Chronique littéraire : La femme kaléidoscope de Mamoun Lahbabi


Par Jean Zaganiaris *
Samedi 25 Avril 2015

Chronique littéraire : La femme kaléidoscope de Mamoun Lahbabi
Entre tes mains, le dernier roman de Mamoun Lahbabi, raconte une histoire d’amour qui a pour protagonistes des gens appartenant à des classes sociales différentes. Yassir est un fils de bonne famille. Après des études en philosophie à la Sorbonne, il est rentré au Maroc pour suivre de loin les affaires de l’entreprise familiale. Celle que tout le monde appelle « Shéhérazade » est manucure dans un salon de coiffure de Casablanca. D’emblée, comme dans les romans de Duras, le désir est présent de manière immanente. Yassir est sur son balcon et comme à l’accoutumé il regarde passer les gens dans la rue. Lorsqu’une femme au foulard rouge surgit dans son champ de vision, il est immédiatement sous le charme de ce corps « ondulant comme s’il exécutait une chorégraphie érotique ». Il a envie de la connaître, de lui parler, de la caresser. Il descend dans la rue et la suit jusqu’au salon de coiffure. Lorsqu’il est entre ses mains, la magie continue son emprise. Shéhérazade  est séduite par le regard de Yassir. Lorsqu’elle termine son travail, ils vont prendre un verre et se racontent mutuellement leur parcours de vie. Shéhérazade est née d’un père gitan qui a eu un amour de passage avec sa mère et s’appelle en réalité Zaraï. En grandissant, tout le monde au Maroc s’est mis à l’appeler Zahra. Yassir, lui, n’a qu’un seul prénom. Il lit beaucoup mais ne connaît rien ni aux multiplicités immanentes des êtres, ni à ce qu’aimer veut dire. Jusqu’à présent, il a eu plusieurs relations éphémères et se contente d’une vie de rentier, au sein d’un confort douillé. Il demeure « proche du beau sans en érafler ni les contours, ni l’intérieur ». Zahra au contraire sait se donner corps et âme à la passion, en étant elle-même franche et sans détour. Elle ne joue pas une comédie hypocrite avec ses sentiments et se passe des préambules rituels teintés de fausses hésitations. Elle accepte l’invitation de Yassir sans discuter.  Lors du premier rendez-vous, les codes sociaux auxquels chacun se rattache de par sa classe sociale sont mis à mal. Lorsqu’elle croise ses yeux romantiques sur les siens, elle pouffe de rire. Lorsqu’il lui parle de son milieu, elle lui répond qu’il est né « avec des couilles en or ». Lui prend conscience que son rapport à l’égard de la culture française n’évoque rien pour Zahra. La francophonie au Maroc reflète avant tout les divisions entre les classes sociales et l’élitisme culturel. Il en est de même des sociabilités. Lorsque Yassir présente Zahra à ces gens qui se disent être ses « amis », ils n’ont que mépris pour cette femme populaire qui n’est pas de leur rang. Mais lorsqu’ils sont tous les deux, ces distanciations s’évaporent très rapidement et ce sont les désirs du corps ou les élans du cœur qui priment : « Yassir était assiégé, tous ses sens enflammés. Ebaubi devant une volupté démultipliée par un érotisme qui ne se revendiquait pas. Un parfum aphrodisiaque exhalé par son regard le transportait sur des chemins de plaisir ». Zahra va très vite entraîner Yassir dans une histoire d’amour où les identités, les appartenances de classes, se cousent et se décousent au fil des hasards. Elle l’emmène dans un monde semblable à celui dont parle Mamoun Lahbabi dans un autre de ses romans paru en 2001, Sur tes pas. Un monde où n’existe que l’émotion à l’état pur. Un monde où l’amour se vit par-delà les conventions sociales et les tristes conditionnements de la réalité. Un monde où il n’y a plus de distance entre les corps et où la fusion libératrice a des parfums capiteux. Les nuits qu’ils passeront ensemble seront les plus beaux moments de leur existence. Il y a des furtivités intenses qui s’inscrivent dans l’éternité et donnent un sens à toute votre vie, comme lorsque la femme aimée entre dans votre bureau de travail l’espace d’un bref instant et dépose près de vous un verre de jus d’orange pressé en vous lançant un regard de braise. Mamoun Lahbabi raconte la vie d’êtres humains qui rompent avec « ce monde aux mœurs rigides, moraliste, immobile, rétif au moindre déplacement ». Ses univers ne sont pas codifiés, calculateurs, soucieux de préserver les apparences hypocrites du puritanisme d’une vie fade. Tout en décrivant les pratiques quotidiennes que l’on peut observer à Casa, le roman construit un monde où l’amour absolu a ses lettres de noblesse. Les flammes ardentes du désir consument voluptueusement le corps des protagonistes, nomades sans attache qui renaissent lors de ce périple amoureux. Toute l’œuvre de Mamoun Lahbabi oscille entre le témoignage littéraire rendant compte des pratiques d’une époque donnée et la construction d’univers fictifs où les utopies amoureuses se concrétisent dans des lieux de sublimation.  S’inscrivant dans le fil conducteur d’un travail littéraire profond rendant aux personnages féminins toute la grandeur qui leur ai dû et qu’une société patriarcale emprisonne dans de bien tristes transcendances, la force du dernier roman de Mamoun Lahbabi est de raconter une histoire d’amour entre deux personnages antithétiques mais qui parviennent – pour combien de temps ? – à fusionner dans une passion intense.


*Enseignant chercheur / EGE Rabat
 (Cercle de littérature contemporaine) 
 

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