Chronique littéraire : Par la force des choses


Par Jean Zaganiaris Enseignant chercheur CRESC/UM6P (Cercle de littérature contemporaine)
Mardi 17 Novembre 2015

«Ma vie en marche», un roman de Jad Benhamdane, publié en 2015 aux Editions Afrique-Orient

Le livre de Jad Benhamdane n’est pas une de ces autobiographies larmoyantes sur le « handicap » (je mets ce terme ambivalent et polysémique entre guillemets), dont raffolent certains médias à sensation. Il s’agit d’un roman racontant les péripéties d’un personnage atteint de la myopathie de Becker et contraint de vivre en fauteuil roulant, accompagné d’assistants de vie qui se succéderont les uns après les autres. Beaucoup de choses vont d’ailleurs défiler les unes après les autres dans ce livre. Les écoles, les amis, les filles, les jobs, les souffrances, les découvertes de soi… Comme si le fil rouge de cet ouvrage racontant la vie d’un homme immobilisé était le mouvement, le rythme, la bougeotte existentielle…
L’auteur commence par évoquer l’enfance de Jad, un jeune enfant prenant conscience de son handicap : « A cette époque, je n’avais pas le souvenir de m’être posé de question sur mon handicap. Je n’avais pas de souffrances, donc pas de questions. En gros, j’avais ce corps un peu différent et c’est tout. Je ne cherchais pas à marcher tout seul. J’avais mon tricycle et mes parents qui me tenaient ou me prenaient dans leurs bras. Bref, j’effectuais des tours autour de la table du hall, comme dans ces vieux westerns où les Indiens tournent autour du poteau de torture en hululant de joie. Mais ce que j’ignorais à cet instant, c’est que c’étaient mes rêves de gosse qui étaient attachés à ce poteau. C’était moi la victime prise au piège ». C’est par le tragique que l’on ouvre le bal. Jad se blesse lors d’une chute et se retrouve à l’hôpital, confronté à la souffrance. Le corps est mis à rude épreuve. Les examens médicaux se multiplient, avec des constats pessimistes. L’enfant comprend qu’il est diminué, que ses membres sont fragiles, qu’il a besoin d’assistance. Il perçoit aussi le regard « impudique» et « humiliant » des autres, partagés entre l’effarement empreint d’incompréhension et l’apitoiement condescendant. Une « fissure béante »se creuse dans son âme. Jad n’a que faire des gens debout et en pleine forme qui lui disent « Ce qui ne te tue pas, rend plus fort ». C’est plutôt l’attitude non émotionnelle de sa famille qui est le véritable soutien dans cette épreuve envoyée par Dieu. Ces gens qui restent silencieux près de vous, naturels, et dont les yeux chargés d’émotion affective sont les seules bouées de sauvetage auxquelles on souhaite s’accrocher. Ce sont ces regards humains qui permettent à l’écrivain de métamorphoser la tragédie en comédie et de jouer avec les mots pour changer la nature empirique de la souffrance. Jad a un regard aiguisé, lucide et sans concession sur les attitudes des gens : « Distinguer la pitié de la gentillesse, décoder les lapsus, les non-dits et les sourires forcés devinrent pour moi un jeu d’enfant ».
A l’instar de beaucoup d’écrivains, Jad Benhamdane se sert de sa propre vie comme d’un matériau pour raconter une histoire de fiction, inventer des univers, restituer des visions enchantées du monde. Comme il me l’a dit sur FB, le roman peut être lu comme « le périple d’un homme amoureux de la vie », dont la prise de conscience de la maladie n’altère pas la force de caractère et l’envie de s’immerger dans le monde. Lorsque l’auteur nous dit au début du livre « Pourquoi pas une autobiographie ? », nous ne voyons rien d’autre qu’une manière d’avancer masqué vers le lecteur, en lui faisant croire que ce texte raconterait la vie de l’auteur. Il n’en est rien. Très vite, c’est l’imagination et la créativité qui prennent le relais. Jad Benhamdane ne raconte pas sa vie. Au contraire, il joue avec elle comme avec de la pâte à modeler. Il crée des univers merveilleux, notamment pour nous parler de toute l’affection qu’il voue à son petit frère. 
L’évocation personnelle de la vulnérabilité du corps ne sert qu’à créer des mondes pleins de joie, où « l’immobilisation forcée » devient « l’un des moments les plus agités » de l’enfance du narrateur. Avec Youssef, son premier auxiliaire de vie, ils découvrent les films de Stallone, de Charlie Chaplin, de Bruce Lee ou de Louis de Funès. L’art est une façon d’échapper aux tristesses et aux malheurs de la vie. Le football permet également cela, avec les matchs du WAC au stade Mohammed V ou bien ceux du Barça. La vie est pleine de ces échappatoires qui nous aident à surmonter les réalités douloureuses du quotidien. La production littéraire est une façon de réinventer son existence et Jad s’en donne à cœur joie dans ce roman : « Je me suis finalement surpris être tout autant dithyrambique envers le « Jad » dial daba, sur lequel j’ai décidé d’expérimenter la dimension thérapeutique de l’écriture ». 
Faire de sa vie une œuvre d’art, une histoire de fiction, où l’on est maître de devenir ce que l’on veut : « Je ne me sentais plus vraiment hors service et j’étais enfin libre, même entre quatre murs ». Là est la force de l’écriture. Jad se compare tantôt à la célèbre peintre mexicaine Frida Khalo, tantôt à un dindon sur l’étal d’unguezzar (boucher), tantôt à une statue momifiée du musée Louxor. Cet humour que l’écriture nous permet d’évoquer pour parler des situations les plus sombres de l’existence est sans doute la plus belle arme de résistance face à l’adversité. Jad n’est pas un simple spectateur de sa vie. 
Grâce à Dieu, dit-il, il a trouvé la force d’être le metteur en scène de son existence, capable de faire de la concurrence au grand réalisateur Martin Scorsese. Le personnage trouvera cette force de vie dans différents registres : le rapport à la religion, la présence de la famille, la connaissance d’amis, la fréquentation d’établissements scolaire… Il accepte d’être « infirme for ever » et de croquer à belles dents la vie qui l’attend… Jad vogue d’école en école comme Proust navigue de salon en salon… Même s’il a été entouré et suivi lors de sa scolarité « comme devrait l’être chaque enfant invalide », il est également tombé sur certaines structures et certains individus qui se fichaient complètement de son handicap.
Le regard de Jad sur les gens incapables de regarder humainement les personnes dites « handicapées » décortique avec une précision chirurgicale « l’insondable bêtise humaine » qui nous entoure.  En même temps, la réussite scolaire sera au rendez-vous et Jad vouera une véritable passion charnelle au savoir mais aussi au monde des arts. Les visites d’expositions de peinture lui font découvrir « la sensualité » qui se dégage des toiles, « tant par les couleurs utilisées que par les formes peintes ».  Mais l’immersion dans les univers scolaires, c’est aussi la découverte des filles et des sentiments amoureux. Jad ne reste insensible ni aux belles créatures « bien gaulées », qui « cultivent furieusement le culte des apparences », ni à ces jolies poétesses des réseaux sociaux avec qui il passe ses soirées à discuter et à draguer. L’une des plus belles scènes du roman est le premier amour avec Leila : « Je me rappelle encore son sourire lorsqu’elle m’embrassa au bord des lèvres au moment de nous séparer. C’était un sourire « à très vite ». Comment dans ces conditions imaginer me lamenter de mon sort ? ». D’autres expériences suivront. 
Les sorties en boîte de nuit avec les amis, la découverte du monde professionnel, avec ses discriminations et ses violences symboliques. Le handicap fait partie de la vie de Jad mais il ne l’empêche pas de vivre ou de voir ce qu’il y a de meilleur chez les gens. Comme il le dit lui-même, Jad a eu la chance de goûter à l’ivresse de la liberté, de faire de belles rencontres et aussi « d’avoir écrit » (p. 156). Maintenant, une belle carrière d’écrivain l’attend. On la lui souhaite aussi riche que le voyage à Ithaque de Cavafy.



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