dressées pour les accueillir(2). Mais à l'époque qui aurait pu mettre en doute la véracité de ces propos? Ladite version est toujours vivace de nos jours. N'allez surtout pas la contredire!
La théorie du complot relève de la pensée magique, c'est un pis-aller indispensable à notre cohérence mentale. Elle est l'exclusivité de nul peuple ou groupe ; c'est juste une réponse pragmatique à une situation de crise.
En somme, c'est Harry Potter qui nous sauve de la perplexité. Quand ce n'est pas le Dr Frankenstein.

 1- Anthropologie structurale,
 «Le sorcier et sa magie», Plon, Pocket, 1958 et 1974, p. 191s.
2- Henry Laurens, « La question de Palestine », Fayard, 2011, Tome IV, p. 565


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